CHAUVE QUI PEUT !
LA CALVITIE MENACE QUATRE HOMMES SUR CINQ. VOYAGE EN PAYS DÉGARNI.
La calvitie menace quatre hommes sur cinq. Peut-on la prévenir ? La guérir ? L’industrie est en plein boum. Voyage en pays dégarni.
ILen fallait, du toupet, pour m’assigner ce reportage sur la calvitie. Et deux fois plutôt qu’une ! D’abord parce que j’ai la tignasse bien plantée — ce qui équivaut à une provocation. Ensuite parce que, peu soucieux des apparences, je ne me peigne plus depuis 1981 — ce qui équivaut à du gaspillage ! Cette année-là, j’étais parti en voyage pour neuf semaines sans penser à prendre un peigne.
Donc, je l’admets, je ne mérite pas d’avoir des cheveux. S’il y avait une justice capillaire, je devrais être le premier chauve.
Mais j’ai une raison personnelle de m’intéresser à la calvitie : comme tous les mâles, j’ai quatre « chances » sur cinq de finir chauve. La calvitie ne touche que 15 % des hommes de moins de 20 ans. Ça monte à 30 % chez les trentenaires, à 40 % chez les quadras, à 50 % chez les quinquas, pour atteindre 80 % des hommes de plus de 70 ans ! Je ne parierais d’ailleurs pas sur mes propres chances génétiques : mon frère a été tonsuré à 44 ans et mon père a vu son crâne se désertifier vers 70 ans.
Dans mon cercle d’amis, j’ai quatre têtes dégarnies : un greffé et trois tondus. À ma connaissance ! Comme le laissent entendre les statistiques, les autres parviendraient à dissimuler leur alopécie par divers stratagèmes, tels les greffes, postiches, densificateurs ou médicaments. Et puis, entre gars, on ne parle pas trop de nos problèmes. Surtout que mes amis n’ont pas l’air de faire de leur calvitie une maladie.
Pour savoir ce qui se passe dans le coco d’un pelé — dessus, on le sait —, je suis donc allé au-devant de mes amis, ce qui m’a procuré quelques surprises.
J’ai commencé par Mark*. Comme il n’a pas beaucoup de poils sur le caillou et qu’il est interniste, je croyais faire d’une pierre deux coups : savoir ce que la médecine en dit, et ce qu’il en pense. Sauf que la discussion a été plus courte que prévu. « Jean-Benoît, la calvitie est le sujet médical le plus ennuyeux qui soit. La perte de cheveux n’a aucune conséquence sur la santé physique, à part d’exposer le crâne aux rayons solaires. Et 95 % des pertes de cheveux chez les hommes sont génétiquement programmées. Il n’y a rien à faire ; il faut l’accepter, c’est tout. Point final. »
Si Mark insiste sur l’acceptation, c’est parce que l’effet psychologique de la calvitie est parfois important, voire désastreux, chez certains.
La perte de cheveux place le mâle non seulement devant une nouvelle image de lui-même, mais aussi devant des atavismes millénaires, comme la peur du vieillissement et de la perte de la virilité ou celle de ne plus séduire. Selon une étude européenne de 2005, 43 % des hommes qui perdent leurs cheveux sont préoccupés du fait qu’ils seraient moins attirants ; 22 % constatent un effet sur leur vie sociale ; et 21 % éprouvent un sentiment de dépression.
