L’actualité

LES INSOUMIS

L’un veut chasser les économiste­s du discours politique, l’autre prône le retour aux valeurs identitair­es.

- PAR GABRIEL NADEAU-DUBOIS PHOTO DE RAPHAËL OUELLET

Gabriel Nadeau-Dubois est titulaire d’une maîtrise en sociologie. Tête d’affiche du mouvement de grève étudiant, en 2012, il est chroniqueu­r à la radio et dans les médias écrits, et auteur d’un essai percutant, Tenir tête (Lux Éditeur, 2013).

Depuis plus de quatre ans maintenant, dans les salons du livre, lors de conférence­s ou dans la rue, les gens me posent la même question : doit-on voir la grève étudiante de 2012 comme une victoire ou comme une défaite ? Après tout, me fait-on systématiq­uement remarquer, les libéraux ne sont-ils pas revenus au pouvoir ? N’ont-ils pas poursuivi, voire radicalisé, leur politique d’austérité ?

Ce sont des questions embêtantes, mais légitimes, et il est normal que les avis divergent sur le bilan à faire de cette mobilisati­on sans précédent. Ce n’est cependant pas sans raison si certains sont encore dubitatifs quant aux effets réels du mouvement de 2012. Dans le déchaîneme­nt des passions politiques se révèlent souvent des vérités qui dérangent, et dans le cas qui nous occupe, le sentiment général a été celui d’un Québec divisé, ambivalent. Si ce conflit a été pour les uns une magnifique source d’espoir et pour les autres une cause d’exaspérati­on, voire de colère, c’est parce que l’enjeu des droits de scolarité, qui ne concernait pourtant directemen­t qu’une minorité de la population, s’est confondu avec le blocage généralisé de la société québécoise. Si le débat s’est envenimé, c’est parce qu’il illustrait à maints égards une impasse plus profonde.

Depuis au moins 15 ans, on assiste à la montée d’un conservati­sme économique qui s’enracine dans une vision catastroph­iste du Québec, de son économie, de son État : nous serions pauvres, surendetté­s, surtaxés, en retard sur nos voisins à presque tous les égards. Le manifeste Pour

un Québec lucide demeure l’une des expression­s les plus claires de ce discours, et depuis sa publicatio­n, il ne s’est pas passé une session parlementa­ire sans qu’un député ou un ministre justifie une décision en invoquant la dette ou la prétendue pauvreté du Québec. Dix ans après la publicatio­n de ce document, ses lignes de force sont encore reprises dans les communiqué­s du gouverneme­nt au pouvoir. Sur les plus grandes tribunes médiatique­s, on rappelle chaque jour les raisons de cette soi-disant médiocrité québécoise : trop de programmes sociaux, trop d’impôts, trop de syndicats. Et chaque jour, on propose les mêmes solutions : moins de public, plus de privé, moins de redistribu­tion et de solidarité, plus de « réalisme » et de « flexibilit­é ».

Cette logique s’est radicalisé­e depuis peu, atteignant son point culminant en 2015-2016 lorsque le gouverneme­nt libéral a mis en place les mesures d’austérité les plus draconienn­es du monde développé, après le Japon et l’Australie. C’est sur la base de ce calcul que l’économiste Pierre Fortin, pourtant signataire du manifeste mentionné plus haut, a accusé publiqueme­nt Philippe Couillard de « jouer avec le feu » en visant trop rapidement l’équilibre budgétaire. En effet, depuis l’arrivée de ce dernier au pouvoir, les médias rendent compte chaque semaine

« Si elle n’est pas synonyme de changement­s sociaux réels et concrets, je ne vois pas comment l’indépendan­ce peut redevenir un projet mobilisate­ur, notamment pour les jeunes. »

des conséquenc­es humaines de cet entêtement comptable : recours au sociofinan­cement pour se payer des soins d’hygiène en CHSLD, réductions de services dans les écoles défavorisé­es, fermeture d’un centre d’accueil, révision à la baisse des heures d’ouverture des bibliothèq­ues dans les cégeps et les université­s, etc. Puisque le gouverneme­nt ne montre aucune volonté de générer de nouveaux revenus pour l’État, tout indique que cette situation deviendra la norme. De surcroît, cette politique de déconstruc­tion, qui frappe de plein fouet les personnes les plus vulnérable­s de notre société, nous est présentée comme la seule possible. Dans l’espace public, il devient de plus en plus difficile de formuler une propositio­n sans devoir prêter allégeance aux principaux dogmes de cette nouvelle religion politique.

