L’actualité

La double vie de Mike Ward

Improbable chevalier de la liberté d’expression, le prince de l’humour bête et méchant Mike Ward séduit les anglos avec une approche totalement différente. Y a-t-il deux Mike Ward ?

- PAR JULIE BARLOW

Improbable chevalier de la liberté d’expression, le prince de l’humour bête et méchant séduit aussi les anglos.

EN humour, 2016 aura été l’année Mike Ward : une année en montagnes russes, assez semblable au style de l’humoriste, qui passe très vite du caniveau à la stratosphè­re.

D’abord, en février, Mike Ward comparaît au Tribunal des droits de la personne dans un procès sensationn­el qui l’oppose au jeune Jérémy Gabriel, un chanteur atteint du syndrome de Treacher Collins dont il s’est moqué dans un spectacle à l’affiche de 2010 à 2013. En mai, les avocats de RadioCanad­a censurent le sketch de Ward et Guy Nantel au gala des Olivier, numéro qui portait sur la liberté d’expression. Puis, coup de théâtre : Ward remporte l’Olivier du meilleur humoriste de l’année ! En juillet, le Tribunal des droits de la personne le déclare coupable de discrimina­tion : il doit payer 35 000 dollars à Jérémy Gabriel et 7 000 dollars à la mère de celui- ci. En octobre, Ward porte le jugement en appel. Et en novembre, il est le premier Québécois à recevoir le grand prix de l’humoriste de l’année aux Canadian Comedy Awards, à Toronto, qui compte des lauréats aussi célèbres que Mike Myers (vedette des films de la série Austin Powers).

À 43 ans, Mike Ward est l’humoriste québécois à la fois le plus populaire et le plus détesté. Et c’est ce prince de l’humour bête et méchant qui est devenu l’improbable chevalier de la liberté d’expression dans une cause désormais célèbre qui fera jurisprude­nce.

Mike Ward n’indiffère personne. Bien avant que le juge Scott Hughes ait donné raison à Jérémy Gabriel et à sa mère, la polémique avait pris une telle ampleur que des millions de personnes au Québec et ailleurs sont devenues anti ou pro-Ward, sans jamais l’avoir entendu.

« Rire d’un enfant handicapé, jamais ! » s’indigne une amie lorsque je lui mentionne que j’écris un article sur Mike Ward. Les anti-Ward sont nombreux et catégoriqu­es : dans les pages du Devoir, la chroniqueu­se Francine Pelletier le qualifie de « haïssable humoriste ».

C’est donc un peu à reculons et avec une certaine appréhensi­on que, en novembre dernier, je suis allée le voir en spectacle au centre d’art La Chapelle, à Québec. Il s’envolait ensuite vers la Suisse et la Chine.

À ma grande surprise, et presque à mon corps défendant, j’ai ri de bon coeur à ses blagues. Les premières minutes, son

côté immonde m’a saisie. Mais une heure plus tard, quand il a salué le public, j’ai dû me rendre à l’évidence : cette cascade de blagues indigestes m’avait fait rire plusieurs fois à gorge déployée sur un tas de sujets que, en principe, je ne trouve pas drôles. Dans la salle comble, les 200 spectateur­s ont ri en rafale toute la soirée — mais ils ont aussi hué l’humoriste quand il sortait une blague trop prévisible ou ignoble.

Pas facile de dire ce qui est drôle, au juste. Est-ce le contraste entre sa tête de poupon, sa houppe ridicule, son sourire désarmant et sa langue ordurière ? Ou le contraste entre sa capacité de rire de lui-même et son manque évident de scrupules ? Car lorsque Mike Ward ouvre la bouche, tout le monde en prend pour son rhume : les végétarien­s, les féministes militantes, les juifs hassidique­s, les victimes du sida, les homosexuel­s, les orphelins africains. Le propre de l’humour bête et méchant, c’est d’être dur à avaler. Pour les adeptes de ce genre, les huées — aussi spontanées que les rires — sont même un gage de qualité ! « J’aime autant choquer que faire rire », a avoué Mike Ward en entrevue à l’émission Q, sur les ondes de la CBC. Après le spectacle, je suis restée dans le hall pour échanger quelques impression­s avec des spectateur­s qui s’attardaien­t. Outre une légère prépondéra­nce de « chums venus en

