L’arme secrète des voyageurs
Oui, on peut prédire le prix des billets d’avion. Pour y parvenir, Hopper, une entreprise montréalaise, gobe des centaines de milliards de données chaque mois.
Certes, on peut prédire le prix des billets d’avion. Grâce à Hopper, une entreprise montréalaise.
Quand il s’agit d’acheter un billet d’avion, la chasse aux prix devient un sport, sinon une obsession. Chaque mois, des consommateurs du monde entier lancent sur le Web plus de 300 milliards de demandes de prix. Or, l’entreprise montréalaise Hopper a trouvé les algorithmes capables de faire parler cette mégamasse de données et a conçu une appli qui prédit le prix des billets. Fini les vérifications quotidiennes sur trois ou quatre sites à la fois !
« Notre application indique le moment idéal pour acheter et quand ne pas acheter. À cinq dollars près, ses recommandations sont fiables à 95 %. C’est bien meilleur que la météo », dit Frédéric Lalonde, PDG de Hopper, dont les bureaux ont été aménagés dans une vieille fonderie du quartier Rosemont.
Saluée par Google et Apple pour son appli, l’une des meilleures au monde, l’entreprise de 40 employés compte déjà 12 millions d’utilisateurs dans plus de 126 pays, qui achètent chaque jour plus d’un million de dollars de billets d’avion.
Et les investisseurs sont au rendez-vous : afin d’assurer son développement international, Hopper a récemment recueilli 82 millions de dollars de financement.
« La taille du marché nous a convaincus », dit Christian Dubé, premier vice-président au Québec de la Caisse de dépôt et placement, qui a investi 40 millions. Après la maison et la voiture, le voyage est la principale dépense discrétionnaire des ménages : un marché de plus de trois mille milliards de dollars par an, dont 500 milliards pour les billets d’avion.
Convaincu que Hopper peut se hisser parmi les géants, tels Expedia, TripAdvisor et autres Priceline, Frédéric Lalonde ne cache pas son ambition, à 43 ans, de voir son emblème (un lapin bondissant) devenir une marque à la mode reconnue : « Il y a cinq ans, nous voulions devenir le “Google du voyage”. Maintenant, nous voulons être le “Hopper du voyage”. »
Ironie du sort, Hopper a fait fausse route pendant près de sept ans avant de trouver sa voie. En 2007, Lalonde et ses deux associés, Joost Ouwerkerk et Sébastien Rainville, voulaient créer un moteur de recherche pour « tripeux de voyages », une sorte d’agence virtuelle offrant des prix d’hôtel, de billets d’avion, d’assurances, mais aussi des photos, textes et témoignages. Bref, un site Web capable de vous aider à choisir, par exemple, le meilleur hébergement à distance de marche d’un terrain de golf. Six mois après la mise en ligne, en 2013, le site compte un million d’utilisateurs, mais Hopper, qui a englouti près de 22 millions de dollars en capital de risque, ne touche toujours pas un rond. C’est alors qu’un article du New York Times vante la fiabilité de son module de prédiction des prix des billets d’avion, mettant le doigt sur une préoccupation quasi universelle : l’opa-
cité du système de prix des billets. Cet article suscite toutes sortes d’entrevues dans les médias américains et à l’étranger, notamment au Brésil et au Japon, dans lesquelles Frédéric Lalonde explique, preuve à l’appui, comment les compagnies aériennes manipulent les prix et comment les algorithmes de Hopper permettent au consommateur de s’en tirer. « En moyenne, dit-il, ceux qui font la recherche eux-mêmes sur plusieurs sites pendant deux semaines finissent par payer… 5 % plus cher ! »
« Hopper » vient de l’anglais « to hop » (sauter, comme dans « sauter dans un avion »). Lalonde, lui, saute sur l’occasion que lui fournit le New York Times : il ferme le site Web pour transformer Hopper en plateforme transactionnelle sur téléphone portable. Sa décision est osée, car en 2014, peu de Nord-Américains et d’Européens utilisent leur cellulaire pour faire une dépense importante. Il lui faudra encore neuf mois pour effectuer le virage et réaliser sa première vente de billets, en mai 2015.
