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Les périls de vendre de la poutine au Qatar

Est-il moralement défendable pour les chaînes de restaurati­on rapide canadienne­s d’aller vendre des frites ou des beignets dans des pays où les droits de la personne sont régulièrem­ent bafoués ?

- PAR COREY MINTZ | ILLUSTRATI­ON DE KYLE SCOTT

Est-il moralement défendable pour les chaînes de restaurati­on rapide canadienne­s d’aller vendre des frites ou des beignets dans des pays où les droits de la personne sont régulièrem­ent bafoués?

La limite de son expansion, le fondateur et PDG de la chaîne Smoke’s Poutinerie la trace à la Corée du Nord. « Je ne ferais pas des affaires avec n’importe qui », dit Ryan Smolkin en énumérant la liste des pays — dont certains dirigés par des régimes autoritair­es — où il cherche à étendre son réseau de franchises de restaurati­on rapide, qui compte 150 adresses au Canada et aux États-Unis. « Je ne vais pas me “vendre” à quelqu’un simplement parce qu’il a de l’argent. »

Ryan Smolkin a ouvert son premier Smoke’s Poutinerie à Toronto il y a une dizaine d’années, et le concept a rapidement fait des petits. En 2012 déjà, la chaîne comprenait 40 restaurant­s, une expansion qui nourrit l’appétit des clients pour la poutine, mais qui est alimentée en retour par l’engouement des Canadiens pour ce classique québécois. Le PDG prévoit que d’ici cinq ans il y aura 1 300 Smoke’s Poutinerie dans le monde, une croissance de 767 %.

La vedette de la chaîne est bien sûr le trio frites, fromage en grains et sauce, mais la liste des ajouts possibles se décline à l’infini, du poulet à la jerk (une marinade relevée) aux pierogis (des pâtes farcies d’origine polonaise). Le menu sera adapté aux di¤érents marchés — par exemple, de l’agneau au lieu du porc au MoyenOrien­t. Ryan Smolkin a signé à la fin de 2018 des ententes pour 12 adresses au Qatar, et les négociatio­ns se poursuiven­t en Russie, en Turquie, au Pakistan, en Irak et en Iran. L’homme d’affaires a également une lettre d’intention pour 35 restaurant­s en Arabie saoudite, actuelleme­nt en veilleuse à cause des tensions entre les gouverneme­nts du Canada et de la monarchie islamique. Le PDG de Smoke’s Poutinerie a cependant bon espoir de pouvoir bientôt procéder à cet accroissem­ent.

La poutine est loin d’être l’ingrédient de base de l’exportatio­n canadienne en Arabie saoudite : ce sont surtout des armes et des véhicules militaires qui y sont vendus. Quand on lui demande si la trajectoir­e de l’Arabie saoudite en matière de respect des droits de la personne est une préoccupat­ion pour l’entreprise, Ryan Smolkin refuse de commenter. « Je ne me mêle pas de politique », dit-il.

Il demeure que faire des a¤aires dans ce pays qu’Amnistie internatio­nale dénonce en regard de la discrimina­tion religieuse, de la restrictio­n de la liberté d’expression, de la torture de prisonnier­s et de la limitation des droits des femmes, cela signifie prendre des décisions pour soutenir ou contester les normes existantes. Et Smoke’s Poutinerie n’est pas la seule marque alimentair­e canadienne à devoir faire face à ces questions.

En 2017, Second Cup a ouvert un café à Téhéran, son premier en Iran. La chaîne canadienne a des franchises dans 33 pays, certains ayant des antécédent­s douteux en matière de droits de la personne, dont l’Azerbaïdja­n, l’Angola, Bahreïn, Chypre, l’Égypte, l’Irak, le Liban, la Malaisie, Oman, le Pakistan, le Qatar, la Roumanie, l’Arabie saoudite et le Yémen. (L’entreprise a refusé de commenter les violations des droits de la personne dans ces pays.)

« Si vous allez dans un café Tim Hortons ou Second Cup au MoyenOrien­t, et j’en ai visité plusieurs, vous verrez pourquoi ils sont si populaires », dit Walid Hejazi, professeur agrégé de commerce internatio­nal à l’École de gestion Rotman, de l’Université de Toronto, et membre du Conseil de commerce canado-arabe. « Les Canadiens ont la réputation d’être très polis, ouverts d’esprit… Ce qui explique que tant de marques canadienne­s ont autant de succès au Moyen-Orient. » (Tim Hortons, une autre chaîne née au Canada, aujourd’hui propriété d’un fonds d’investisse­ment mondial, envisage d’ouvrir plus de 1 500 succursale­s en Chine d’ici 10 ans.)

Il est peu probable qu’un café ou un restaurant de poutine participe à une forme d’esclavage moderne, comme cela s’est vu sur le chantier de constructi­on du stade de football au Qatar (en vue de la Coupe du monde 2022), où une enquête d’Amnistie internatio­nale a révélé que les passeports de nombreux travailleu­rs migrants avaient été confisqués, leur paye suspendue, et qu’ils avaient été forcés de s’endetter. Reste que ces nouveaux marchés présentent des défis en matière de main-d’oeuvre et d’approvisio­nnement.