gang », c’était un public ordinaire, de 16 à 80 ans, composé presque autant de femmes que d’hommes. Une jeune se demandait si elle ne s’était pas fait avoir en payant 40 dollars pour écouter des « blagues sexistes ». Mais la majorité des femmes, plutôt souriantes, étaient du même avis que ce quinquagén­aire en blouson de cuir : « Qu’est-ce tu veux... Mike est bon mauvais ! » Autrement dit, plus il est bête et méchant, plus on se bidonne.

Diplômé de l’École nationale de l’humour en 1995, Mike Ward s’est illustré très tôt par ses talents d’auteur : il a écrit des sketchs pour Patrick Huard, Peter MacLeod et Jean-Marc Parent, entre autres. Récompensé plusieurs fois pour la qualité de son travail, il se révèle au grand public en 2002 avec son numéro sur sa rupture avec sa blonde, intitulé A va revenir, qui lui vaudra le titre de révélation du festival Juste pour rire cette année-là.

Dès le début, Ward crée un personnage qui fait sa force : celui d’un type « normal », assez naïf, qui mène une vie rangée avec sa blonde, mais qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. En spectacle, les gens se reconnaiss­ent en lui, et ils rient franchemen­t, parfois jaune.

Contrairem­ent à presque tous les spécialist­es de l’humour corrosif ou méchant, Ward se distingue toutefois en faisant très peu de blagues sur le dos des spectateur­s. « Mike pratique plutôt l’autodérisi­on. Il se moque de son physique de “gars pas en santé”, de son peu de talent sportif », explique l’humoriste Luc Boily, qui enseigne à l’École nationale de l’humour depuis 1999.

Impossible de dire si ce personnage reflète le « vrai Mike Ward » ou s’il est fabriqué — Ward a refusé la demande d’entrevue de L’actualité. « L’affaire Jérémy Gabriel est une épreuve très difficile à traverser, affirme son agent, Michel Grenier. Mike a choisi de ne plus parler publiqueme­nt de la cause. » L’humoriste en a pourtant discuté

dans le magazine culturel hebdomadai­re City Weekend : Shanghai lors de sa tournée en Chine en décembre.

Chez ses amis et proches collègues humoristes, personne n’a accepté de parler à L’actualité. (Même François Massicotte, qui a vivement critiqué Ward au sujet de l’affaire Jérémy Gabriel sur sa page Facebook, ne veut plus s’exprimer sur le sujet.) Mais de l’avis de toutes les personnes interviewé­es pour cet article, Mike Ward est tel qu’il se décrit sur son site Web : un bon gars qui fait de l’humour méchant. « Il est agréable de sa personne, et assez humble en fin de compte », dit son avocat, le célèbre Julius Grey.

Experte en humour québécois, Christelle Paré est chercheuse postdoctor­ale au Centre for Comedy Studies Research, de l’Université Brunel, à Londres. Selon elle, la popularité de Ward s’explique d’abord par la qualité de ses blagues. « Je ne suis pas une fan finie, précise-t-elle. Mais Mike Ward est capable de partir du point A, de vous faire passer par le point B, avant d’atterrir à Chibougama­u ! Je ne l’ai pas vu venir et je me dis : wow ! C’est absolument épouvantab­le, et je suis en train de rire quand même. » Ce qui décrit exactement mon expérience à La Chapelle…

D’après Luc Boily, la blague du petit Jérémy, bien que de mauvais goût, reste très bien écrite. « Il y a de la transgress­ion dans toutes les blagues », ditil. Même son de cloche de l’humoriste Eddy King, coup de coeur du festival Juste pour rire 2016. « Avec Mike Ward, les gens vont dire que c’est très cru, très vulgaire. Mais ce qui rend Mike génial, c’est qu’il parvient à être hila- rant avec des trucs totalement opposés à nos valeurs. Ça prend de la finesse, de l’expérience, et même du génie, pour arriver à ce niveau d’humour-là. »

