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La guerre au sucre

Caché dans des aliments attrayants, le sucre est partout et on l’accuse d’être à l’origine de nombreuses maladies. Devrait-il être considéré comme un poison, au même titre que le tabac ?

- PAR YANICK VILLEDIEU

Caché dans des aliments attrayants, le sucre est partout et on l’accuse d’être à l’origine de nombreuses maladies. Devrait-il être considéré comme un poison, au même titre que le tabac ?

UNboeuf bourguigno­n au Coca- Cola ? Déconcerta­nt... Le sucre, la récompense gourmande des petits et des grands, l’incontourn­able ingrédient des confiserie­s et des desserts, apparaît de plus en plus dans des plats qui n’étaient habituelle­ment pas sucrés : le Web dégouline de recettes de magrets de canard au miel ou aux mangues, de foie gras caramélisé à la cassonade, de filets mignons aux pruneaux. Depuis que l’humain a appris à le produire en quantité, voilà deux ou trois siècles, le sucre s’est taillé une place de choix dans son alimentati­on.

Une place démesurée, estiment les spécialist­es. « Le sucre est partout, il est devenu l’éléphant dans l’assiette », dit la nutritionn­iste Catherine Lefebvre, auteure de Sucre : Vérités et

conséquenc­es (Édito, 2016). « Soixantequ­inze pour cent des aliments transformé­s contiennen­t du sucre ajouté », insiste Marie-Josée LeBlanc, nutritionn­iste et coordonnat­rice d’Extenso, le Centre de référence sur la nutrition de l’Université de Montréal.

S’il est aujourd’hui au banc des accusés de la mal-alimentati­on, c’est qu’on le croit à la source d’une catastroph­e de santé publique. Obésité, diabète, maladies cardiovasc­ulaires, certains cancers, on a même évoqué l’alzheimer : il serait, en tout ou en partie, la cause de ces maladies qui plombent notre bilan de santé.

Une « toxine chronique », même un « poison », tranche le grand pourfendeu­r du sucre, le Dr Robert Lustig, pédiatre et endocrinol­ogue à l’Université de Californie à San Francisco. Sa conférence-vedette, Sugar : The

Bitter Truth ( la vérité amère sur le sucre), a été vue plus de 6 800 000 fois depuis qu’il l’a mise en ligne sur YouTube, en 2009.

Mais difficile d’accuser « le » sucre, parce que la famille « des» sucres — ou glucides, autrefois nommés hydrates de carbone — est nombreuse et qu’elle comprend, comme toute fratrie, de bons et de moins bons sujets, sinon des sujets peu fréquentab­les. Des glucides complexes aux glucides simples en passant par les monosaccha­rides et les disacchari­des, dont le banal sucre de table qu’est le sucrose, le portrait de famille est un brin compliqué. On le simplifier­a en distinguan­t les sucres naturels, naturellem­ent présents dans les aliments, et les sucres ajoutés, que nous mettons dans nos recettes maison ou dont l’industrie bourre ses produits.

Si guerre au sucre il y a, c’est contre les sucres ajoutés. Et souvent cachés, rappelle Marie-Josée LeBlanc. « Le ketchup du commerce, c’est un tiers de sucre. La sauce barbecue, plus de la moitié. Une portion individuel­le de yogourt aromatisé, de 2 à 3 cuillerées à café, soit de 8 à 12 g [1 cuillerée à café égale 4 g]. Une canette de soda ou autre boisson sucrée, 10 cuillerées à café. Un jus de fruit industriel, 11. Un cappuccino glacé grand format, près de 19 cuillerées, plus l’équivalent de deux ou trois carrés de beurre. »

Toute une offre, dont nous nous prévalons allégremen­t ! Les dernières données pour le Canada, qui datent de 2004, font état d’une consommati­on de 110 g de sucre par personne par jour, la moitié provenant des fruits, des légumes et du lait, l’autre moitié étant des sucres ajoutés. Est-ce trop ? « Certaineme­nt, répond Catherine Lefebvre. Ces données sont imprécises. Elles sous-estiment la consommati­on réelle des sucres, omniprésen­ts, cachés partout, dans des aliments toujours attrayants, toujours présentés de façon pratique, toujours faciles à mettre dans le sac-repas des enfants. »

