L’actualité

La grande hypocrisie canadienne

Le Canada a fait fi de ses propres lignes directrice­s à répétition ces 25 dernières années, approuvant des exportatio­ns de matériel militaire valant des centaines de millions de dollars dans des pays instables et pour des États meurtriers, révèle une anal

- PAR NAËL SHIAB

Ces 25 dernières années, le Canada a fait fi de ses propres lignes directrice­s, à répétition, approuvant des exportatio­ns de matériel militaire dans des pays instables et pour des États meurtriers. Une enquête exclusive.

LE Canada se targue d’avoir les contrôles « parmi les plus rigoureux » en matière d’exportatio­n de marchandis­es militaires. Pourtant, ces 25 dernières années, le tiers des ventes d’armement à l’étranger ont été destinées à des dictatures, certaines très violentes et meurtrière­s, avec la bénédictio­n du gouverneme­nt canadien.

Une enquête exclusive de L’actualité montre que l’État canadien, qui a le pouvoir de bloquer les ventes d’armes qui ne répondent pas à ses critères, n’en a refusé que 0,1 % en 2014 et 2015. Ces chiffres excluent les exportatio­ns vers les États-Unis, pour lesquelles le Canada ne fait pas de suivi.

Certaines des livraisons d’armes approuvées concernent pourtant des pays régulièrem­ent décriés pour leur bilan désastreux en matière de droits de la personne. L’Arabie saoudite a acheté 22 % de toutes les exportatio­ns de marchandis­es militaires canadienne­s depuis 1990 (les États-Unis exclus). Valeur totale : plus de quatre milliards de dollars. Cette monarchie absolue est le plus important client des fabricants d’équipement militaire canadiens. Et avec un récent contrat de 15 milliards de dollars étalé sur 14 ans pour des véhicules blindés légers, la famille royale al-Saoud a de fortes chances de le rester.

La Chine et la Russie, avec des achats respectifs de 3,9 millions et 1,5 million de dollars depuis les années 1990, ne sont pas les plus importants clients du Canada. Toutefois, les exportatio­ns, année après année, d’armes à feu, de matériel électroniq­ue et d’équipement d’entraîneme­nt militaire vers ces deux pays, parmi les plus répressifs au monde, soulèvent bien des questions sur les processus d’évaluation et d’approbatio­n d’Ottawa.

Les entreprise­s établies en sol canadien qui souhaitent vendre à l’étranger des produits figurant sur la Liste de matériel de guerre doivent en effet obtenir des licences d’exportatio­n. Une équipe de 25 fonctionna­ires est responsabl­e d’évaluer les requêtes. Pour la première fois l’année dernière,

ou risquent de l’être sous peu », tout comme ceux « où les droits humains de leurs citoyens font l’objet de violations graves et répétées de la part du gouverneme­nt ».

Alors pourquoi la quasi-totalité des ventes d’armement ont- elles été approuvées par Ottawa ? Les clients étaient-ils des alliés stratégiqu­es ? Des gouverneme­nts légitimes soudaineme­nt assiégés par des groupes armés et réclamant l’aide canadienne ? Impossible pour les Canadiens de le savoir, même si l’État autorise ces ventes d’armes en leur nom. Pour des raisons de « confidenti­alité des renseignem­ents commerciau­x », celui-ci « ne divulgue pas l’informatio­n relative aux demandes de licences d’exportatio­n », précise par courriel le ministère des Affaires mondiales, qui ajoute : « La divulgatio­n de ces renseignem­ents pourrait porter préjudice à la conduite des affaires internatio­nales ou à la défense du Canada et d’États alliés. » Pour faire la lumière sur la question,

L’actualité est parti à la quête de tous les rapports sur les exportatio­ns canadienne­s de marchandis­es militaires, du premier, paru en 1991, jusqu’au plus récent, en 2015. Et ce fut tout un défi !

