Utile, l’égoportrait?
Les jeunes adeptes d’égoportraits sont moins narcissiques qu’on le pense. Ils construisent leur identité, dit le socio-anthropologue québécois Jocelyn Lachance.
Les jeunes adeptes d’égoportraits sont moins narcissiques qu’on le pense, dit le socio-anthropologue Jocelyn Lachance.
Loin de diaboliser les égoportraits, vous semblez y voir un geste nécessaire pour les jeunes. Pourquoi ?
Nécessaire, peut-être pas. Mais ces pratiques ont un sens. Pour les adolescents, les images qui circulent à leur sujet dans les médias ne rendent pas compte de leur réalité.
Par exemple, des images produites par certains ados, mettant en scène la violence ou la sexualité, sont largement commentées dans les médias, ce qui peut donner l’impression que les ados sont plus en danger ou plus dangereux qu’auparavant, alors que ces images ne sont pas représentatives de la jeunesse d’aujourd’hui. C’est un portrait souvent trop catastrophiste de l’adolescence.
Par ailleurs, les parents de ces jeunes, qui les ont beaucoup photographiés et filmés, ont pour leur part tendance à présenter une image idéalisée de leurs enfants. Dans ce contexte, les selfies traduisent parfois la volonté des ados de produire des photos d’identité beaucoup plus authentiques selon eux. C’est une manière de s’affirmer en tant qu’individu.
Pour les jeunes, l’égoportrait est aussi un geste qui confirme l’importance de l’autre : on se photographie pour interroger le regard d’un ami, pour l’inciter à texter, pour réduire l’espace qui nous sépare pendant les vacances, pour immortaliser un moment festif. Il est moins public que nous pourrions le croire pour les ados : il sert généralement aux relations de proximité.
Publier ainsi des photos de soi-même sur les réseaux sociaux semble néanmoins bien narcissique...
Dans le sens commun, le narcissisme renverrait à une sorte d’égoïsme et parfois même de sentiment de toute-puissance ; ces ados qui se photographient « s’aimeraient trop ». Dans les faits, nous rencontrons des adolescents qui tentent de s’aimer. Prenons l’exemple de cette jeune fille à qui nous avons demandé : « As-tu déjà pris un risque avec un selfie ?» [en dévoilant son intimité, par exemple]. Sa réponse peut paraître étonnante : « La première fois que j’en ai pris un en public. » Pour elle, ce qui fut important, ce n’était pas de montrer une image d’ellemême, mais de signifier par l’acte photographique qu’elle avait autant de valeur que les autres et qu’elle pouvait l’affirmer. Derrière l’apparence d’une toute-puissance se cache généralement une grande fragilité.
La façon de construire son identité a-t-elle changé à ce point en quelques générations à peine ?
L’expérimentation est la principale façon de devenir adulte : c’est en essayant des choses que les ados font peu à peu des choix. Or, ils ont besoin d’interroger les autres pour savoir s’ils sont sur le bon chemin. Le selfie est souvent un moyen de le faire : dis-moi, par exemple, si c’est de cette manière que doit se présenter une fille ou un garçon...
Dans un monde où chacun doit faire de plus en plus de choix (qui touchent même l’identité sexuelle, aujourd’hui), les ados ont besoin d’être confirmés ou infirmés dans les leurs. Le regard de l’autre permet de gagner en confiance dans un monde profondément incertain.
Interpeller le regard de l’autre n’est pas quelque chose de nouveau. Cela prend cependant une forme qui est désormais visible pour tous... ce qui nous amène, nous, adultes, à voir ce qui était, hier encore, invisible ou presque. C’est le nouveau contexte dans lequel nous devons vivre : nous sommes placés devant les traces laissées par nos ados, des traces constituant une vitrine partielle et déformée de leur expérimentation...