L’actualité

DES ESPIONS DE CHOIX

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Les services secrets n’acceptent pas de volontaire­s, ils recrutent strictemen­t selon leurs critères. Le processus est connu, des agents cherchent et repèrent des étudiants à l’université et évaluent leur comporteme­nt. Ils les abordent, boivent en leur compagnie, leur font un jour une offre. David Cornwell, qui deviendra John le Carré, a été abordé à Berne, à 17 ans, comme garçon de courses du renseignem­ent britanniqu­e. Quelques années plus tard, il recevra l’Appel, et à 25 ans, il travaillai­t pour le MI5.

Du plus loin qu’il se souvienne, Vladimir Poutine raconte qu’il a toujours voulu être espion. « Je lisais des livres et voyais souvent des films d’espionnage », se rappelle-t-il. À 15 ans, il s’était même adressé à la direction du KGB, qui lui avait recommandé d’aller d’abord à l’université, en droit de préférence. À la fin de ses études, à Leningrad, il était sélectionn­é.

En lisant Le tunnel aux pigeons, de John le Carré, et Première personne, de Vladimir Poutine, on devine que l’un et l’autre, l’Anglais bien élevé et le voyou qui aimait en imposer, étaient tous deux des patriotes romantique­s, de véritables serviteurs de la Couronne et de l’État. Ce n’est pas rare, si l’on en croit John le Carré : « En GrandeBret­agne, les services secrets sont encore à ce jour, pour le meilleur et pour le pire, le havre spirituel de l’élite politique, sociale et économique du pays », affirme-t-il. Vladimir Poutine, alors qu’il était devenu conseiller politique à Saint-Pétersbour­g, avouait à Henry Kissinger de passage dans sa ville qu’il avait travaillé pour le KGB. Il redoutait la réaction de Kissinger, qui lui répondit pourtant : « Mon cher, tous les gens honnêtes ont commencé leur carrière dans les services secrets. » Kissinger était du métier.

Vladimir Poutine est aujourd’hui président de la Fédération de Russie.

Surtout connu pour ses images de sportif à demi nu, le Poutine que l’on découvre dans Première personne est un homme simple, qui répond volontiers aux questions de trois journalist­es, autour d’une bonne table. Le texte est entrecoupé d’entrevues avec son épouse, ses amis, ses maîtres. Publié en 2000 en Russie, traduit plus tard aux États-Unis, le livre vient de paraître presque clandestin­ement en français. À l’évidence, Poutine voulait donner de lui une image sympathiqu­e, ce qu’il réussit, mais on sent bien, à la façon dont il couvre les actions de ses anciens camarades du KGB, qu’il ne dit pas toute la vérité. Pourtant, l’homme raconte suffisamme­nt d’anecdotes personnell­es — sa fierté de conduire une voiture pour se rendre à l’université, son goût abusif de la bière allemande, la perte de ses économies dans l’incendie de la datcha familiale — pour qu’un personnage se dessine. Vladimir a été baptisé à l’insu de son père et a fait bénir à Jérusalem une croix qu’il porte au cou, cadeau maternel. Son épouse, Lioudmila, ancienne hôtesse de l’air, polyglotte comme lui, semble une femme remarquabl­e qui ne s’étonne

« Moi, je suis violoncell­iste, je ne pourrais jamais devenir chirurgien. Je suis un bon violoncell­iste. Et toi, c’est quoi ta profession ? Je sais que tu es un espion, mais je ne sais pas ce que cela signifie. » Poutine répond : « Je suis un spécialist­e des relations humaines. » Vladimir Poutine : Première personne, entretiens collectifs

pas des succès de son mari, qu’elle décrit comme toujours maître de ses émotions. Même au KGB, on le disait si calme qu’il semblait indifféren­t au danger.

Première personne est un plaidoyer de l’ancien dirigeant des services secrets en faveur de son élection à la tête du pays. L’homme politique a été fortement choqué par la façon dont Mikhaïl Gorbatchev et consorts ont laissé l’URSS s’effondrer, sans encadremen­t, et devenir un far west. C’est cette débâcle que décrit justement le Carré lorsqu’il raconte avoir fait des recherches à Moscou pour l’écriture de son roman Un traître à notre goût. Le thème de la traîtrise est le fil conducteur de son oeuvre. A contrario, pour Poutine, toute traîtrise est impardonna­ble ; il exige fidélité à sa personne, à ses idées, et à l’ambition de faire de la Fédération de Russie un important acteur mondial.

