L’extrême droite sort de l’ombre
Les idéologies radicales s’affichent désormais au grand jour au Canada, constate Barbara Perry, une des rares chercheuses qui ait étudié le phénomène. Incursion au coeur de cette nébuleuse.
Les idéologies raciales s’affichent désormais au grand jour au Canada, constate une des rares chercheuses qui a étudié le phénomène. Incursion au coeur de cette nébuleuse.
Sous le vitriol raciste qu’on lit sur les réseaux sociaux, les tracts antiimmigrants distribués dans certains quartiers, derrière les graffitis antisémites et les banderoles islamophobes, une menace gronde. Il existe au pays une nébuleuse méconnue, peu étudiée, mal surveillée, fragmentée et mouvante, qui n’a pourtant rien d’inoffensif, et qui se gêne de moins en moins pour s’afficher au grand jour.
La sociologue Barbara Perry est l’une des rares chercheuses qui gardent ce phénomène à l’oeil. Professeure à l’Institut universitaire de technologie de l’Ontario, elle mène l’un des seuls programmes de recherche sur la violence d’extrême droite au Canada. Ces dernières années, elle a interviewé des sympathisants, scruté leurs activités sur le Web, répertorié les dizaines d’attaques violentes qu’ils ont perpétrées au pays.
Selon ses estimations, au moins une centaine de groupes suprémacistes ou néonazis sont actifs au Canada, dont 20 à 25 au Québec, une vingtaine en Ontario, une quinzaine en Alberta et autant en Colombie-Britannique. C’est sans compter la multitude d’acteurs solitaires qui s’abreuvent à cette idéologie par l’intermédiaire d’Internet et des réseaux sociaux, sans être affiliés à un groupe.
Dans un rapport exhaustif publié en 2015 et financé par le ministère canadien de la Sécurité publique, intitulé Right Wing Extremism in Canada : An Environmental
Scan, la spécialiste dénonçait l’apathie des autorités à l’égard de ce péril. « L’extrémisme de droite au Canada mérite qu’on s’y intéresse de plus près, écrivait-elle. Nos informations nous portent à croire que le mouvement est actif et qu’il est impliqué dans des actes violents et ciblés. La menace n’est pas négligeable. Elle est pourtant balayée du revers de la main, au mépris des données disponibles. » Barbara Perry espère que l’attentat de Québec sonnera l’heure du réveil. Entretien.
Comment définissez-vous l’extrémisme de droite ?
C’est un terme générique qui décrit toute une gamme de perspectives ultraconservatrices, réactionnaires, suprémacistes sur l’identité. Plus particulièrement, ce sont des gens hostiles à la diversité culturelle, à l’immigration, à la mondialisation et aux signes de progrès culturel, qu’ils interprètent plutôt comme des signes de déclin, tels le féminisme et les droits LGBT. Ils sont prêts à adopter une position à la fois offensive et défensive pour préserver leur héritage et leur patrie.
Ce mouvement est-il en croissance ?
On constate un débordement d’activité depuis environ huit mois. Nos observations en ligne et hors ligne nous permettent d’affirmer que ces groupes sont plus visibles et actifs, ce qui ne signifie pas nécessairement que leurs rangs grossissent, mais qu’ils sont plus assurés de leur bon droit, de leur légitimité. Ils sentent qu’ils peuvent sortir de l’ombre et épouser les convictions qui, à leurs yeux, ont été si longtemps réprimées.
À quoi attribuez-vous cette recrudescence ? Est-ce l’effet Donald Trump ?
Plusieurs conditions sont réunies. C’est ce qu’on pourrait appeler une tempête parfaite. Les membres de l’extrême droite canadienne entretiennent des liens étroits avec certains groupes en Europe. Là-bas, ça fait presque une décennie que des partis politiques officiels adoptent le même genre de rhétorique que Donald Trump, parfois en des termes encore plus corrosifs. Alors les extrémistes canadiens avaient en quelque sorte été préparés par leurs pairs européens. Et voilà que l’arrivée de Trump, plus près d’eux, leur donne une autre décharge, une nouvelle poussée.
Il y a l’effet Trump, mais il y a sans doute aussi un effet de ressac contre le premier ministre Justin Trudeau, sa politique d’accueil des réfugiés syriens et ses positions plus à gauche.
Quels types de violences ces groupes commettent-ils ?
Ce sont en général des attaques sporadiques, spontanées et opportunistes, souvent alimentées par l’alcool, et à petite échelle. Après avoir bu plusieurs bières, une petite bande peut décider de s’en prendre à des gens choisis au hasard, en fonction de leur appartenance ethnique ou religieuse ou de leur identité sexuelle. Deux gars soûls s’en vont au dépanneur et se mettent spontanément à brutaliser le commerçant d’origine pakistanaise, par exemple.
Ainsi, cette violence ne ressemble pas beaucoup à ce qu’on trouve aux États-Unis ou en Europe, où les attaques de l’extrême droite peuvent être hautement méthodiques et planifiées avec soin.