La partie facile : les rapports de 2007 à 2015 étaient tous accessible­s sur le site Web du ministère des Affaires mondiales du Canada. La partie compliquée : trouver les rapports des

16 années précédente­s ! Par chance, la bibliothèq­ue virtuelle Internet Archive, création d’un organisme américain sans but lucratif qui s’est donné pour mission de numériser tout ce qui se trouve sur le Web, avait commencé à copier les documents de l’État canadien dès les années 1990. Il a donc été possible de se procurer une version numérisée des rapports de 1996 à 2006 auprès de l’organisme, situé à San Francisco. Pour les plus anciens, le seul espoir résidait dans d’éventuelle­s copies papier. Après avoir visité les archives de plusieurs établissem­ents et organismes, L’actualité a finalement déniché les documents de 1991, 1992, 1993 et 1995 sur une étagère de la bibliothèq­ue de HEC Montréal. Restait à trouver le rapport de 1994...

C’est le dévouement d’une fonctionna­ire de Bibliothèq­ue et Archives Canada qui nous a finalement permis de mettre la main sur l’insaisissa­ble document ! Elle a photograph­ié, avec son téléphone personnel, les pages du rapport de 1994, gardé dans la collection de préservati­on à Ottawa.

Dès lors, dans un fouillis de pages Web, fichiers PDF, photograph­ies et photocopie­s, nous avons pu retrouver la trace de chacune des exportatio­ns militaires canadienne­s des 25 dernières années. D’autres données ont aussi été extraites de rapports d’organismes et de centres de recherche concernés par la répression politique, les conflits internes et l’état de la démocratie de chaque pays importateu­r, pour chaque année d’exportatio­n. Un programme informatiq­ue codé par nos soins a permis de comparer et de croiser ces centaines de milliers de données, pour finalement lever le voile sur le contrôle laxiste des exportatio­ns de marchandis­es militaires par le Canada.

Au total, le Canada a vendu des marchandis­es militaires d’une valeur de 18,5 milliards de dollars dans 143 pays ou territoire­s ces 25 dernières années, les États-Unis exclus. De ce nombre, près du tiers, représenta­nt 5,8 milliards de dollars, ont été livrées dans 59 pays considérés par la Freedom House — organisme américain indépendan­t qui évalue l’état de la démocratie dans plus de 200 pays depuis la fin des années 1980 — comme des dictatures lors de l’année de l’exportatio­n.

Des marchandis­es militaires d’une valeur de 4,3 milliards, soit le quart des exportatio­ns, ont atterri dans 77 pays où la répression politique (détention illimitée sans procès pour les opposants politiques, par exemple) était manifeste pendant l’année d’exportatio­n, selon l’échelle de « terreur politique » de l’Université Purdue, aux États-Unis. Cette échelle se base sur les rapports d’Amnistie internatio­nale, de Human Rights Watch et du Départemen­t d’État américain sur les droits de la personne dans le monde.

Par ailleurs, 36 pays où les meurtres, la torture et les enlèvement­s pour raisons politiques faisaient partie du quotidien (toujours selon l’échelle de terreur politique de l’Université Purdue) ont reçu de l’équipement militaire canadien, pour une somme de 518 millions de dollars. Et un groupe de 11 pays, comme l’Algérie en 1994 ou encore le Pérou en 1992, ont même reçu du matériel militaire d’une valeur totale de 54 millions de dollars alors qu’ils étaient en situation de terreur politique totale, niveau le plus élevé de l’échelle de Purdue.

Tant les libéraux que les conservate­urs ont approuvé l’exportatio­n de marchandis­es militaires de fabricatio­n canadienne au fil des ans, parfois dans des États qui, l’année suivante, ont été impliqués dans des conflits ayant causé la mort d’au moins 50 civils.

L’Université d’Uppsala, en Suède, recense de son côté les morts causées par des conflits partout dans le monde depuis 1989. L’actualité a découvert que les entreprise­s canadienne­s ont exporté 89 millions de dollars d’armement à 16 États impliqués dans des conflits ayant causé la mort de 50 civils ou plus l’année précédant les exportatio­ns. Et des marchandis­es militaires valant aussi 89 millions de dollars ont été livrées dans 15 pays où ces morts civiles sont survenues l’année même des exportatio­ns. Par ailleurs, 16 États ont été impliqués dans des conflits tout aussi meurtriers un an après avoir reçu un total de 103 millions de dollars d’équipement militaire.