Mes autres amis en mal de cheveux, Pierre* et Romain*, m’ont également parlé de ce que ça leur fait. Romain est généralement plus préoccupé de la forme de sa tête, très ronde, que de sa calvitie sur le vertex — terme technique pour le sommet du crâne. « Comme je ne la vois pas, sauf sur les portraits pris de dos, dit-il, je ne me perçois pas comme chauve. »
Pierre, lui, l’a en pleine face. Il a commencé à perdre ses cheveux au même âge que Romain, mais sur le front et les lobes temporaux. Il affirme bien vivre avec la situation, mais il avoue : « Quand je me regarde dans le miroir, il y a toujours un moment où je me dis : c’est moi, ça ? Et en rêve, je me vois avec mes cheveux. Ça doit me travailler, intérieurement. »
Un autre déplumé interviewé pour ce reportage, Jean Stéphane Leroux, est convaincu que tous les hommes qui perdent leurs cheveux en sont troublés : « Personne n’aime se voir sans cheveux. Quand ils disent le contraire, ils vous mentent. Ils finissent tous par l’admettre. » Pour ses 50 ans, cet agent de voyages, qui enseigne au collège Sigma, un établissement privé spécialisé dans les métiers liés aux voyages, s’est offert un cadeau de 3 500 dollars : une « micropigmentation capillaire ». Cette nouvelle technique de
tatouage du cuir chevelu reproduit l’impression d’une toison fraîchement rasée. « C’était ça ou la greffe, ou la perruque. »
Par acquit de conscience, j’ai demandé à plusieurs femmes ce qu’elles pensaient de la calvitie masculine. La plupart m’ont dit que ça ne les dérangeait pas, mais je n’en ai pas trouvé une qui avait voulu à tout prix d’un chauve comme amoureux : on est donc plus dans l’acceptation que dans le désir. Angélique Martel, rédactrice en chef beauté à Elle Qué
bec, admet avoir toujours eu un faible pour les hommes avec « une petite longueur de cheveux, à la Richard Gere » — acteur cité comme le parangon du chevelu. « Au Québec, celui qui m’a réconciliée avec la calvitie, c’est l’acteur James Hyndman, qui a assumé la sienne en se rasant. Hyndman a rendu les chauves plus sexy. C’est plus sympa que l’image du petit monsieur bedonnant avec une couronne. »
Au fond, la nature place les chauves entre l’arbre et l’écorce, c’est-à-dire entre une science quasi impuissante et le regard des autres, réel ou imaginé. C’est ce que résume parfaitement cette anecdote au sujet de l’acteur Patrick Stewart, capitaine de l’Enterprise dans la deuxième série de Star Trek, qui brille par son jeu autant que par son crâne. À la conférence de presse qui présentait cette nouvelle série, un journaliste — un peu chauvin, convenons-en — s’est étonné de ce choix : « Au XXIVe siècle, la calvitie n’existera plus ! » Ce à quoi le créateur de la série, Gene Roddenberry, a répondu : « Au XXIVe siècle, la calvitie ne dérangera plus personne. » On est encore dans la science-fiction.
J’ai d’ailleurs eu l’impression d’être en pleine sciencefiction quand j’ai découvert ce que certains hommes au crâne plus ou moins lisse peuvent dépenser pour compenser les travers de la nature, si mesquine à leur endroit. Il faut dire que, personnellement, j’accepte tout juste de payer 16 dollars pour que mon barbier me coupe les cheveux. Et encore, toutes les huit semaines.
Bon an, mal an, les Américains dépensent près de 11 milliards de dollars pour leurs cheveux, dont 3,5 milliards pour contrer ou maquiller la calvitie, selon l’American Hair Loss Association (association américaine contre la perte de cheveux).
Les frais peuvent être considérables. Pour une greffe, il faut compter en moyenne 7 000 dollars et la personne s’en tire rarement avec une seule transplantation. Une « moumoute » peut coûter seulement 100 dollars sur Amazon, mais il existe toutes sortes de postiches de très haute qualité qui coûtent 20 fois plus cher et qu’il faut remplacer tous les deux ou trois ans, en plus de l’entretien. Certains vont très loin : un coiffeur chauve interviewé pour ce papier a dépensé plus de 40 000 dollars en greffes et en perruques jetables ! Et comme il dirigeait sa propre clinique capillaire, il avait droit aux perruques au prix coûtant et aux consultations gratuites. La solution la plus économique consiste à prendre un des deux médicaments capables de freiner la chute des cheveux, le Rogaine et le Propecia, ce qui revient à environ 600 dollars par an. Mais ceux-ci ne sont pas sans effets secondaires (voir l’encadré « Marchands de rêves ? », p. 22).
« Que ce soit la greffe ou autre chose, il n’y a pas de solution parfaite : chacune a ses avantages et ses inconvénients. Il s’agit de bien les présenter au client », dit Alain Vrain, président de Norgil Canada, qui exploite un réseau de 15 centres capillaires au Québec.
Trois de mes quatre amis dégarnis ont adopté la solution la plus simple et la moins chère : ils se rasent ou se tondent à ras. C’est le look assumé à la Bruce Willis ou à la James Hyndman. Le quatrième ami, Luc*, a préféré la greffe.