Mais ça ne veut pas dire que la menace au Canada est inexistante. Des actes beaucoup plus ciblés et délibérés ont aussi été commis au pays, dont des attentats à la
bombe incendiaire et des incendies criminels dans des mosquées, des synagogues ou d’autres lieux identifiables. Il y a aussi eu des homicides et, à présent, une tuerie.
Dans nos recherches, nous n’avons même pas répertorié les attaques de plus faible intensité, comme le harcèlement verbal, qui ne sont consignées nulle part. Ces actes sont néanmoins préoccupants et dignes d’attention, parce qu’ils peuvent être révélateurs d’une tendance plus lourde ou être précurseurs de violences plus graves. En 2015, dans son rapport annuel, le Service canadien du renseignement de sécurité estimait que les milieux extrémistes de droite « constituent principalement une menace pour l’ordre public plutôt que pour la sécurité nationale ». Les forces de l’ordre ont-elles sous-estimé le risque ? Jusqu’à maintenant, oui. On verra si les événements du 29 janvier changeront les choses. Mais quand on parlait aux forces de l’ordre ou aux agences de renseignement, que ce soit au niveau local, provincial ou fédéral, on voyait que le problème n’était tout simplement pas sur leur radar. La plupart du temps, elles niaient l’existence de ces groupes ou banalisaient la menace qu’ils représentaient, malgré des preuves du contraire. Pourtant, nous avons répertorié 120 actes de violence perpétrés par l’extrême droite au pays au cours des 30 dernières années. Pendant la même période, nous avons compté seulement 7 actes issus de l’extrémisme islamiste.
Jusqu’ici, au Canada, l’extrême droite et le suprémacisme blanc ont généré beaucoup plus d’actes de violence que l’islamisme radical. Il faut surveiller ces activités plus étroitement et employer des ressources pour combattre toutes les formes d’extrémisme.
Peut-on vraiment parler d’un mouvement organisé ?
C’est leur donner trop de crédit que de les qualifier de « groupes » d’extrême droite. C’est un mouvement foncièrement inorganisé, constitué de petites cellules vaguement liées entre elles. À certaines exceptions près, la durée de vie de ces groupes dépasse rarement quelques mois, et ils sont minés par des luttes de pouvoir intestines. Les gars essaient de prouver leur masculinité, de montrer qui pisse le plus loin, de s’imposer comme chef. Alors il y a beaucoup de schismes, de ruptures, de scissions qui donnent naissance à de nouvelles factions, des membres qui passent de l’une à l’autre toute leur vie.
Mais dans un sens, c’est ce qui rend ces groupes encore plus dangereux, puisqu’ils sont difficiles à suivre et imprévisibles. Il y a tellement de colère et de haine chez eux, une haine effrénée, tous azimuts, qui peut se déchaîner à tout moment.
Comment le phénomène se déploie-t-il sur Internet ?
Les sites Internet et les réseaux sociaux sont des lieux d’échange et de recrutement fertiles pour les extrémistes de droite. Dans une communauté virtuelle, les sympathisants voient leurs opinions renforcées et reprises par
La rhétorique de la haine fournit une explication toute trouvée aux jeunes hommes blancs en difficulté qui cherchent un coupable pour leurs insuccès. Ce sont souvent des jeunes en quête d’identité, d’appartenance et d’explications pour leurs problèmes.
Qu’est-ce qui motive les membres à se joindre à ces groupes ?
les autres plutôt que critiquées. Ils peuvent exprimer librement des points de vue racistes et sexistes qui seraient considérés comme inacceptables dans d’autres contextes.
C’est aussi un moyen d’entrer en contact avec des sympathisants aux États-Unis ou de l’autre côté de l’Atlantique. Ces interactions renforcent leur impression d’appartenir à quelque chose de plus grand qu’eux, de plus important que leurs petits groupes du Canada. Cette identité collective à l’échelle mondiale a quelque chose de déconcertant. Elle leur donne un plus fort sentiment de leur propre importance. La rhétorique de la haine fournit une explication toute trouvée aux jeunes hommes blancs en difficulté qui cherchent un coupable pour leurs insuccès. Mais l’allégeance inébranlable aux croyances de l’extrême droite n’est pas la norme dans le mouvement au Canada. Les membres sont bien souvent des jeunes en quête d’identité, d’appartenance et d’explications pour leurs problèmes. Ils semblent vouloir essayer différents rôles, et ils auraient tout aussi bien pu se joindre à d’autres types de groupes, comme des gangs de rue, si l’occasion s’était présentée.
Beaucoup sont d’abord attirés par la violence du mouvement. Les gens ne deviennent pas violents en adhérant à ce genre de groupe. Souvent, lorsqu’ils y entrent, ils ont déjà un lourd bagage de violence et ils y voient un exutoire pour leur agressivité.