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L’appel du Nord

Les difficiles conditions de vie des travailleu­rs agricoles étrangers au Québec font souvent la manchette. Mais s’ils sont des milliers à venir travailler ici chaque année, c’est que les dollars gagnés dans les champs du Nord changent bien des destins dan

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Les difficiles conditions de vie des travailleu­rs agricoles étrangers font souvent la manchette. Mais que sait-on de leur sort, une fois qu’ils retournent à leurs propres champs ?

À Cruz de Santiago, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale du Guatemala, le hameau de quelques centaines d’habitants vibre tout entier au rythme des travailleu­rs agricoles qui partent au Québec et en Ontario, avec en poche des contrats de 4 à 24 mois. « Toutes les familles envoient un homme au Canada », témoigne Mayra Liliana Tetzaguic, dont le mari « voyage » depuis 2007.

Chacun de ses pas active l’odeur des aiguilles de pin posées sur le sol de béton de l’église, qui s’égaie rapidement en ce dimanche ensoleillé de novembre. Une messe est organisée en l’honneur de deux jeunes de la grande famille Tetzaguic qui ont passé le cap du collège, une rareté dans cette région rurale. L’église encore inachevée se construit peu à peu grâce aux dons des migrants agricoles, tel ce généreux paroissien qui offre une horloge à l’issue de la cérémonie.

Année après année, des ouvriers du Sud quittent leur famille pour travailler dans une ferme canadienne pendant l’été, mais aussi de plus en plus le reste de l’année, dans des serres ou des entreprise­s à la production non saisonnièr­e. En 2016, au Québec, de 12 % à 16 % de la main-d’oeuvre agricole (et même 25 % si on ne tient pas compte de la contributi­on familiale de l’employeur) était étrangère. Sur ces 11 000 travailleu­rs, près de la moitié viennent du Guatemala. Et leur nombre augmente d’au moins 10 % par année, selon Nathalie Pouliot, directrice des communicat­ions de la Fondation des entreprise­s en recrutemen­t de main-d’oeuvre agricole étrangère (FERME), un organisme sans but lucratif financé par ses membres — quelque 900 entreprise­s agricoles québécoise­s. La culture des fruits et légumes, la moins mécanisée de l’industrie, y est possible en grande partie grâce à ces travailleu­rs agricoles venus du Sud, dit Nathalie Pouliot.

L’argent gagné à l’étranger et envoyé « à la maison » est devenu un pilier économique du Guatemala : tous types de migrants et toutes régions du monde confondus, l’apport en devises représente 10 % du PIB du pays. En 2015, les personnes embauchées dans des fermes québécoise­s — la plupart au salaire minimum — ont à elles seules envoyé 72 millions de dollars à leurs familles, principale­ment au Mexique et au Guatemala, selon FERME Québec, qui s’occupe de la logistique entourant leur recrutemen­t.

À Asunción, un hameau d’à peine 400 âmes de la région de Chimaltena­ngo, au nord-ouest de la capitale, Gerber Perobal Buch, 20 ans, pousse une porte de métal ondulé, qui s’ouvre sur une cour ceinturée par des habitation­s basses. Sa mère, Joaquina Buch Tiney, montre du doigt les environs :

« Toutes ces maisons envoient quelqu’un », ditelle.

Son mari, Agustin Perobal, s’est envolé la veille pour une ferme du sud de l’Ontario, son septième voyage en 10 ans. Il y passera les quatre prochains mois, et devrait envoyer près de 7 000 dollars à sa femme. « Quand mon mari m’a demandé la permission de partir la première fois, j’ai refusé », raconte Joaquina Buch Tiney, en nous servant une soupe atol, un mélange de farine de maïs délayée dans du lait, délicateme­nt parfumée aux graines de courge. « Mais nous avions tellement de besoins! Et il fallait payer notre dette. » Le couple vit de l’exploitati­on d’une petite terre louée, mais qui ne rapporte pas assez pour couvrir la location, les semences, les engrais et pesticides, et qui doit aussi nourrir la famille.

Si Agustin Perobal a laissé sa famille derrière lui pour travailler sur la terre d’un autre, c’est « pour ne pas que ses

enfants suent autant que lui », dit son fils Gerber. Il porte fièrement la chemise, symbole de son affranchis­sement du travail dans les champs. De l’âge de 7 à 15 ans, il a mis ses petites mains à contributi­on aux champs tous les après-midis après l’école. Aujourd’hui, grâce au travail de son père à l’étranger, il étudie l’administra­tion dans la capitale et voudrait brasser des affaires, ou en tout cas « travailler dans un bureau », pour sortir ses parents de la pauvreté.

Le père de Gerber n’est pas le seul de sa famille à travailler dans des fermes au Canada. Deux oncles et un cousin font aussi partie du volet des profession­s peu spécialisé­es du Programme canadien des travailleu­rs étrangers temporaire­s (PTET), créé en 2002, qui régit quelques-unes des conditions d’emploi, dont le permis de travail, rattaché à un seul employeur. La majorité des autres conditions sont dictées par les normes du travail de chaque province.

À l’aéroport de Guatemala, la capitale, une foule dense se masse derrière les portes des douanes, guettant les 150 travailleu­rs qui sortent un par un, tout juste atterris à bord d’un avion nolisé. Les hommes qui retrouvent leurs familles après des mois d’absence échappent parfois une larme pudique. Des enfants endimanché­s essaient avec fierté de porter la lourde valise de leur père. Plus loin, un groupe s’est réuni autour d’un écran plasma flambant neuf rapporté du Québec dans sa boîte.