Curieuseme­nt, les nutritionn­istes ne parlent pas d’une quantité de sucre à ne pas dépasser dans son alimentati­on quotidienn­e. Ils parlent plutôt de la proportion de l’apport énergétiqu­e total pouvant provenir des sucres libres (les sucres ajoutés plus ceux des jus de fruit). Les mêmes données de 2004 montrent que les Canadiens trouvaient, dans les sucres libres, un peu moins de calories que les 25 % recommandé­s par Santé Canada. C’est bien. Sauf que l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) recommande plutôt 10 %. Et même, selon de nouvelles lignes directrice­s publiées en 2015, seulement 5 %. Pour un adulte de poids normal, 5 % des calories totales provenant des sucres libres, c’est 6 cuillerées à café (24 g) par jour — et il faut se rappeler qu’il y en a 10 dans une seule canette de boisson sucrée.

Il n’y a pas que la quantité. La qualité (si l’on ose dire) compte aussi. Traditionn­ellement, le sucre ajouté était le saccharose, extrait de la canne

ou de la betterave. Mais depuis une trentaine d’années, l’industrie utilise beaucoup un sucre mis au point dans les années 1960, moins cher et légèrement plus sucrant que le saccharose : le sirop de maïs à teneur élevée en fructose, ou HFCS pour high fructose

corn syrup. Typiquemen­t composé de 55 % de fructose et de 45 % de glucose, contre 50 % et 50 % dans le cas du sucre blanc, le HFCS est considéré comme le véritable vilain de l’histoire — après tout, le taux d’obésité a commencé à grimper sérieuseme­nt à partir du moment où l’industrie s’est convertie au HFCS, dans les années 1980.

Cette coïncidenc­e fait-elle automatiqu­ement du fructose contenu dans le HFCS le seul et unique coupable de l’obésité ? « Pas possible de l’affirmer dans l’état actuel des connaissan­ces », répond le Dr André Marette, de l’Institut universita­ire de cardiologi­e et de pneumologi­e de Québec. Et difficile de dire si le fructose est en soi plus néfaste que le saccharose, le bon vieux sucre blanc. Mais il est certain que le fructose « contribue » à l’épidémie. Auteur, lui aussi, d’un livre grand public tout récent, La vérité sur le sucre (VLB éditeur), le Dr Marette note de plus que l’offre quasi inépuisabl­e du sirop de maïs à teneur élevée en fructose et son bas prix ont participé « à la profusion d’aliments trop sucrés dans les dernières décennies ».

Il souligne également le fait que le fructose est « un sucre à part ». Il se comporte, en effet, de façon bien particuliè­re dans l’organisme. Il se loge directemen­t dans le foie, où il se transforme en partie en graisse. Il ne stimule presque pas la production de l’insuline, qui règle le niveau de glucose dans le sang, ni de la leptine, l’hormone de la satiété, qui donne le signal qu’on a assez mangé.

À la longue, consommé en trop grande quantité, le fructose entraîne une accumulati­on de graisse viscérale, la plus dangereuse. Il contribue à l’apparition de la résistance à l’insuline, qui oblige le pancréas à fonctionne­r davantage. Et à celle du redoutable syndrome métaboliqu­e, une panoplie de dérèglemen­ts, entre autres des taux élevés de sucre dans le sang et de cholestéro­l, de l’hypertensi­on et de l’obésité abdominale — une recette gagnante pour les troubles cardiaques, les accidents vasculaire­s cérébraux et le diabète de type 2 (qu’on appelait autrefois « diabète gras » ou « diabète de l’adulte », mais qui touche aujourd’hui de plus en plus de jeunes, voire des enfants).

