Champ libre
Alors, le pot, ça va ?
Les rues ne sont pas infestées par des zombies complètement gelés ? Les adolescents n’ont pas abandonné l’école en masse pour se consacrer à l’écoute en boucle de l’oeuvre de Cheech & Chong en adoptant un régime exclusivement composé de Cheetos et de Jos Louis ?
Bon. Alors maintenant que le business médiatique — et politique ! — de l’hystérie collective recule un peu, permettez que je pose une question. Pourquoi fumeton du cannabis ?
Ce n’est pas une interrogation banale. Et elle renvoie à autre chose qu’aux plaisirs gustatifs, comme l’alcool. Puisqu’on peut boire par goût, sans s’enivrer, mais qu’on ne peut évidemment pas fumer sans buzz. Alors, pourquoi ce buzz ? Et les autres, plus puissants encore, qui projettent l’esprit dans une voie parallèle autrement fascinante ?
Il y a un début de réponse dans Trip, de l’auteur américain Tao Lin. Essai en forme d’écho à son roman Taipei, dans lequel il évoquait ses abus de psychotropes, Trip est un voyage dans l’histoire des drogues psychédéliques. Lin y expose ses penchants dépressifs, ses dépendances aux produits pharmacologiques, puis relate comment il s’est guéri des deux grâce au cannabis, au LSD (l’acide), au DMT (c’est compliqué, vous googlerez) et à la psilocybine (l’agent actif des champignons magiques).
Mais c’est avant tout un ouvrage qui expose le degré d’aliénation dans lequel nombre d’entre nous vivons, calmant nos gros nerfs aux anxiolytiques et nos coups de blues aux antidépresseurs. Comme si de rien n’était. Comme si ce n’était pas aussi de la drogue.
Je vous entends déjà me dire que je mélange les choses : drogues et médicaments. Intuitions d’auteur et science. Suivezmoi une minute, je vous prie. Je pense que ça vaut la peine d’explorer la nature de ces substances qui modifient nos perceptions et altèrent notre conscience.
C’est ce que fait Michael Pollan dans How to Change Your Mind. L’auteur révéré d’In Defense of Food s’intéresse lui aussi aux psychédéliques, comme Lin. Et comme Timothy Leary et Aldous Huxley bien avant eux. Il en fait l’essai et explore avec des scientifiques le potentiel curatif de ces composés, comme il était envisagé de le faire jusqu’au milieu des années 1960, avant que ceuxci passent dans l’illégalité : à titre d’excellents expédients pour comprendre le fonctionnement de l’esprit.
Les recherches se multiplient en ce sens. On administre du MDMA (ecstasy) aux dépressifs. Du LSD à
des patients paralysés par l’anxiété. Et les résultats sont si probants qu’on ne peut que se demander si, pour des motifs politiques, on n’a pas interdit des drogues aux vertus pourtant remarquables, que des psychiatres employaient autrefois pour leurs thérapies. C’est ce que croit le Dr Robin CarhartHarris, qui mène justement ce genre d’études au RoyaumeUni.
Michael Pollan, pour sa part, a rencontré des cancéreux que l’acide a aidés à faire la paix avec la mort. Il a luimême constaté que le voyage mental vécu lors d’un buzz, en compagnie d’un professionnel de la santé (parce qu’avec d’aussi puissantes substances on ne doit surtout pas s’automédicamenter ni ingérer n’importe quoi), pouvait lui permettre de mieux se comprendre, de nettoyer sa conscience de tout ce qui l’empêchait d’envisager le monde sans le faire passer par le filtre de son égo. Le rapport avec le cannabis ? Sans provoquer de spectaculaires effets hallucinatoires, le pot recèle d’autres possibilités qu’un usage à des fins récréatives. Et c’est probablement sa plus grande différence avec l’alcool, et la raison pour laquelle la drogue est si mal comprise par celles et ceux qui n’en consomment jamais.
Le cannabis altère les sens et la pensée. Il découpe les formes, fait irradier les couleurs, teinte les sons. Il permet de réfléchir autrement, fait naître des idées parfois inouïes, alimente l’imaginaire et pacifie l’esprit. Pas toujours. Pas pour tout le monde non plus. Les drogues psychédéliques ne conviennent surtout pas aux trop jeunes et malléables esprits ni aux personnes souffrant de troubles psychotiques.
Mais pour toute substance, il y a des contreindications. Ne nous en tenons pas là.
Ce qui m’intéresse, c’est le désir de milliers de gens de réenchanter leurs vies par les psychédéliques. Et que ce besoin a sans doute aussi à voir avec la nécessité de renouer avec une idée du mystère, d’un autre sens pour nos vies que celui du travail–famille–WiFi qui nous est imposé.
Estce que cela comporte des risques ? Évidemment. Estce que j’intellectualise une simple évasion du réel ? Bien sûr ! Mais il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de la drogue. Seulement de tenter de comprendre pourquoi tant de gens cherchent à se sauver momentanément de l’affliction du quotidien pour ajouter à leur vie une touche de magie, et accéder à un autre niveau de conscience. Il est trop facile de les ranger dans une petite case sur laquelle on a écrit « drogués » pour satisfaire notre morale.
Le pot recèle d’autres possibilités qu’un usage à des fins récréatives. Et c’est probablement la raison pour laquelle la drogue est si mal comprise par celles et ceux qui n’en consomment jamais.