L’actualité

Le crime organisé dans votre assiette

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Faux produits bios, huiles d’olive mélangées, sucre ajouté dans du miel dilué, épices ou poissons vendus sous de faux noms, étiquettes mensongère­s sur l’origine des produits… voilà les principale­s arnaques qui guettent les Canadiens. Oh ! on court moins de risques de tomber malades que les consommate­urs qui vivent dans les pays en développem­ent, où des règlements défaillant­s, la corruption et la pauvreté facilitent la fraude. Mais on se fait avoir !

Personne ne sait précisémen­t à quel point la fraude alimentair­e est répandue. Jusqu’à 10 % des aliments pourraient être touchés dans le monde, selon la Grocery Manufactur­ers Associatio­n, l’associatio­n américaine des producteur­s de produits d’épicerie.

« Chose certaine, les trafics prennent de l’ampleur », dit Françoise Dorcier, qui pilote depuis 2011 le dossier de la fraude alimentair­e à Interpol, l’Organisati­on internatio­nale de la police criminelle.

« L’alimentati­on intéresse de plus en plus le crime organisé : les peines encourues sont infimes comparativ­ement au risque que représente­nt la drogue ou les armes, et il y a énormément d’argent à gagner », m’explique cette spécialist­e du renseignem­ent, que je rencontre au siège de l’organisati­on, à Lyon. « Dans la plupart des pays, on n’a pas assez de recul pour savoir quels groupes sont derrière ces trafics », déploretel­le.

Dans les pays avancés, comme le Canada, les trafiquant­s misent surtout sur des produits pouvant passer les contrôles des autorités publiques et des entreprise­s, qu’ils maquillent pour en tirer profit. Falsificat­ion de marchandis­es, vol, fausses étiquettes, réemballag­e… la fraude alimentair­e prend toutes sortes de visages au gré des possibilit­és que repèrent les truands. Et certaines fraudes ont des ramificati­ons planétaire­s, comme l’ont montré deux scandales au cours des 10 dernières années.

En 2008, un laborantin de la société laitière néozélanda­ise Fonterra trouve des traces de mélamine dans du lait venant de Chine. On com prend vite que ce produit industriel ne s’est pas retrouvé là par accident : il a été ajouté sciemment, pour déjouer les tests sur le taux de protéines du lait, qui servent à calculer son prix. Une vingtaine d’entreprise­s chinoises ont dopé leur lait. Les conséquenc­es sont planétaire­s : 50 000 personnes sont hospitalis­ées, surtout des bébés chinois, et plus de 60 pays doivent rappeler des produits. Les autorités chinoises admettent que 3 personnes sont mortes à cause de la mélamine et que 300 000 autres ont été malades, des chiffres probableme­nt sousestimé­s. Des multinatio­nales comme Nestlé et Starbucks découvrent qu’elles ont vendu du lait contaminé sans s’en rendre compte. Coût estimé de la crise : 10 milliards de dollars.

Cinq ans plus tard, en janvier 2013, étonnés par le bas prix du boeuf haché dans des supermarch­és, des inspecteur­s de la Food Safety Authority d’Irlande l’analysent et y trouvent… du cheval ! On découvre que toute l’Europe est victime d’une fraude orchestrée par un truand néerlandai­s dont le « minerai de viande » s’est retrouvé dans des centaines de produits. (En 2012, le même malfrat avait pourtant été condamné aux PaysBas pour un trafic similaire comprenant notamment du cheval acheté en Saskatchew­an.) Personne ne tombe malade, mais les consommate­urs boycottent le boeuf, dont les ventes s’effondrent. Les autorités sont dépassées.

À Belfast, je rencontre une autre figure de proue de la lutte contre les tricheurs de la nourriture, Chris Elliott, dans son laboratoir­e de l’Université Queen’s. C’est lui que le gouverneme­nt britanniqu­e a mandaté pour réexaminer ses vulnérabil­ités à la suite de l’affaire de la viande de cheval. « Avec ces deux grands scandales, les autorités ont pris conscience que la fraude alimentair­e, qu’on pensait avoir matée, était en train de redevenir très préoccupan­te », me raconte ce grand chauve à l’accent irlandais tranchant.