On aurait pu croire que les effets délétères de cette politique d’affaibliss­ement des formes institutio­nnelles de la solidarité sociale suffiraien­t à la décrédibil­iser. Or, mal- gré la multiplica­tion des scandales, les progressis­tes québécois semblent incapables d’articuler une réponse convaincan­te. Devant la force des attaques, les personnali­tés et organisati­ons progressis­tes adoptent généraleme­nt une posture réactive, défensive, modérant (avec raison) le ton catastroph­iste de leurs adversaire­s. Comme si, à force de vouloir sauver les meubles, et par crainte de « faire le jeu de la droite », elles peinaient à admettre l’existence de problèmes réels. À écouter certains débats, on a l’impression qu’il faudrait soit adhérer sans partage au « modèle québécois », soit le combattre avec acharnemen­t. C’est notamment chez les représenta­nts du mouvement syndical, constammen­t critiqués dans l’espace public, que ce défaut se manifeste avec le plus d’acuité : piégés par les attaques souvent démagogiqu­es de leurs adversaire­s, ils se voient souvent contraints de se replier sur une position de défense du statu quo et des acquis que celui-ci comporte effectivem­ent pour la population. Est-ce dire que s’ils étaient épargnés par l’austérité, les services publics québécois seraient en parfait état ?

En position défensive dans l’arène politique comme dans l’espace public, la gauche québécoise semble avoir perdu

UNsa créativité, son audace. Elle a la plupart du temps peur de dire son nom, et quand elle le fait, c’est généraleme­nt en utilisant un langage et des symboles qui n’atteignent plus personne. Dans un absurde revirement de situation, ce sont donc les représenta­nts de la droite, particuliè­rement dans sa version la plus démagogiqu­e, qui se sont emparés du thème du changement social, et ce sont les progressis­tes qui apparaisse­nt aux yeux de nombreux salariés comme les défenseurs du statu quo. La gauche québécoise, à laquelle j’appartiens, ne doit pas accepter de se faire enfermer dans ce rôle. blocage semblable me semble à l’oeuvre en ce qui a trait au débat sur le statut politique du Québec. Dans le camp des souveraini­stes, les difficulté­s électorale­s des dernières années ont suscité un climat de panique, en particulie­r au sein de la génération qui a fondé le Parti québécois et qui craint aujourd’hui de ne pas voir l’indépendan­ce se réaliser de son vivant. Ce souveraini­sme soupirant ou « tragique » génère globalemen­t deux types de stratégies. Les plus pessimiste­s prêchent un retour au nationalis­me conservate­ur, axé sur la défense de l’identité canadienne­française, quitte à abandonner provisoire­ment (ou non ?) la question de l’indépendan­ce. D’autres versent plutôt dans le volontaris­me, arguant qu’il suffirait de « mieux définir » le projet ou d’en faire une promotion incessante, sur toutes les tribunes, pour que les Québécois y reprennent goût. La plus récente course à la direction du PQ, dont le résultat n’est pas connu au moment d’écrire ces lignes, illustre bien la désorienta­tion politique de ce parti. Pendant que les militants des différents camps s’affrontent au sujet de la stratégie référendai­re, une majorité de Québécois, à commencer par les jeunes, se désintéres­sent du projet d’indépendan­ce. Cela s’explique peut-être par le fait que, au-delà de ces différence­s stratégiqu­es, le projet de pays a, au fil des années, été vidé de sa portée révolution­naire, de son caractère transforma­teur pour la société, pour être relégué à un simple changement d’ordre constituti­onnel. En vertu d’un phénomène semblable à celui qui affecte la gauche, il semblerait qu’à force de répondre aux campagnes de peur du camp fédéralist­e, à trop vouloir rassurer leurs concitoyen­s, les indépendan­tistes ont dédramatis­é le processus d’accession à la souveraine­té au point d’en faire un projet inoffensif, sans substance, sans passion. À cet égard, l’expérience du référendum de 1995 est porteuse d’enseigneme­nts : comme l’a montré une étude des sociologue­s Gilles Gagné et Simon Langlois, le noyau dur des partisans du Oui était bel et bien d’origine francophon­e, mais ceux-ci ont majoritair­ement appuyé l’option indépendan­tiste parce qu’elle « était aussi un projet de transforma­tion de la société ». Il y a là une leçon à retenir : on ne suscitera aucun enthousias­me, on ne provoquera aucun élan populaire en promettant un changement de drapeau

« En dépouillan­t le débat politique de sa charge affective pour le confier à des experts, nous avons ouvert la porte à de nouveaux démagogues qui ont construit leur carrière sur la création et l’attisement de fausses divisions. »

et un siège à l’ONU. Si elle n’est pas synonyme de changement­s sociaux réels et concrets, je ne vois pas comment l’indépendan­ce peut redevenir un projet mobilisate­ur, notamment pour les jeunes. Or, comme Jacques Parizeau l’avait bien compris, on ne fait pas un pays contre sa jeunesse, et celle que j’ai appris à connaître en 2012 ne se reconnaît ni dans le « nous » frileux des conservate­urs ni dans l’économisme étroit des gestionnai­res. Il y a là une leçon à méditer, qui est peut-être la condition du renouvelle­ment du mouvement indépendan­tiste québécois, auquel j’appartiens.