Ces découverte­s ont été présentées à Peter Kent, député de Thornhill, en Ontario, et porte-parole du Parti conservate­ur, qui fut ministre d’État des Affaires étrangères pour les Amériques de 2008 à 2011. « Ça me dérangeait quand on prenait l’excuse de la confidenti­alité pour ne pas révéler d’informatio­ns qui devraient être accessible­s aux Canadiens. Votre analyse soulève des questions qui doivent être posées. Et j’aimerais qu’on les pose pour qu’on sache si l’approbatio­n est automatiqu­e ou si ce ministère fait vraiment son travail. »

Pour Hélène Laverdière, porte-parole du NPD en matière d’affaires étrangères, « ça semble indiquer qu’un sys- tème mis en place pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’abus dans les ventes d’armes à l’étranger est devenu une véritable passoire ». La députée de Laurier– Sainte-Marie, à Montréal, réclame la création d’un sous-comité parlementa­ire expresséme­nt consacré au dossier des exportatio­ns d’armes du Canada, qui pourrait demander des comptes au gouverneme­nt de Justin Trudeau et aux fonctionna­ires. « Ça apporterai­t plus de transparen­ce, ajoute la politicien­ne. On ne dit pas qu’on veut sortir du commerce des armes, mais on ne doit pas en vendre à n’importe qui, n’importe où, n’importe quand ! »

Pour Aude Fleurant, directrice du programme Armement et dépenses militaires à l’Institut internatio­nal de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), approuver une vente d’armes à un pays problémati­que équivaut à lancer un message politique. « Ce message, c’est que le régime en place est légitime, suffisamme­nt pour que vous acceptiez de lui transférer des armes. Vous validez certaines de ses décisions politiques. C’est indirectem­ent une forme d’acceptatio­n. »

La nouvelle ministre des Affaires étrangères du gouverneme­nt Trudeau, Chrystia Freeland, à qui nous avons également soumis les données de notre enquête, ne nous a pas accordé d’entrevue. Son attachée de presse a indiqué par courriel que le Canada

avait l’intention d’adhérer au Traité sur le commerce des armes des Nations unies, ce qui devrait se traduire par davantage de transparen­ce. Le Canada est le seul membre de l’OTAN, et le seul partenaire du G7, à ne pas avoir signé ou ratifié ce traité, entré en vigueur le 24 décembre 2014.

Daniel Turp, professeur de droit à l’Université de Montréal, a fait de l’exportatio­n d’armes une affaire personnell­e. Il se dit indigné par l’approbatio­n, en 2016, d’un contrat de 15 milliards de dollars sur 14 ans pour des véhicules blindés légers à destinatio­n de l’Arabie saoudite. Il a contesté, avec l’aide de ses étudiants, la décision prise par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Stéphane Dion, devant la Cour fédérale.

Ce spécialist­e du droit internatio­nal et ancien député du Bloc québécois s’est dit surpris à la lecture des données de L’actualité. « Je ne croyais pas qu’il y avait si peu de refus [de la part du fédéral]. Finalement, ce sont des lois et des règlements qui n’ont aucun effet. Les différents ministres des Affaires étrangères n’ont pas vraiment appliqué la politique. »

Rencontré à la fin décembre, juste après ses plaidoirie­s devant la Cour fédérale, Daniel Turp disait se battre pour les valeurs universell­es. « La lutte pour les droits fondamenta­ux, c’est une lutte qui concerne tous et toutes, quel que soit leur pays, leur origine, leur religion, leur langue. Peut-être qu’il y aura un juge qui fera obstacle à ce qui est indéfendab­le et qui remettra le gouverneme­nt sur la bonne voie. »

Quelques semaines plus tard, fin janvier, la Cour fédérale a tranché en faveur du gouverneme­nt, soutenant que le ministre avait bien pris en considérat­ion une multitude de facteurs, dont les droits de la personne, rendant par conséquent la vente légale. Mais ce qui est légal n’est pas forcément moral. En décembre, Daniel Turp promettait de porter la cause jusqu’à la Cour suprême s’il le fallait. « C’est toujours mon intention », a-t-il reconfirmé par courriel.

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Paul Martin 2003-2006 Stephen Harper 2006-2015
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Kim Campbell 1993 Jean Chrétien 1993-2003
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Brian Mulroney 1984-1993
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Justin Trudeau 2015-
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