L’édito
De quoi le monde a-t-il le plus besoin cette année ? De respirer par le nez ! répond l’Assemblée générale des Nations unies, qui a adopté une résolution proclamant que 2019 serait l’Année internationale de la modération. En termes plus diplomatiques, cela veut dire de « faire mieux entendre les voix des modérés par la promotion du dialogue, de la tolérance, de la compréhension et de la coopération ».
Avouez que c’est une idée qui a du mérite à notre époque de bruit et de fureur. Fermez les yeux un instant et imaginez un monde où Donald Trump n’aurait pas été élu, où les trolls seraient disparus des réseaux sociaux et où les Hubert Lenoir et les Catherine Dorion pourraient assumer leur différence sans diviser la nation…
J’en entends déjà qui s’esclaffent : encore une déclaration pétrie de bons sentiments de la part de l’ONU, dépassée par la tournure de plus en plus brutale des affaires mondiales. Les cyniques n’ont pas tort d’y voir des voeux pieux, car la portée déjà purement symbolique de cette déclaration est réduite à presque rien par le refus des États-Unis et d’Israël de l’appuyer.
Il faut le reconnaître, c’est une sale époque pour les modérés. Le niveau d’anxiété sociale et économique est à la hausse, et les populistes accumulent les succès électoraux en chauffant à blanc le ressentiment général. Lorsque leurs promesses simplistes échouent à donner des résultats, ils trouvent un bouc émissaire sur qui rejeter la faute !
Au Canada, il sera particulièrement tentant de céder à la facilité pour marquer des points en cette année électorale, alors que le pays est plus tiraillé que jamais entre la quête de croissance économique et l’impératif besoin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’équation est difficile à résoudre, et elle devient quasiment insoluble quand les esprits s’échauffent.
On en a eu un avant-goût en décembre, quand le premier ministre François Legault a braqué l’Alberta contre le Québec en déclarant qu’il ne voulait pas voir couler de pétrole sale dans sa province. Un peu de modération dans les propos du premier ministre aurait augmenté les chances de réussite de son projet d’exporter l’énergie verte d’Hydro-Québec dans le reste du Canada.
François Legault a plutôt donné aux politiciens albertains une autre belle occasion de tenir le Québec responsable de leurs difficultés économiques, causées en réalité par la gestion à courte vue de leurs richesses pétrolières et leur absence de volonté de diversifier l’économie de leur province. Le tumulte ainsi créé a permis par ailleurs au gouvernement Legault de faire oublier un instant qu’il manque lui-même grandement d’ambition pour modérer la consommation d’hydrocarbures du Québec. Un rapport de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal est venu discrètement rappeler, peu avant Noël, que la tâche était grande. Les Québécois ont consommé 33 % plus d’essence en 2017 qu’en 1990, et les ventes de VUS et de camions légers ont explosé de 246 %.
La politique de la modération est un art difficile. D’autant qu’en cette ère de médias sociaux, les modérés ont un problème d’image. Les forts en gueule aiment les caricaturer comme des faibles qui manquent de courage et de conviction, trop peureux pour s’attaquer aux soi-disant vrais problèmes.
C’est pourtant l’inverse qui est vrai ! Le vrai courage réside dans la douloureuse opération qui consiste à s’ouvrir aux idées qui contredisent les nôtres, dans l’effort pour trouver un équilibre entre des principes opposés. « Monter aux extrêmes, c’est la facilité », aime rappeler l’homme politique français Alain Juppé, inspiré par sa biographie de Montesquieu, ce philosophe des Lumières qui faisait l’éloge... de la modération.