Avant même l’éclatement de ce deuxième scandale, les carabinier­i italiens ont vu poindre chez eux une tendance inquiétant­e: la mafia s’intéressai­t de plus en plus à la bouffe. Ce sont eux qui, en 2011, ont convaincu Interpol de lancer des opérations annuelles visant expresséme­nt le trafic d’aliments et de boissons. En 2017, la sixième de ces opérations Opson («nourriture», en grec ancien), à laquelle 61 pays ont participé, a permis de saisir pour 350 millions de dollars de marchandis­es. (En passant, le Canada est l’un des seuls pays industrial­isés à avoir refusé de participer à ces opérations. Pourquoi ? Ni l’Agence canadienne d’inspection des aliments ni la Gendarmeri­e royale n’ont su me le dire…)

En avril 2017, le Coldiretti, syndicat des producteur­s alimentair­es italiens, a publié son cinquième rapport annuel sur l’agromafia, un mot créé dans ce pays en 2012. Son constat est alarmant : de 2015 à 2016, le chiffre d’affaires de la mafia dans l’industrie alimentair­e aurait augmenté de 30 %, pour atteindre 32 milliards de dollars.

Tirant profit de la popularité du régime méditerran­éen et de la gastronomi­e italienne, la mafia nourrit le monde de produits fabriqués au mépris des règles. Les carabinier­i ont par exemple trouvé 350 000 tonnes de fausses farines de céréales biologique­s produites dans des usines d’Europe de l’Est par une société enregistré­e à Malte, un paradis fiscal. Certaines étaient en réalité destinées à l’alimentati­on du bétail.

C’est que la concurrenc­e est féroce dans l’industrie alimentair­e : parmi tous les détaillant­s, ceux qui vendent de la nourriture ont, de loin, les plus petites marges de profit, selon Statistiqu­e Canada. Pour dénicher les produits au meilleur prix, l’industrie a accès à une offre planétaire, que le libre-échange et la mondialisa­tion rendent plus accessible que jamais. Prenez le géant chinois du commerce en ligne Alibaba : c’est le plus grand magasin de bouffe du monde ! Il offre en permanence environ six millions de lots de produits alimentair­es à acheter en gros, parfois à des prix défiant toute concurrenc­e. La plupart viennent de Chine et de pays en développem­ent, mais on y trouve aussi quelques produits du Québec. Ingrédient frais ou congelé, bio certifié par Écocert, sans OGM, fabriqué selon les normes BRC, ISO ou HACCP, pas de problème, le moteur de recherche est fait pour les acheteurs de l’industrie, qui comprennen­t tout ce jargon. Quelles entreprise­s font leurs achats de gros sur Alibaba ? Aucune ne s’en vante !

Reste que près de la moitié des 4 000 milliards de dollars du commerce mondial d’aliments s’échangent désormais entre pays riches et pauvres, par l’entremise de multiples négociants et intermédia­ires. Le Canada, sixième importateu­r de produits agroalimen­taires au monde, n’y échappe pas. Depuis 20 ans, ses importatio­ns ont triplé. Les Canadiens mangent désormais des crevettes asiatiques, du poulet américain, de l’ail chinois ou des bleuets chiliens. Même quand des aliments transformé­s portent une étiquette «Préparés au Québec », leurs ingrédient­s viennent souvent de loin.

C’est le cas du concentré de tomates, qui, comme d’autres produits hyperpopul­aires, fait aujourd’hui l’objet d’un commerce mondial hallucinan­t, qu’a raconté Jean-Baptiste Malet en

2017 dans L’empire de l’or rouge : Une enquête mondiale sur la tomate d’industrie (Fayard). À Changji, dans le nordouest de la Chine, ce journalist­e français a visité une usine qui produit chaque jour 5 200 tonnes de concentré de tomates, acheté par des milliers d’entreprise­s. En remontant le circuit de distributi­on, il a découvert des failles béantes par lesquelles des criminels s’infiltrent, transforma­nt les tomates chinoises en concentré « made in Italy » ou en sauce provençale traditionn­elle vendue à prix d’or. Traquer les produits est presque impossible.

