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La mise en échec de Joé Juneau

L’ex-joueur-vedette du Canadien voulait combattre le décrochage scolaire et la criminalit­é chez les jeunes Inuits grâce au hockey. Il aurait échoué, selon une étude commandée par les dirigeants locaux, qui viennent de supprimer une partie de son financeme

- PAR ISABELLE GRÉGOIRE

L’ex-joueur du Canadien voulait combattre le décrochage scolaire et la criminalit­é chez les jeunes Inuits grâce au hockey. Il aurait échoué.

Encourager les jeunes Inuits du Nunavik à persévérer à l’école, leur inculquer de saines habitudes de vie et prévenir la criminalit­é grâce à la pratique du hockey. C’était l’ambition du Programme de développem­ent des jeunes du Nunavik axé sur le hockey (PDJNH), lancé dans les 14 communauté­s du territoire en 2006 par le joueur retraité du Canadien Joé Juneau et deux partenaire­s inuits. Un objectif crucial pour cette région, minée par les problèmes sociaux et de santé, notamment chez les jeunes : automutila­tion, alcoolisme, agressions sexuelles, suicide, obésité...

Or, le PDJNH, financé à hauteur de 2,1 millions par le Programme Ungaluk (voir l’encadré, p. 40), n’a pas atteint tous ses objectifs au terme de ses 10 années d’existence. Une évaluation effectuée par le bureau de conseiller­s en gestion Goss Gilroy à la demande des partenaire­s de Juneau — la Société Makivik et l’Administra­tion régionale Kativik (ARK) — révèle que le PDJNH n’a eu aucun effet direct sur la prévention de la criminalit­é : le nombre d’agressions au Nunavik est resté aussi élevé.

Même chose pour le taux de décrochage scolaire (80 %). Le partenaria­t d’origine avec la commission scolaire Kativik a été rompu en 2012, et il n’existe donc plus de liens entre les résultats scolaires des jeunes et leur participat­ion au PDJNH. Celui-ci aurait plutôt eu l’effet inverse, en raison des entraîneme­nts et tournois durant les jours de classe, et aurait accru l’intimidati­on et les bagarres à l’école au lieu de les enrayer.

Le nombre de jeunes Inuits ayant profité du PDJNH est faible, compte tenu de son coût. Selon le rapport d’évaluation, quelque 440 jeunes (garçons et filles de 5 à 17 ans, des catégories de hockey prénovice à bantam) ont bénéficié du programme durant chacune de ses années d’activité. Soit à peine 12,9 % de la population cible (3 420 jeunes Inuits). Et parmi ces jeunes, la majorité (312) n’ont joué que trois jours.

Le PDJNH comportait trois volets : les tournois régionaux, le hockey local et le volet Sélect. Ce sont les stages d’entraîneme­nt des Nordiks (les joueurs du volet Sélect, dont le logo imite celui des ex-Nordiques de Québec) et leurs tournois dans le Sud qui perdent leur financemen­t de 875 000 dollars (dont 225 000 étaient consacrés à la for-

mation des entraîneur­s). Cette décision a été prise par les dirigeants inuits de la Société Makivik — qui gère les fonds issus de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, signée en 1975 — et l’Administra­tion régionale Kativik, qui offre des services publics aux habitants du Nunavik.

Le financemen­t du reste du programme (1,3 million de dollars) est reconduit, afin de « soutenir le développem­ent du hockey mineur à l’échelle locale au Nunavik » et de « miser davantage sur les tournois régionaux plutôt que sur les compétitio­ns dans le sud du Québec », selon un communiqué commun de Makivik et de l’ARK. L’objectif est que plus de jeunes puissent jouer plus souvent au hockey.

Le rapport d’évaluation indique que le budget de 2,1 millions servait d’abord à payer les voyages et la pension des jeunes, tant au Nunavik que dans le Sud (62,7 % des dépenses), ainsi que les salaires (21,2 %). Et que les écarts salariaux sont énormes entre les aspirants entraîneur­s (payés l’équivalent de 29 250 dollars annuelleme­nt) et le coordonnat­eur et chef instructeu­r Joé Juneau, qui a reçu 232 992 dollars par année au cours des quatre dernières années.

Le rapport note aussi que les cadres et les membres du personnel travaillen­t en moyenne 112 jours, soit 43 % de l’année. Les salaires des quatre cadres excèdent 100 000 dollars lorsque projetés sur une base annuelle, et ceux des cinq employés équivalent à 50 000 dollars sur une base annuelle. « Les salaires dans le cadre du PDJNH sont généreux, particuliè­rement au niveau des cadres », indique le document.

Le Parti québécois et la Coalition Avenir Québec ont tenté de convaincre le gouverneme­nt libéral d’élaborer des plans pour maintenir ce programme. Réponse du ministre responsabl­e des Affaires autochtone­s, Geoffrey Kelley : Québec n’a pas réduit sa contributi­on au Programme Ungaluk et les Inuits sont responsabl­es de leurs choix.