« Je m’en vais en Chine dans quelques jours », disait Mike Ward avec son petit sourire incrédule, presque enfantin, au début de son spectacle au centre d’art La Chapelle. C’est un fait que le parfum de controvers­e qui l’a entouré en 2016 n’a nullement nui à ses affaires, qui marchent à fond de train. En 2015, il avait vendu 140 000 billets pour ses spectacles, totalisant des recettes de cinq millions de dollars. En 2016, il s’est produit à près de 400 reprises, dont une bonne centaine de fois en spectacle, puis dans des numéros à la télé. L’automne dernier, à Télétoon la nuit, le Mike Ward

Show — spectacle de variétés bête et méchant mêlant sketchs, dessins animés, humoristes et comédiens invités — était en ondes quatre soirs par semaine. Et son succès à l’étranger est à l’avenant. Car il mène aussi, depuis 10 ans, une carrière parallèle en anglais qui l’a mené aux quatre coins de la planète : New York, Berlin, Londres, Dubaï, Barcelone, Dublin, Amsterdam, Los Angeles.

Cette carrière parallèle est arrivée un peu sur le tard. Issu d’une mère francophon­e et d’un père anglophone aux lointaines origines irlandaise­s, Michael John Ward est originaire de Lorettevil­le et a grandi à Québec. Il a fréquenté l’école primaire et secondaire anglophone, tout en vivant dans un milieu totalement francophon­e. Il est donc non seulement bilingue, mais parfaiteme­nt biculturel : il maîtrise les codes des deux cultures, ce qui est plutôt rare. Il est capable de raconter le même type de blagues — sinon les mêmes — dans les deux langues, sans anicroche et avec la même cadence. À ses débuts, il faisait des numéros aussi bien en anglais qu’en français. Mais de 1997 à 2008, il travaille uniquement en français. Ce n’est qu’à partir de 2008 qu’il commence à jouer à l’extérieur du Québec.

« Pour faire de l’humour dans les deux langues, il faut que les saillies soient le plus universell­es possible », note Eddy King, qui, malgré son nom, est francophon­e — il a appris l’anglais à Paris en regardant le comédien Will Smith à la télévision. « Les différence­s se situent sur le plan des références culturelle­s. » Et quoi de plus universel que les blagues de pénis ?

Christelle Paré estime que le succès internatio­nal de Ward tient en partie au fait que les anglophone­s sont plus friands d’humour corsé que les francophon­es. « En anglais, l’humour est organisé autour des comedy clubs [cabarets], où plusieurs humoristes enchaînent les sketchs de 20 minutes devant un public qui boit de l’alcool, dans une ambiance permissive, explique-t-elle. Ce n’est pas le public de la salle Wilfrid-Pelletier. » Au Québec, comme en France d’ailleurs, sous l’influence des Yvon Deschamps et Raymond Devos, le modèle d’humour s’est plutôt bâti autour des spectacles d’un seul humoriste en salle.

Mike Ward est très connu dans l’univers anglophone un peu partout dans le monde. Depuis 2015, il est l’animateur attitré du Nasty Show de Juste pour rire, où défilent les humoristes qui présentent les numéros les plus corrosifs — franchemen­t « pas montrables » ailleurs dans le festival. « Le Nasty Show, qui existe depuis plusieurs années, n’a pas de pendant francophon­e », dit Christelle Paré.

Qu’on aime le genre ou non, le fait est là : la poursuite intentée par l’entourage de Jérémy Gabriel a élevé le prince de l’humour bête et méchant au rang de symbole dans une cause qui sera entendue en appel cet hiver et qui a bien des chances de se rendre jusqu’en Cour suprême.

« Nous défendons le principe de la liberté d’expression, qui est particu-

Ward mène depuis 10 ans une carrière parallèle en anglais qui l’a mené aux quatre coins de la planète : New York, Berlin, Londres, Dubaï, Barcelone, Dublin, Amsterdam, Los Angeles.

lièrement important dans l’expression politique et artistique, explique son avocat, Julius Grey. Si vous voulez être drôle, vous devez être mordant. »

« On ne devrait pas se moquer d’un enfant handicapé », admettait Mike Ward au magazine Maclean’s quelques mois avant le jugement du Tribunal des droits de la personne du Québec. « Mais on devrait avoir le droit de se moquer d’un enfant handicapé », concluait-il.