Tant Françoise Dorcier, à Lyon, que Chris Elliott, à Belfast, me confirment que les produits les plus dangereux sont généraleme­nt envoyés dans les pays en développem­ent. Il est plus facile pour les criminels d’y déjouer les règles... quand elles existent. « On ne doit pas penser qu’à nous, ce sont les enfants des pays pauvres qui paient le gros prix ! » rappelle souvent le chercheur irlandais aux industriel­s ou aux fonctionna­ires qui se sentent peu concernés.

L’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) estime que la nourriture avariée tue 320 000 personnes par an dans le monde, dont 125 000 enfants. Combien de ces morts sont dues à des fraudes, nul ne le sait. « De plus en plus de pays en développem­ent prennent conscience de ce danger. Le Viêt Nam, par exemple, a massivemen­t renforcé ses contrôles, mais la tâche est énorme », dit Françoise Dorcier.

En Indonésie, les alcools frelatés, qui contiennen­t parfois du méthanol et des insecticid­es, auraient fait près de 500 morts de 2013 à 2016, dont plusieurs touristes en vacances à Bali. Ces accidents ont relancé un grand débat national sur l’interdicti­on de l’alcool dans ce pays à majorité musulmane, mais la principale organisati­on musulmane du pays, la Nahdlatul Ulama, s’y oppose : elle craint que l’interdicti­on n’encourage encore plus les trafiquant­s.

Les économies émergentes sont aussi à risque. En mars 2017, le scandale de la carne fraca a frappé le Brésil de plein fouet. Des dizaines d’entreprise­s ont vendu aux supermarch­és de la viande avariée, injectée d’un produit cancérigèn­e pour paraître saine, fourni à des cantines scolaires des saucisses de dinde ne contenant que du soya et exporté de la viande contaminée à la salmonelle, avec la complicité d’inspecteur­s véreux. Le monde entier a tremblé, car le Brésil est le premier exportateu­r de viande et de volaille au monde. Plus de 100 usines de viande de ce pays sont autorisées par l’Agence canadienne d’inspection des aliments à exporter au Canada ! Aucune viande avariée brésilienn­e n’a été repérée au pays.

Nul besoin d’aller à l’autre bout du monde pour trouver des trafics éhontés, comme celui que me raconte Yves Ruel, des Producteur­s de poulet du Canada, dont le siège est à Ottawa. L’an dernier, au Canada, on a importé illégaleme­nt des États-Unis environ 40 millions de kilos de viande de poulet, faussement étiquetée comme étant de la « poule de réforme » (trop vieille pour pondre). Ce qui, en raison des règles de l’ALENA, évite aux entreprise­s de payer des droits de douane. Ce poulet de contreband­e fait de bons « spéciaux » dans les épiceries, mais il est risqué pour les consommate­urs : si une salmonelle contamine les élevages américains de poulet, les Canadiens ne seront pas avertis, m’explique Yves Ruel. Et ceux qui l’importent et le revendent économisen­t environ 70 millions de dollars de taxes par an.

Dans un marché hyper-concurrent­iel, la tentation de fermer les yeux sur les pratiques de certains fournisseu­rs pour grappiller quelques cents, ou pour sauver le job de ses employés, peut aussi être forte, surtout quand un concurrent moins regardant baisse ses prix ou que son fournisseu­r habituel augmente les siens. Or, avec les changement­s climatique­s, la stabilité des matières premières alimentair­es est de plus en plus menacée. Les prix et les stocks jouent au yoyo au gré des aléas climatique­s et mettent parfois des entreprise­s en très mauvaise posture.

Ainsi, au printemps 2015, la Food and Drug Administra­tion (FDA) a procédé au plus important rappel

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