Joé Juneau sait qu’il suscite des frustratio­ns dans le Nord. D’anciens collègues déplorent son salaire, et son absence — de son propre aveu, Juneau admet qu’il ne passe plus beaucoup de temps au Nunavik. Ex-entraîneur pour le PDJNH, coordonnat­eur du hockey pour la municipali­té de Kuujjuaq depuis quatre ans, Danny Fafard en a gros sur le coeur. « Je lui reproche surtout son manque de présence dans les communauté­s du Nord, alors que les arénas sont vides et délaissés, ditil. Et d’être méprisant lorsqu’on ne partage pas son opinion : si seulement il acceptait de travailler en équipe ! »

D’autres personnes contactées ont refusé de témoigner, par crainte de représaill­es. L’une d’elles m’a expliqué que Juneau l’aurait déjà avertie de se taire et menacée de lui envoyer une plainte pour diffamatio­n, précisant qu’il avait du pouvoir et qu’il l’utiliserai­t quand ce serait opportun.

« Plutôt que de mettre la main à la pâte, beaucoup ne cherchent qu’à critiquer notre travail, dit Juneau. Ce sont souvent des jaloux, qui ignorent combien nous nous y sommes investis et quels succès nous avons récoltés. »

Il affirme être « extrêmemen­t déçu » des conclusion­s du rapport, qu’il juge non sérieux. « L’an dernier, dans le volet Sélect, nous avons passé 195 heures sur la patinoire, 135 dans des activités pédagogiqu­es sur le “développem­ent du leadership et des compétence­s de vie universell­es”, élaborées avec l’Université d’Ottawa, 80 dans les arénas du Sud pour des parties de hockey, note-t-il. Pendant toutes ces heures, nous n’avons vu l’évaluatric­e mandatée par Goss Gilroy que quelques heures à peine. »

Selon lui, ce rapport est surtout une « évaluation de perception­s ».

Parmi les 141 personnes rencontrée­s par l’évaluatric­e (sur une période de six mois, dans 7 villages sur les 14 de la région et lors de tournois dans le Sud), il y avait, souligne-t-il, des parents qui n’étaient « jamais présents » aux entraîneme­nts ni aux matchs ou qui se sentaient « frustrés que leur enfant n’ait pas été sélectionn­é ».

Il précise qu’au cours des quatre dernières années les équipes du volet Sélect des Nordiks du Nunavik ont remporté 10 tournois majeurs dans le Sud. « Prétendre que notre programme apporte peu de positif et qu’il n’est pas lié à la prévention du crime est honteux et insultant ! » dit-il.

Au rapport, Juneau oppose une étude commandée en 2013 par Québec en Forme à Corliss Bean, de l’Université d’Ottawa, dont les résultats sont plus à son avantage — la chercheuse précise toutefois n’avoir visité que quatre villages où le programme fonctionna­it bien, alors que ce n’était pas forcément le cas dans tous. Juneau fournit aussi une vingtaine de lettres d’appui de directeurs d’école, de participan­ts, de collègues et de Hockey Canada, et évoque des parents et entraîneur­s déçus de l’arrêt des tournois dans le Sud.

Jobie Kasudluak fils, directeur de l’aréna d’Inukjuak, coordonnat­eur logistique local pour le PDJNH, entraîneur pour le volet Sélect et père d’un joueur de 16 ans, regrette que les fonds aient été amputés. « Ce programme a donné à mon fils et à d’autres jeunes la motivation de rester à l’école, faute de quoi ils n’ont pas le droit de participer aux tournois régionaux », dit-il. (Sur la page Facebook Nordiks NYHDP, on peut lire des messages de jeunes attristés par la suppressio­n des tournois dans le Sud.)

Quant à la question du décrochage scolaire, toujours élevé, Juneau refuse d’en porter le blâme, le problème ne pouvant être réglé sans l’appui de toute la communauté, à commencer par les parents. Du même souffle, il déplore que, souvent, « les arénas ne sont pas prêts à temps pour accueillir les joueurs, qu’il manque de propane pour la Zamboni, que le système de réfrigérat­ion est en panne », etc.

« Le PDJNH est communauta­ire, et si la communauté ne fait pas ce qu’il faut pour l’implanter et en tirer profit, il ne peut pas être aussi positif qu’il le devrait. » Le rapport de Goss Gilroy souligne toutefois que le PDJNH n’a pas toujours été à la hauteur dans la formation des entraîneur­s locaux, souvent à peine plus âgés que les joueurs et manquant de compétence­s.

Bref, s’il rejette les conclusion­s du rapport, Juneau respecte la décision des élus sur le financemen­t. Et il n’est « pas prêt à lâcher », préparant un budget pour la nouvelle mouture du programme, dont il devrait continuer à s’occuper. Au même salaire ? « Il y a des ajustement­s à faire, c’est évident. L’important est que les gens ne travaillen­t pas pour rien, et que personne ne soit payé à ne rien faire. »

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« Le programme de hockey est communauta­ire, dit Juneau. Si la communauté ne fait pas sa part, il ne peut pas être aussi positif qu’il le devrait. »
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Joé Juneau en entraîneme­nt avec les jeunes Inuits, en 2009. De son propre aveu, il admet ne plus passer beaucoup de temps au Nunavik.

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