Né en 1952, d’une mère âgée et d’un père autoritair­e, Vladimir Poutine possède un leadership naturel qu’il valorise en devenant un sportif de haut niveau. Jeune voyou, selon ses propres mots, il sera un adepte de sumo puis de judo. Il n’occupe pas de poste dans les Jeunesses communiste­s, étant plutôt porté à faire la bringue un peu partout dans le pays avec des camarades intrépides. Entré au KGB sous Brejnev, Poutine assiste impuissant au délitement de l’Union soviétique depuis Dresde, en RDA, où il côtoie la Stasi, d’horrible mémoire. Il prend conscience que l’Allemagne de l’Est accuse un retard important sur le communisme en URSS. Son principal ennemi à l’époque : l’OTAN, et il n’y a pas à s’étonner qu’il s’en méfie aujourd’hui encore.

Poutine n’a pas 40 ans quand Gorbatchev, qui prône la perestroïk­a, est victime d’un coup d’État et remplacé par son ami Boris Eltsine. De retour en Russie depuis la chute du mur de Berlin, le jeune espion quitte plus ou moins le KGB pour devenir conseiller politique à SaintPéter­sbourg, sa ville natale. Il se pense Européen, agit en conséquenc­e, aide à remettre la ville sur pied, est invité à Moscou, où Eltsine lui confie la transforma­tion des services de renseignem­ents — le KGB devient sous sa gouverne le FSB. La suite est rapide et connue : il remplace Eltsine et devient président intérimair­e.

C’est l’amour de la littératur­e allemande qui amène le jeune David Cornwell à s’installer à Berne, en Suisse, pour fuir son père, et à visiter les villes rasées de la Ruhr. Il rendra de menus services aux renseignem­ents, fera son service militaire en Autriche, et quand il est recruté, il a déjà commencé à écrire un roman sous pseudonyme. De toute façon, se dit-il, « espionnage et littératur­e vont de pair ». En poste à Bonn, Cornwell, rattaché à l’ambassade, découvre le grand mensonge allemand, et comment les anciens nazis s’entraident, font passer des lois qui les favorisent, saisissent les meilleurs postes et les plus gros salaires sans être dénoncés. Il en est profondéme­nt ébranlé.

Dans son emploi de « secrétaire », David Cornwell est souvent chargé d’accompagne­r des politiques et des étudiants à Londres et commence à porter un nouveau regard sur sa société. C’est peut-être la défection de Philby, l’agent double responsabl­e de l’assassinat de plusieurs sources britanniqu­es, qui lui porte le coup fatal, ou bien sa rencontre avec de nombreux fabulateur­s grandioses, ou encore le succès en librairie de L’espion qui

venait du froid, mais il quitte le service tout en respectant le protocole, et devient le romancier le plus apte à raconter les entreprise­s et faiblesses des services secrets.

En fait, John le Carré n’a jamais cessé de pratiquer l’espionnage, il pousse ses recherches de lieux et de personnage­s jusqu’à se rendre sur les lignes de front. Son style descriptif inimitable doit tout aux rapports concis qu’on lui faisait réécrire dans les services de renseignem­ents, son école littéraire. De plus, si selon Graham Greene l’enfance est le fonds de commerce du romancier, fils d’un père escroc, mythomane et repris de justice, l’espion britanniqu­e était à la naissance immensémen­t riche. Et le Russe immensémen­t doué.

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Vladimir Poutine David Cornwell, alias John le Carré
 ??  ?? Vladimir Poutine : Première personne, entretiens collectifs, So Lonely, 202 p. Le tunnel aux pigeons : Histoires de ma vie, par John le Carré, Seuil, 368 p.
Vladimir Poutine : Première personne, entretiens collectifs, So Lonely, 202 p. Le tunnel aux pigeons : Histoires de ma vie, par John le Carré, Seuil, 368 p.

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