« Je ne suis pas avocate, dit Christelle Paré. Mais je crois que le juge ne connaît pas assez la question de l’humour en tant que discipline artistique. Je ne dédouane pas Mike Ward, mais l’humoriste sur scène est un personnage. Un spectacle d’humour ne prétend pas être la réalité. Ça reste une oeuvre artistique. »

Mike Ward, lui, persiste et signe, d’autant que sa popularité n’en a pas souffert, ni au Québec ni ailleurs. Quelques jours avant sa comparutio­n, à l’hiver 2016, il convenait à l’émission culturelle Q, sur les ondes de la CBC, que l’affaire avait « beaucoup aidé [son image] ; c’était de la publicité gratuite ». Et s’il a donné peu d’entrevues aux médias depuis, cette histoire lui inspire maintenant des blagues dans lesquelles il se moque de ceux qui prennent ses plaisanter­ies au sens littéral — un nouveau filon. Son spectacle à Édimbourg à l’été 2016 s’intitulait même Freedom of Speech Isn’t Free (il y a un prix à la liberté d’expression).

Pour autant, les médias anglophone­s ne sont pas dupes, non plus, de sa posture de « victime et martyr de la cause de la liberté d’expression artistique » ( dixit The Globe and Mail). Et le prestigieu­x quotidien britanniqu­e

The Guardian a conclu à la fausse audace de Ward, qui « feint d’être choqué que son droit à la liberté d’expression ne soit pas absolu ».

L’affaire du petit Jérémy soulève néanmoins bien des questions éthiques. Y a-t-il des limites au rire ? Si oui, qui en décide ? Si non, jusqu’où peut-on aller trop loin ? Et l’histoire n’est pas sans effets sur les autres artistes. On l’a vu quand le numéro de Mike Ward et Guy Nantel, prévu au gala des Olivier, a été annulé — RadioCanad­a affirme qu’il ne s’agit nullement de censure, mais de prudence devant un sujet délicat faisant l’objet d’un procès. L’Associatio­n profession­nelle de l’industrie de l’humour a réagi vivement dans une lettre qualifiant la décision de « tendance très inquiétant­e […] qui conduit au resserreme­nt de la liberté d’expression ». Et à la soirée de gala, les artistes ont orchestré une protestati­on en apparaissa­nt bâillonnés.

Selon Luc Boily, les humoristes sentent depuis 2012 que le public est plus frileux quand il s’agit d’humour en bas de la ceinture, plus exactement depuis que la chanteuse Marie-Élaine Thibert a dénoncé une blague de l’humoriste Guillaume Wagner sur son physique. L’humoriste a retiré ces propos de son spectacle, en plus de s’excuser.

« Hors contexte, c’est sûr que les blagues passent beaucoup moins, dit Luc Boily. Les scripteurs et humoristes sont plus prudents. » Au lendemain de l’accrochage Thibert-Wagner, l’École nationale de l’humour a jugé utile d’ajouter un cours sur les médias sociaux à son programme dans le but d’apprendre aux élèves à en faire bon usage et à ne pas s’exposer inutilemen­t. « Aucun humoriste n’est à l’abri de la controvers­e, croit Eddy King. On va tous finir par dire un truc de trop. C’est le risque du métier. »

Et Mike Ward continuera de transgress­er les limites du bon goût. Tant pis s’il faut un procès — ou tant mieux.

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 ??  ?? Mike Ward anime le Nasty Show, où défilent des humoristes anglophone­s corrosifs. À droite : Ward au comédie-club Le Bordel, qu’il a cofondé à Montréal.
Mike Ward anime le Nasty Show, où défilent des humoristes anglophone­s corrosifs. À droite : Ward au comédie-club Le Bordel, qu’il a cofondé à Montréal.
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Jérémy Gabriel. Mike Ward a été déclaré coupable de discrimina­tion envers le jeune chanteur par le Tribunal des droits de la personne.

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