Des gars, des filles
On l’a constaté dans tous les milieux secoués par le mouvement #moiaussi des derniers mois : la violence sexuelle carbure aux écarts de pouvoir entre les sexes. Mais pourquoi? Est-ce le pouvoir lui-même qui éveille chez certains hommes la propension à exploiter plus faibles qu’eux ?
Depuis plusieurs années, des chercheurs en psychologie sociale mènent toutes sortes d’expériences afin de comprendre comment le pouvoir transforme ceux qui le détiennent. Leurs travaux confirment ce que les historiens et les philosophes ont longtemps soupçonné : le pouvoir tend effectivement à corrompre.
Les puissants ont tendance à manquer aux règles de la bienséance, voire à celles de l’éthique et de la morale ; ils peuvent se montrer égocentriques et peu sensibles aux émotions d’autrui ; ils se comportent de manière désinhibée et sont portés à traiter les autres comme des objets. Or, nous sommes tous vulnérables aux côtés sombres du pouvoir. Ces comportements toxiques ont été observés chez des gens ordinaires qu’on a placés artificiellement en position de force, le temps d’une simulation dans un laboratoire d’université.
Par exemple, dans une expérience menée par Dacher Keltner, de l’Université de la Californie à Berkeley, on a formé des équipes de trois, dans lesquelles une personne a été choisie au hasard comme leader, responsable d’évaluer la contribution de ses coéquipiers à une tâche commune. Cette nomination bien arbitraire a suffi pour que le « chef » s’arroge un petit privilège : lorsqu’on apportait un plateau de biscuits à partager, c’est lui qui, le plus souvent, s’emparait du dernier morceau.
Dans une autre expérience, on a permis à des volontaires de se servir dans un pot de bonbons, en prenant soin de leur dire que les friandises étaient destinées à des enfants dans une pièce voisine. Les gens qu’on avait auparavant amenés à se sentir puissants (en les incitant à se comparer aux personnes les moins nanties, les moins instruites et les moins respectées de la société) ont pris plus de bonbons que les autres.
Les mêmes chercheurs ont aussi observé que le simple fait de s’imaginer au sommet de l’échelle sociale pouvait nous rendre soudain moins empathiques et charitables. Sous l’effet d’une posture mentale de supériorité, nous devenons moins bons pour déchiffrer les émotions sur les visages, et nous estimons devoir don-
ner une moins grande part de nos revenus à des oeuvres de bienfaisance.
Or, il y a des raisons de croire que ces glissements moraux peuvent aussi empoisonner nos rapports avec le sexe opposé.
Deux chercheurs de l’Université d’État de Floride ont publié, en 2010, dans le Journal of Personality and Social Psychology, une étude sur ce qu’ils appellent la « surperception sexuelle ». Selon leurs recherches, les gens qui se retrouvent au pouvoir, même de façon passagère, ont tendance à sexualiser leurs subordonnés, y compris dans des contextes qui n’ont rien d’érotique.
Dans le cadre de cette expérience, des hommes et des femmes ont été placés en équipes de deux afin d’assembler des structures en cubes Lego. Dans certains duos, l’homme et la femme étaient sur un pied d’égalité. Dans d’autres paires, l’un des deux était le chef, qui décidait seul de la marche à suivre et de la récompense à attribuer à son partenaire.
Les «patrons», bien plus que les autres joueurs, étaient persuadés que leur vis-à-vis leur portait un intérêt sexuel ou romantique. Et par conséquent, ils se conduisaient de manière plus entreprenante — par des touchers plus appuyés, une plus grande proximité physique ou des regards insistants, notamment.
Mais ils se trompaient. Les subalternes n’éprouvaient pas d’attirance particulière pour leurs supérieurs. C’était une vue de l’esprit, une autre illustration de la manière dont le pouvoir peut rendre égocentrique et aveugle, au point de nous faire croire que les autres existent pour combler nos désirs.
Remarquez que les femmes ne sont pas à l’abri de ce phénomène. Bien que, de façon générale, les hommes de l’étude prêtaient davantage d’intentions sexuelles à leur partenaire, les femmes aussi sexualisaient leurs interactions lorsqu’elles devenaient patronnes.
La tendance à abuser du pouvoir ne serait donc pas le fait d’êtres spécialement malades ou vicieux, mais une tentation profondément humaine. Que cela ne serve jamais à excuser le genre de violences qui sont reprochées à Harvey Weinstein ou à Gilbert Rozon. Que cela nous inspire plutôt la vigilance à l’égard des réflexes malsains que le pouvoir peut déclencher en nous. Et que cela nous mette en garde contre les systèmes qui permettent à quiconque de régner sans partage.
Le pouvoir peut rendre égocentrique et aveugle, au point de nous faire croire que les autres existent pour combler nos désirs.