« Ce parcours en zigzag est assez typique des entreprises de technologie », dit Thomas Birch, vice-président de la Gestion de fonds et des Technologies pour les placements privés à la Caisse de dépôt et placement, qui a vu d’un très bon oeil que le PDG revoie son plan d’affaires. « Nous misons sur des vétérans qui ont déjà connu un très gros succès. »
Si Hopper a, dans un premier temps, recueilli 22 millions de dollars en capital de risque, c’est beaucoup en raison des succès précédents de Frédéric Lalonde. Au début des années 2000, ce décrocheur du cégep — il n’a ni DEC ni formation en programmation — s’est forgé une solide réputation grâce à l’entreprise qu’il avait cofondée, Newtrade Technologies. Cette plateforme de réservations hôtelières avait résisté à l’éclatement de la bulle Internet, et Expedia l’avait rachetée en 2002 pour quelques dizaines de millions de dollars.
Cette fois-ci, Frédéric Lalonde est déterminé à faire de Hopper une entreprise internationale qui restera à Montréal, même s’il a ouvert un bureau au Massachusetts, en 2012, pour être plus près des chercheurs du MIT. « En 2002, après la vente de Newtrade, j’étais vice-président à Expedia et fier de mon coup… jusqu’à ce que j’apprenne qu’Expedia avait rentabilisé son acquisition en 12 jours ! Je me suis dit : plus jamais. S’il y a une prochaine fois, j’irai chercher assez de capital pour ne plus avoir à vendre. »
Jusqu’à présent, le pari de Hopper tient : l’appli n’est offerte que sur téléphone portable et ses utilisateurs achètent des billets d’une valeur moyenne de 1 300 dollars par année, ce que personne ne croyait possible il y a deux ans. Et le nombre d’utilisateurs devrait tripler, pour atteindre plus de 30 millions d’ici la fin 2017.
Hopper commence également à élargir sa base de mégadonnées pour offrir d’autres services, comme l’hébergement, et un système de recommandations inspiré de Netflix. Vous voulez aller à Rome ? Pourquoi pas Milan ? « Voilà ce que nous demandent nos utilisateurs : recommandez-nous des découvertes. C’est comme si la formule initiale de Hopper revenait, mais dans l’application plutôt que sur un site Web », dit Frédéric Lalonde, qui envisage de nombreux services.
Mais s’il veut se hisser au firmament mondial du voyage, il devra doubler ses concurrents directs : Lola, Freebird et Fuzzy Compass. Et pour prendre de l’expansion, il devra embaucher 120 personnes d’ici 2018. Le dernier cycle de financement, de 82 millions de dollars, en décembre — obtenu par la Caisse de dépôt et placement, Investissement Québec, Accomplice, Brightspark, OMERS Ventures et Fonds TI BDC Capital —, servira à créer de nouvelles fonctions et, surtout, à mettre en place un réseau d’agences de voyages virtuelles dans plus de 100 pays.
« Ces dernières seront nécessaires, car la seule agence de Hopper est américaine, ce qui ne nous donne pas accès aux meilleurs prix partout », dit Frédéric Lalonde. Cette étape est fastidieuse et coûteuse : Hopper doit montrer patte blanche auprès des autorités de chaque pays — qui contrôlent de près les flux de trésorerie dans leur lutte contre le blanchiment d’argent — et se faire reconnaître par les compagnies aériennes nationales. « Rien que l’ouverture d’un compte bancaire prend des mois », dit Frédéric Lalonde.
« Le potentiel de croissance est faramineux. Hopper est une technologie de rupture sur un marché en pleine transition », dit Sophie Forest, associée à la direction générale de Brightspark, qui a investi dans l’entreprise dès sa création et qui a été de toutes ses décisions stratégiques. « Mais là, pour s’imposer, il faut de gros investissements, et c’est une bonne chose que la Caisse en soit. »
Depuis 2015, Frédéric Lalonde refuse toutes les offres d’acquisition, qui sont fréquentes. « On est dans la même situation qu’Airbnb il y a cinq ans. On ne vendra pas à Expedia ni à d’autres ; on va les remplacer. » Les jeunes pousses, ces entreprises à croissance rapide, créent des milliers d’emplois au Québec. Guylaine Tremblay en discute avec Sylvain Carle, un passionné d’informatique qui est revenu de la Silicon Valley pour participer au développement d’entreprises technologiques d’ici. Ne manquez pas l’émission Banc
public, le 14 mars à 21 h sur les ondes de Télé-Québec.