Une autre saison agricole commence pour eux, la leur. On cultive toute l’année dans ce pays d’Amérique centrale, au moins deux récoltes de maïs, la base de l’alimentati­on, autant de haricots noirs ou rouges...

« Je viens de revenir du Québec, le 24 octobre, le maïs est déjà grand ici, on va finir de le récolter, puis préparer les champs pour planter des carottes », m’explique quelques jours plus tard Leonso Buch Tiney, 46 ans, l’oncle de Gerber. Il nous reçoit chez lui, à Asunción, pas très loin de chez sa soeur. « Tout ce que nous mangeons vient des champs que nous cultivons. Selon les années, je fais pousser 8 000 plants de laitue ou 4 000 plants de chou. Je cultive aussi des haricots, des betteraves, des carottes », dit-il. L’agriculteu­r partage la majorité de sa production avec sa famille élargie et vend le reste à des distribute­urs, qui achètent directemen­t sur place. Femme, enfants, frères, cousins : tout le monde est mis à contributi­on pour cultiver les champs quand Leonso s’absente.

À l’instar de la plupart des habitants des petites collines baptisées Asunción, Leonso Buch Tiney admet avoir besoin de l’argent amassé au Canada. Cette fois, pour planter cinq lots de carottes de la taille d’un jardin communauta­ire montréalai­s chacun. Entre la location de la terre et tous les intrants, il devra y consacrer 8 000 dollars, une petite fortune dans un pays où un Page précédente : À l’aéroport de Guatemala, des travailleu­rs sont accueillis par leurs familles, après avoir passé quelques mois au Canada. Ci-contre : Un agriculteu­r dans son champ de pois mange-tout, près de Chimaltena­ngo. ouvrier agricole gagne à peine 9 dollars par jour.

Le Canada ne lui apporte pas que de l’argent, mais aussi des idées. Leonso Buch Tiney explique, par exemple, avoir amélioré son système d’irrigation : « C’est une idée que j’ai rapportée de là-bas. Tous les deux mètres, je fais un petit monticule de terre pour ne pas que le vent déplace mes tuyaux. » C’est aussi dans les champs de la Montérégie qu’il a appris à cultiver les bulbes de fenouil et la coriandre, qu’il songe désormais à vendre dans sa région. « J’apprends vite, car j’ai de l’intérêt. Je peux faire n’importe quel travail si on me l’enseigne », dit Leonso Buch Tiney.

Le Guatémaltè­que fait affaire avec l’agence de recrutemen­t locale ComuGuate, située dans la capitale. La Québécoise Anne-Sophie L’Espérance, établie au Guatemala depuis cinq ans,

a cofondé cette agence de recrutemen­t en 2014. L’entreprise est en pleine croissance, malgré la concurrenc­e de centaines d’agences dans le pays, grâce à son lien privilégié avec le Canada.

Ce matin, la salle d’attente de ComuGuate fourmille d’une quarantain­e de travailleu­rs venus déposer leur dossier ou signaler leur retour au pays. FERME Québec envoie la liste des besoins en maind’oeuvre de ses membres à ComuGuate, qui coordonne ensuite la logistique et l’administra­tion des dossiers d’immigratio­n.

Environ 80 % des travailleu­rs sont réembauché­s année après année. La plupart des autres sont recommandé­s par un membre de leur famille ou un ami. Les candidatur­es spontanées et les campagnes de recrutemen­t sont rares, entre autres à cause du faible niveau d’alphabétis­ation et de l’éloignemen­t. La situation est différente au Mexique, où c’est le ministère du Travail qui se charge du recrutemen­t, et où des milliers de personnes attendent leur tour dans une base de données, après avoir passé un examen de connaissan­ces sur l’agricultur­e.

Dans la salle voisine, Otoño Royan Cameros parle vite et fort. L’homme au début de la trentaine revient de faire pousser des concombres — « anglais et libanais », précisetil — dans une serre de Sherringto­n, en Montérégie. « Ça fait déjà sept ans que je voyage au Canada. J’ai acheté un petit terrain dans mon village et j’y ai construit ma maison. On gagne 600 dollars par semaine, on garde 100 dollars pour notre nourriture et on envoie 500 dollars à notre famille », détailleti­l.

Les producteur­s québécois le disent sans gêne, assure Fernando Borja, directeur de FERME : « Si les travailleu­rs étrangers n’étaient pas là, il n’y aurait pas de fermes. » Les emplois agricoles sont généraleme­nt payés au salaire minimum et éreintants physiqueme­nt. « Ce n’est pas que les Québécois ne sont pas bons, mais ils ne restent pas », poursuit Fernando Borja, insistant sur l’importance de la stabilité de la maind’oeuvre.

Même constat de la part du Conference Board du Canada : « Sans les travailleu­rs étrangers temporaire­s, il est probable qu’une grande partie des terres agricoles du Canada serait laissée en friche », liton dans une recherche réalisée pour le Conseil canadien pour les ressources humaines en agricultur­e (CCRHA). On y parle même de délocalisa­tion inversée, sans grand débat public, contrairem­ent à la délocalisa­tion des entreprise­s. « Plutôt que de déplacer les fermes à l’endroit où vivent les travailleu­rs, nous emmenons les travailleu­rs là où sont les fermes. »

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