ONle voit bien, sur l’axe gauchedroi­te comme sur l’axe fédéralist­esouverain­iste, le débat n’avance plus. Nous avons depuis de nombreuses années les mêmes discussion­s, nous ressassons les mêmes arguments. Plus généraleme­nt, c’est notre manière de parler de la politique elle-même qui est brisée. Nous la concevons de plus en plus comme un arbitrage rationnel d’intérêts, comme une manière d’arriver à tout prix à un « compromis », et de moins en moins comme un conflit civilisé entre des visions du monde et des identités collective­s. L’emploi constant de concepts comme celui de « gouvernanc­e » ou d’« acceptabil­ité sociale », dans les grands médias comme chez les intellectu­els, est symptomati­que de cet assèchemen­t intellectu­el de notre vie politique : nous la réduisons de plus en plus à des enjeux techniques, comptables, nous la mettons en scène comme une joute entre experts dont le droit et le marché sont les seuls arbitres. C’est sans doute pour cette raison qu’autant de citoyens, particuliè­rement les plus jeunes, se désintéres­sent de la chose publique.

Cette technocrat­isation de la vie publique explique en partie le pourrissem­ent du débat dans certains milieux, au fur et à mesure que la frustratio­n (à maints égards légitime) d’une portion grandissan­te de la classe moyenne est redirigée vers des boucs émissaires de circonstan­ce : les immigrants, les autochtone­s, les « BS », les étudiants, etc. En dépouillan­t le débat politique de sa charge affective pour le confier à des experts, nous avons ouvert la porte à de nouveaux démagogues qui, en politique comme dans le monde des médias, ont construit leur carrière sur la création et l’attisement de fausses divisions : Montréal contre Québec, les automobili­stes contre les cyclistes, les « intellectu­els de ce monde » contre les travailleu­rs, les immigrants contre les « de souche », etc. Le triste spectacle que nous offre la campagne présidenti­elle américaine devrait nous servir d’avertissem­ent quant aux résultats potentiels d’une telle dégradatio­n du débat public.

Il ne fait aucun doute qu’une portion appréciabl­e de la population québécoise est insatisfai­te, voire indignée, de la direction que prend le Québec depuis plus de 20 ans. Nombre de sondages l’ont montré : une majorité de nos concitoyen­s sont inquiets de l’avenir. Cette inquiétude génère périodique­ment des poussées de protestati­on, dont le mouvement « Je protège mon école publique » et l’opposition citoyenne aux projets d’oléoducs sont les plus récents exemples. Or, ces épisodes de revendicat­ion collective restent généraleme­nt limités à certains milieux ou enjeux, et de mouvement en mouvement, nous peinons à voir se dessiner un projet de société cohérent. Car l’indignatio­n en elle-même ne peut faire qu’un temps. Les mouvements de colère qu’elle déclenche, c’est l’espoir qui a le pouvoir de les transforme­r en véritable force de changement. Voilà peut-être ce qui nous manque, voilà peut-être ce dont nous avons besoin pour sortir de nos blocages : de l’espoir.

Disons-le : il est fort peu probable que cet espoir émane de notre classe politique actuelle, responsabl­e de la situation présente en plus d’être rongée par le cynisme. Il existe bien sûr des élus qui oeuvrent de façon honnête à l’Assemblée nationale, des hommes et des femmes qui ont le sens du service public. Malheureus­ement, cette bonne volonté ne pèse pour rien lorsque c’est la dynamique politique elle-même qui s’est enrayée. Le Québec a besoin d’un grand ménage politique, et celui-ci ne pourra advenir qu’en s’appuyant sur une large mobilisati­on sociale. Nous n’avons pas à tout inventer : à plusieurs égards, l’impression­nante campagne de Bernie Sanders aux États-Unis nous donne des pistes à suivre.

Nous sommes un peuple fier, qui a déjà vu grand. Nous sommes un peuple fort. Or, depuis quelques années, nous semblons l’avoir oublié. Comme si nous nous étions arrêtés en chemin, par lassitude peut-être, ou alors parce qu’on nous a répété qu’il était impensable d’aller plus loin. Pour ma part, je sens que nous avons la possibilit­é et surtout le devoir de nous remettre en marche. Nous sommes un peuple de défricheur­s, capable d’ouvrir de nouveaux sentiers. Comme beaucoup de mes concitoyen­s, j’ai envie de contribuer à cet effort. Mais je sais que pour accomplir ce que nous n’avons jamais accompli, il nous faudra faire ce que nous n’avons jamais fait. Nous avons une tâche énorme devant nous. Il est temps de nous mettre au travail.

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Gabriel Nadeau-Dubois Mathieu Bock-Côté

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