Il faut dire que Luc est acteur, profession qui s’exerce sous la dictature de l’apparence. « Les cheveux, la crinière, c’est la jeunesse, la vitalité. Ce n’est pas vrai que ça ne fait pas de différence. Les perdre pose un problème pour un jeune acteur : celui d’avoir l’air 15 ou 20 ans plus vieux que son âge, dit Luc. On fait très attention dans le métier : quand le réalisateur demande que la caméra parte de l’arrière de ma tête pour aller ailleurs, je lui demande une explication. Est-ce qu’il partirait des seins tombants d’une femme ? »
Entre 33 et 42 ans, Luc s’est donc fait faire quatre greffes, procédure assez douloureuse qui peut prendre de 3 à 10 heures chaque fois. En tout et pour tout, son crâne a ainsi regagné 4 000 cheveux savamment disposés pour donner le change… et faire tenir le Super Million Hair. Ce densificateur de cheveux est composé de fines fibres que l’on saupoudre sur les cheveux et qui épaississent la chevelure. Le produit tient par électricité statique, avec l’aide de fixatifs. « On le trouve en abondance dans toutes les salles de maquil-
lage de tous les plateaux de tournage, dit Luc. Et les femmes l’utilisent autant que les hommes ! » Car la calvitie féminine — en général, un éclaircissement diffus du cuir chevelu — est tout aussi évidente sous les projecteurs.
Depuis la première greffe capillaire, par le dermatologue japonais Shoji Okuda, en 1939, la technique a beaucoup évolué. Les premiers greffés avaient des têtes de poupées avec les cheveux disposés en rangées comme des poils de brosse à dents !
Le principe de la greffe est assez simple : cela consiste à prendre des cheveux dans la couronne pour les planter devant. Tout est dans l’art du replantage. « Il faut connaître l’angle de sortie du poil et la direction qu’il va prendre. Sur la tempe, les cheveux n’ont pas le même angle que sur le reste de la tête. On doit respecter ces caractéristiques », dit le Dr Alain Sabourin, qui a effectué 20 000 interventions à sa clinique, à Montréal, dont les quatre de mon ami Luc.
Comme tous les spécialistes en « solutions capillaires », Alain Sabourin doit souvent modérer les attentes de ses nouveaux clients, dont les espoirs sont parfois irréalistes : une couronne de cheveux n’est jamais assez touffue pour fournir toute la tête. « Il est impossible de ramener une tête à son état d’origine. Au mieux, on peut la rétablir au stade où la calvitie est sur le point de paraître, soit au niveau d’une perte de 50 % », dit-il. Si la couronne n’est pas assez fournie, il vaut mieux ne rien faire. Quant aux jeunes, il est préférable d’attendre pour voir la tendance. Car la hantise des chirurgiens consciencieux est un ratage à la Michel Fugain ou à la Pascal Obispo, deux chanteurs greffés trop jeunes : leurs cheveux ont continué de reculer derrière la zone greffée !
Outre la greffe, l’autre grande classe de correctif, c’est la perruque, aussi appelée « prothèse capillaire », « pièce de cheveux », « membrane capillaire », « volumateur », « toupet », « cheveux de contact ». Chaque centre capillaire ou perruquier a son jargon pour désigner des nuances de taille, de matériaux et de fixation.
Le perruquier montréalais André Marchand, qui en est à sa 52e année d’expérience, voit son travail comme un service public — il donne même des conférences dans des hôpitaux. « Avec une pièce de cheveux de qualité, ça ne paraît pas quand on a bien pris le temps de tout préparer, la couleur, la séparation, l’orientation des cheveux, la rosette, la fixation. »
Il y en a de tous les genres : jetable ou permanente, cheveux naturels ou synthétiques, sur tout le crâne ou sur une zone, fixée à la colle chirurgicale ou à barrette. Le défaut de la perruque, c’est évidemment sa durabilité ; il faut retourner chez le perruquier tous les mois pour la faire enlever et laver. « On ne vend pas une pièce de cheveux, on vend un programme, qui peut coûter dans les 2 500 à 3 500 dollars par an », dit Louise Morisset, styliste et visagiste depuis 30 ans et propriétaire de l’Institut capillaire Louise Morisset, à Montréal, affilié au réseau Capilia.
Ronald Plante et Sylvie Ratté, propriétaires de la clinique Mon Cheveu, à L’Île-Bizard, ont mis environ 10 ans à mettre au point un nouveau type de correctif : la micropigmen-