Le CHUM des Inuits
Il aura fallu 15 ans pour que les Inuits disposent d’un centre de soins adapté à leurs besoins dans la région de Montréal. Ullivik change tout.
Il aura fallu 15 ans pour que les Inuits disposent d’un centre de soins adapté à leurs besoins dans la région de Montréal. Ullivik change tout.
On imagine mal un centre d’hébergement planté dans un désert semi-industriel en bordure de la voie de desserte de l’autoroute 520, non loin de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Pourtant, Ullivik fait plutôt l’affaire des patients qui y sont soignés.
« C’est comme chez nous, où il n’y a ni arbres ni feux de circulation : on voit loin », dit Peter Inukpuk, un Inuit de 65 ans. Signataire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, conclue en 1975 entre l’État québécois, les Cris et les Inuits, Inukpuk séjourne au centre Ullivik depuis son ouverture, en décembre. « Ici, à Dorval, c’est plus reposant qu’au centre-ville de Montréal. Et on n’est pas face à un mur, comme c’était le cas. »
Ullivik a coûté 15 millions de dollars à l’administration québécoise, qui en a assumé les coûts dans le cadre de la Convention. Les Inuits attendent beaucoup de ce nouvel établissement de 91 chambres, dont le nom signifie « lieu de séjour ». Si leur espérance de vie a progressé — elle est passée de 45 à 66 ans depuis une génération —, celle-ci reste néanmoins de 15 ans inférieure à la moyenne québécoise. « Les besoins en santé augmentent en conséquence. Il y a davantage de cancers, il faut plus de dialyses », dit
Jane Beaudoin, directrice générale du Centre de santé Inuulitsivik, à Puvirnituq, qui fournit des soins aux sept villages inuits de la côte de la baie d’Hudson.
Spacieux et lumineux, Ullivik ressemble à un hôtelboutique à la mode, avec ses grandes fenêtres blanches se découpant sur la façade gris cendré et ses couloirs décorés d’oeuvres fournies par l’Institut culturel Avataq. Entre leurs traitements, les patients ont accès à une foule d’espaces communs pour bavarder et se distraire : salons avec télé, salle de vidéoconférences, chapelle, studio d’arts et métiers, cafétéria. Il y a même une salle dite de la « country food », consacrée à la cuisine traditionnelle, où les familles des patients mettent au congélateur la viande de caribou, de phoque et le poisson (mangés crus, à la mode inuite). « Nous sommes des carnivores au pays des végétariens, dit Peter Inukpuk, l’oeil taquin. La cuisine du “Sud”, ça nous donne des ballonnements. »
En tout temps, quelque 200 Inuits séjournent dans le Sud, comme ils disent, pour des soins divers. Environ le tiers d’entre eux trouvent à se loger dans la famille ou chez des amis, mais la plupart viennent à Ullivik, où travaillent une centaine de personnes : chauffeurs, préposés, infirmiers, interprètes. Un logiciel, Ullivik Go, suit les étapes du cheminement médical de chaque patient. « Les gens séjournent ici en moyenne de 7 à 10 jours, mais certains y sont pour plusieurs mois — et parfois en permanence, car ils nécessitent des soins qu’ils ne pourraient avoir dans le Nord », dit la directrice du centre, Maggie Putulik.
La Convention de la Baie-James et du Nord québécois garantit les soins de santé des 12 000 Inuits du Nunavik, qui ont accès à une trentaine de médecins et à deux petits hôpitaux, à Kuujjuarapik et à Puvirnituq, mais ceux-ci offrent peu de spécialités. « Rien pour la chimiothérapie, les interventions chirurgicales à coeur ouvert, les opérations abdominales majeures, la neurochirurgie, dit Jane Beaudoin. Et certains spécialistes ne se déplacent dans le Nord que deux fois par année. » Comme le prix du billet d’avion dépasse souvent les 2 000 dollars, il revient moins cher de faire venir les patients pour une série de traitements sur une longue période.
Mais la vie à Ullivik n’est pas toujours paisible. « On a beaucoup de problèmes de drogue et d’alcool », dit la directrice de l’établissement. Même si ces substances sont interdites et que deux gardiens vérifient les sacs à l’entrée, rien n’empêche les patients de sortir. « Pour ceux qui rentrent soûls ou drogués, on a prévu deux petites chambres avec lit à une place. Ils y cuvent leur vin », précise-t-elle.
Le ministère de la Santé et des Services sociaux a longtemps cru que le meilleur endroit où héberger les patients inuits serait au centre-ville, en raison de la proximité des hôpitaux qui offrent des services en anglais — deuxième langue des Inuits. Le premier Module du Nord (comme on appelait auparavant Ullivik) avait donc été situé rue Saint-Jacques, dans Notre-Dame-de-Grâce. Mais on a vite déchanté : pour des personnes aux prises avec des problèmes d’alcoolisme et de toxicomanie, l’accès à ces substances devenait trop facile.
En 2010, le Ministère a décidé de trouver un endroit plus convenable. L’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal a proposé l’ancien hôpital chinois du quartier Villeray. Croyant qu’on s’apprêtait à y aménager un centre de désintoxication, un résidant a ameuté le public. Et la mairesse de l’arrondissement, Anie Samson, en a rajouté, déclarant que l’arrivée des Inuits apporterait nécessairement son lot d’« incivilités ».
« Il y avait une part de racisme dans l’opposition au projet », dit Geneviève Beaudet, porte-parole d’un groupe de citoyens de Villeray qui s’est porté à la défense du centre de soins. « Et aussi une mauvaise gestion et une mauvaise communication à l’Agence de la santé de Montréal. » Faisant marche arrière, le Ministère a choisi d’héberger les patients inuits dans un immeuble du YMCA de Westmount, près du Forum — où gravite une forte population d’itinérants inuits souffrant de toxicomanie et d’alcoolisme.
Devant ce fiasco interculturel, qui a bouleversé les Inuits, le Centre de santé Inuulitsivik a entrepris de trouver luimême un lieu plus approprié et de convaincre le ministère de la Santé d’investir. Peter Inukpuk, qui a été policier, politicien et conseiller à l’Administration régionale Kativik, se compte chanceux d’être à Ullivik, après avoir séjourné quelques mois au YMCA, à quatre patients par chambre. « À Dorval, nous serons désormais mieux soignés. »