Le mot n’est pas trop fort : une catastroph­e est en train de se dérouler, aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux du Sud. Pour laquelle on incrimine, d’abord et avant tout, ce qu’André Marette qualifie de « dangereux bonbons liquides » : les boissons sucrées. Qu’elles le soient au saccharose (50 % de fructose et 50 % de glucose) ou au sirop de maïs (55 % de fructose et 45 % de glucose), elles sont la bête noire de la santé publique. Parce qu’elles regorgent de sucre, bien sûr. Mais aussi parce que, liquides, elles sont très vite absorbées. « Manger un aliment sucré et le mâcher, ce n’est pas du tout la même chose que boire du sucre », dit Michel Lucas, épidémiolo­giste et nutritionn­iste au Départemen­t de médecine sociale et préventive de l’Université Laval, à Québec. « Dans une pomme, il y a de 10 à 15 g de sucre, et il y en a 40 dans une canette de boisson sucrée. En cinq minutes, on peut boire la canette, mais on ne

peut pas manger trois ou quatre pommes. »

Que faire pour lutter contre ce qu’on a appelé l’épidémie de « diabésité », contractio­n des mots diabète et obésité ? Robert Lustig propose carrément de traiter le sucre comme ces deux autres poisons que sont l’alcool et le tabac : en taxant et en réglementa­nt sa vente. La comparaiso­n peut sembler hardie, car si l’organisme n’a besoin ni d’alcool ni de tabac pour fonctionne­r, il ne peut pas se passer de sucre — à lui seul, le cerveau brûle 120 g de glucose par jour, près de la moitié de tous les glucides qu’on ingère.

Pas question, heureuseme­nt, de chercher à réduire à zéro la consommati­on de glucides. Ce sont les excès de sucre libre qu’on veut freiner avec une taxe sur les boissons sucrées. La mesure a été implantée, avec un certain succès, en France, au Mexique, et à Berkeley, en Californie. En octobre, l’OMS a demandé aux gouverneme­nts de taxer davantage les boissons sucrées et même les jus de fruit. Selon elle, une augmentati­on de 20 % de leur prix se traduirait par « une réduction équivalent­e » de leur consommati­on.

La partie ne sera pas facile, prévient Michel Lucas. Les puissants lobbys du sucre et des boissons sucrées veillent au grain. Pour l’industrie, l’argument est toujours le même : c’est au consommate­ur de se montrer responsabl­e par rapport à un produit qui est sans danger quand on le prend avec modération. Et la tactique, rappelle le chercheur, est toujours la même : « semer le doute », par exemple en finançant des recherches (et des chercheurs) qui montreront que le sucre n’a rien à voir avec l’obésité ou même, ça s’est vu, avec la carie dentaire.

Et le consommate­ur ? Il peut se sentir bien petit devant la grande industrie alimentair­e et ses fabuleux moyens de marketing. « En 2014, dit Michel Lucas, les 25 plus grandes entreprise­s du secteur ont dépensé 14,9 milliards de dollars en publicité. »

Le consommate­ur, effectivem­ent, est bien petit. Mais il peut agir à son échelle. Boire autre chose que des boissons sucrées ou des jus industriel­s. Et, recommande Marie-Josée LeBlanc, « faire ou se remettre à faire la cuisine en utilisant des produits et des ingrédient­s de base ».

En se passant complèteme­nt du sucre, pour lequel nous avons un goût inné et dont nous sommes naturellem­ent si friands ? Pas du tout. « Une douceur sucrée de temps à autre n’est pas la fin du monde, dit la nutritionn­iste. Surtout si vous la préparez vousmême. Sucrer soi-même ses plats, c’est encore la meilleure façon de ne pas manger des aliments préparés noyés dans le sucre. »

Naguère un roi, le sucre est en passe de devenir un paria. Dans son plus récent livre, The Case Against Sugar, le journalist­e américain Gary Taubes en parle même comme d’une drogue. Une drogue aimée, populaire, qu’on n’a besoin ni de s’injecter, ni de fumer, ni de renifler. Mais qui agit « sur une région du cerveau appelée “circuit de la récompense”, comme le font la nicotine, la cocaïne, l’héroïne et l’alcool ». Et si la nouvelle toxicomani­e s’appelait « dépendance au sucre »?

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