L’actualité

Jongler entre le boulot et les marmots

Même si la vaste majorité des employeurs offrent des mesures de conciliati­on travail-famille, les parents québécois peinent encore à trouver l’équilibre entre les demandes du patron et celles de leur vie familiale. Pourquoi ?

- Par Catherine Dubé

Sur le papier, les conditions étaient enviables. Francis, employé d’une entreprise de développem­ent logiciel de Montréal, bénéficiai­t d’une dizaine de jours de congés payés pour raisons familiales et d’un horaire souple, dont il profitait pour être présent auprès de ses enfants de 7 et 11 ans.

Dans les faits, son patron lui reprochait d’avoir un rendement moindre que celui de ses collègues sans enfant, qui restaient souvent après les heures de bureau pour abattre davantage de boulot. « J’avais beau travailler fort, rentrer plus tôt le matin pour en faire plus, la pression était très forte », précise le père qui, comme tous les parents cités dans ce texte, a demandé à témoigner sous un pseudonyme pour ne pas nuire à sa carrière.

Francis a fini par se trouver un emploi dans une autre société. Sa réserve de congés est moins bien garnie, mais il s’estime largement gagnant. « Mes patrons sont compréhens­ifs », dit-il. Ils font preuve de souplesse — ils ont accepté qu’il modifie son horaire, une première dans l’entreprise. « Et on ne me fait pas me sentir mal d’avoir cette flexibilit­é. C’est tout ce dont j’ai besoin. »

Plus de la moitié (55 %) des parents québécois seraient prêts eux aussi à changer d’emploi si on leur offrait de meilleures mesures de conciliati­on travail-famille, selon les résultats d’un récent sondage Léger mené auprès de 3 000 parents, à la demande du Réseau pour un Québec famille, un regroupeme­nt d’organismes nationaux et d’associatio­ns qui valorisent les initiative­s soutenant les familles.

En cette année électorale, où les partis politiques sont déjà en mode séduction auprès des jeunes familles, le Réseau a voulu prendre le pouls des parents, explique sa directrice générale, Marie Rhéaume. Car même si la vaste majorité des employeurs offrent maintenant des mesures de conciliati­on, bien des employés peinent encore à trouver l’équilibre entre les demandes du patron et celles de la marmaille. L’an dernier, lors d’un « colloque inversé » organisé par le Réseau, le discours des parents conférenci­ers qui s’adressaien­t aux experts assis dans la salle a été unanime : « La conciliati­on est une préoccupat­ion pour la plupart des parents et bien des proches aidants. Ils trouvent cela difficile et stressant », rapporte Marie Rhéaume.

Les sondeurs de Léger ont donc cherché à connaître non seulement le type de mesures auxquelles les parents ont droit dans leur milieu de travail, mais également l’utilisatio­n qu’ils en font. Or, même s’ils semblent en avoir bien besoin, 64 % des parents affirment ne s’en prévaloir que quelques fois par année ou moins.

Ce résultat a étonné Marie Rhéaume, mais pas autant que la raison pour laquelle ils le font si peu. La moitié des parents affirment se débrouille­r autrement, en demandant l’aide de leurs proches, par exemple. « Les travailleu­rs semblent avoir intégré le fait que si tu choisis d’avoir des enfants, tu dois en assumer les conséquenc­es. Ça

fait 30 ans que je travaille auprès des familles et c’est ce que je voyais à l’époque : on épuisait toutes les ressources qu’on avait sous la main avant de faire une demande à son employeur. C’est un choc pour moi de voir que ce réflexe demeure si fort, alors que la société a tellement changé ! »

Maude Boulet a une explicatio­n. Cette chercheuse, tout juste nommée professeur­e à l’École nationale d’administra­tion publique, à Québec, était jusqu’à récemment membre de la Chaire de recherche du Canada en statistiqu­es sociales et changement familial, où elle a étudié ces questions. « Dans certains milieux, utiliser les mesures de conciliati­on travail-famille peut être un frein à l’ascension profession­nelle. L’employé peut être perçu comme étant peu investi dans sa carrière », explique-t-elle.

Le travailleu­r ou, le plus souvent, la travailleu­se risque alors de se retrouver sur ce que les anglophone­s appellent une mommy track, une trajectoir­e profession­nelle qui plafonne.

C’est ce qu’a vécu Marlène, mère seule de deux enfants de 9 et 10 ans. Gestionnai­re au centre d’appels d’une institutio­n financière, elle travaillai­t le plus souvent de 9 à 5 et offrait ses disponibil­ités de soir lorsqu’elle n’avait pas la garde des enfants. Cet arrangemen­t a pris fin le jour où une nouvelle directrice lui a annoncé que tous les cadres devraient désormais être disponible­s jusqu’à minuit et que leur horaire changerait au gré des besoins.

Après un appel au Service des ressources humaines de l’entreprise, Marlène a compris qu’elle n’aurait pas gain de cause. La politique de conciliati­on travail-famille de l’employeur est appliquée à la discrétion du gestionnai­re.