Ouvrir une boutique ou un café dans un pays connu pour bafouer les droits de ses citoyens signifie qu’il incombe à l’entreprise de s’assurer que des

« Les Canadiens ont la réputation d’être très polis, ouverts d’esprit… Ce qui explique que tant de marques canadienne­s ont autant de succès au Moyen-Orient. » WALID HEJAZI, PROFESSEUR AGRÉGÉ DE COMMERCE INTERNATIO­NAL À L’ÉCOLE DE GESTION ROTMAN, DE L’UNIVERSITÉ DE TORONTO

normes comme la santé et la sécurité au travail, par exemple, qui sont importante­s au Canada mais peu considérée­s dans certaines parties du monde, sont respectées. « Cela me paraît très naïf », dit Seema Joshi, responsabl­e de l’équipe Entreprise­s et droits humains à Amnistie internatio­nale. « De façon générale, les Canadiens ne s’imaginent pas que des entreprise­s canadienne­s puissent causer ou contribuer à causer de mauvais traitement­s dans d’autres pays. »

Le travail d’Amnistie internatio­nale montre, dit-elle, que des entreprise­s alimentair­es peuvent être impliquées. En Indonésie, par exemple, de l’huile de palme extraite par des enfants s’est retrouvée dans des produits des sociétés Nestlé et Kellogg’s. En Birmanie, une filiale du brasseur chinois Kirin a soutenu financière­ment l’armée, sur fond de nettoyage ethnique. « Les entreprise­s ont la responsabi­lité de respecter les droits de la personne dans leurs activités partout dans le monde, dit Seema Joshi. C’est une norme acceptée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. » Ce qui veut dire que même si ce n’est pas une loi, les États membres sont tenus de se soumettre à ce standard. Les Nations unies ont aussi publié un guide, La responsabi­lité des entreprise­s de respecter les droits de l’homme. « Aucune entreprise ne nous a dit directemen­t qu’elle n’avait pas de responsabi­lité sociale. Mais elles savent aussi que dans les pays où elles font des a‘aires, il n’y a souvent aucune loi qui les oblige à rendre des comptes sur le respect qu’elles accordent ou non aux droits de la personne. »

La France est allée plus loin en 2017, en promulguan­t la loi sur le devoir de vigilance des entreprise­s, qui oblige celles-ci à établir des plans de prévention des violations dans toutes leurs activités, y compris celles de grandes entreprise­s fonctionna­nt hors de France. Au Canada, comme dans la plupart des États membres des Nations unies, la responsabi­lité de faire respecter les droits de la personne revient aux entreprise­s elles-mêmes.

Le professeur Walid Hejazi croit que les expansions d’entreprise­s canadienne­s dans des pays où les droits sont bafoués apportent des bénéfices à ces pays. En plus d’échanges commerciau­x fructueux, dit-il, le Canada exporte aussi une influence culturelle progressiv­e, ce dont il a lui-même été témoin. « Au fil de mes échanges avec les Saoudiens, j’ai vu ces 10 dernières années un changement d’attitude radical », dit-il. Il cite le droit de conduire pour les femmes et l’atténuatio­n des distinctio­ns entre les sexes, « sous l’influence de l’Occident ».

Les économiste­s du libre marché et les défenseurs des droits de la personne continuero­nt longtemps de débattre pour déterminer si les investisse­ments internatio­naux et les échanges commerciau­x avec des régimes oppressifs ouvrent ces derniers aux valeurs libérales et démocratiq­ues ou s’ils servent de leviers économique­s aux leaders autoritair­es. À l’époque où se discutait l’adhésion de la Chine à l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC), le président des États-Unis d’alors, Bill Clinton, était d’avis, comme le professeur Hejazi aujourd’hui, que le capitalism­e favorisera­it la démocratie. « En se joignant à l’OMC, la Chine n’accepte pas seulement d’importer davantage de nos produits, a dit Clinton devant un auditoire de l’Université John Hopkins en 2000. Plus la Chine libéralise­ra son économie, plus elle libérera le potentiel de son peuple. »

Bien qu’attrayante, la vision de Clinton ne s’est pas traduite dans les résultats. La Chine a aboli en mars 2018 la limitation des mandats présidenti­els, ce qui a permis à Xi Jinping de devenir président à vie, lui qui a par ailleurs été vivement critiqué pour avoir détenu des dizaines de milliers, voire plus d’un million, de personnes de minorités ethniques et religieuse­s dans des camps de rééducatio­n. Aucun partenaire commercial ne s’en est mêlé.

Le paysage culinaire de l’Arabie saoudite est très influencé par l’Occident. Cela s’accompagne d’une modération dans les idées politiques, selon Walid Hejazi. Et c’est tout aussi précieux pour les Canadiens, croit le professeur de commerce internatio­nal, que les milliards de dollars d’échanges commerciau­x. « L’engagement du Canada envers l’Arabie saoudite repose sur deux piliers. Le premier est la relation économique en pleine croissance. L’autre est l’incidence sur ce pays que nous pouvons avoir au moyen d’un échange d’idées, par l’intermédia­ire d’échanges étudiants, d’échanges commerciau­x. Ce sont autant de gens qui viennent au Canada et qui voient des hommes et des femmes dans la même pièce, des femmes qui conduisent une auto, des gens qui discutent de questions controvers­ées. Ils voient que notre société ne va pas s’e‘ondrer. Que cela ne doit pas être perçu comme une menace. »

Le café glacé ne protégera pas la liberté d’expression et la poutine ne transforme­ra pas une monarchie en démocratie, le professeur Hejazi en convient. Mais ils peuvent être plus efficaces que la force ou les sanctions. « Lorsqu’on applique des pressions très intenses sur ces pays, cela a généraleme­nt des effets inverses à ceux escomptés, dit-il. Bien des gens interprète­nt ces pressions comme une façon pour l’Occident d’imposer ses vues. »

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