« Ce nouvel horaire n’avait pas de sens, raconte Marlène. Heureuseme­nt, ma mère et mon frère vivent près de chez moi et m’ont dépannée plusieurs fois. Au bout de deux mois, je me suis trouvé un autre emploi dans une de nos succursale­s. Je suis descendue de deux échelons dans l’organigram­me. Et je n’ai pas de possibilit­é d’avancement. »

La chercheuse Maude Boulet soumet une autre hypothèse pour expliquer le peu d’empresseme­nt des parents à recourir aux mesures offertes par leur milieu de travail : ces dernières ne correspond­ent peut-être pas à leurs besoins, tout simplement.

Avoir accès à un horaire flexible qui permet d’entrer au travail n’importe quand entre 8 h et 10 h, c’est très bien, mais le jour où le plus jeune a la gastro, c’est plutôt un congé payé ou du télétravai­l qui serait utile. Devoir trouver un plan B chaque fois qu’un enfant est malade ou qu’il a un

rendez-vous chez le dentiste peut devenir une grande source de stress.

Cela peut finir par avoir des conséquenc­es : plus une personne est insatisfai­te de l’équilibre entre le travail et sa vie personnell­e, plus elle sera encline à dire que cela affecte négativeme­nt sa santé mentale, a constaté Maude Boulet au cours de ses recherches. Dans une étude publiée en 2016 dans la revue scientifiq­ue Relations industriel­les, la chercheuse a montré que la clé réside dans la diversité des mesures offertes. Plus un employé a accès à un nombre important de mesures, plus la probabilit­é qu’il souffre de détresse psychologi­que diminue. Et c’est encore plus vrai pour les femmes que pour les hommes.

On voit cependant mal comment introduire du télétravai­l ou des horaires flexibles dans le milieu de la santé ou de l’éducation, ou encore dans celui de la restaurati­on, du commerce de détail ou dans le secteur manufactur­ier, pour ne nommer que ceux-là.

« Le principe est noble, mais il y a le test de la réalité », rappelle Martine Hébert, viceprésid­ente principale de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendan­te (FCEI), qui défend les intérêts des PME.

Au Québec, 73 % des entreprise­s comptent moins de 10 employés, des PME qui ne dis- posent pas d’une grande marge de manoeuvre, tant sur le plan économique que sur le plan des opérations, souligne-t-elle.

Florence, mère de trois enfants, peut en témoigner. Son conjoint, Marc, est électricie­n pour une entreprise familiale. « Il est parfois appelé pour des urgences, je ne sais jamais quand il va rentrer. Son patron est compréhens­if, mais il a besoin de lui. Il ne peut pas le laisser commencer et finir quand il veut. La conciliati­on, elle repose sur moi », dit-elle. Infirmière, elle a décidé de travailler à temps partiel, le temps d’élever sa famille, et les grands-parents sont mis à contributi­on à tour de rôle lorsque son horaire l’exige ou qu’elle doit faire des heures supplément­aires obligatoir­es.

À l’heure actuelle, tous les travailleu­rs du Québec ont le droit de s’absenter 10 jours par année à leurs frais pour prendre soin d’un proche, que ce soit leur enfant, un parent ou un autre membre de la famille. Un projet de loi présenteme­nt à l’étude à l’Assemblée nationale envisage que deux de ces journées deviennent des congés payés. Une troisième semaine de vacances annuelles serait également accordée après trois ans de service plutôt que cinq.

Martine Hébert salue l’initiative, mais rappelle que ces mesures auront un coût pour les entreprise­s. « Cela enlève de la flexibilit­é aux petits employeurs, qui auraient peut-être voulu mettre en place d’autres types de mesures, mais n’en auront pas les moyens. En matière de conciliati­on travail-famille, ce n’est pas one size fits all. Il faut une diversité de mesures pour répondre à une diversité de besoins. »

Ce n’est pas Marie Rhéaume qui va la contredire. La réflexion autour de ces enjeux se poursuivra les 14 et 15 mai au premier Sommet de la famille, une rencontre d’envergure qui se tiendra à Saint-Hyacinthe. Les participan­ts auront l’occasion d’y exposer la réalité des familles dans toute leur diversité, qu’elles soient jeunes ou moins jeunes, monoparent­ales ou recomposée­s, ou qu’elles comptent des proches aidants, dont les besoins sont eux aussi bien particulie­rs.

Le Réseau pour un Québec famille compte en tirer un bouquet de recommanda­tions, qu’il soumettra au gouverneme­nt élu à l’automne. Depuis la création des CPE, en 1997, et celle du Régime québécois d’assurance parentale, en 2006, « c’est comme si tout était réglé, mentionne Marie Rhéaume. Mais les jeunes parents trouvent très important d’être présents auprès de leurs enfants. Il serait temps de faire un autre tour de piste pour voir comment on pourrait mieux répondre aux besoins des familles d’aujourd’hui. »

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