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La nouvelle révolution chinoise

La Chine est en bonne voie de devenir la superpuiss­ance mondiale de l’intelligen­ce artificiel­le. Pour le meilleur et pour le pire, a constaté sur place notre journalist­e.

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La Chine est en bonne voie de devenir la superpuiss­ance mondiale de l’intelligen­ce artificiel­le. Pour le meilleur et pour le pire, a constaté sur place notre journalist­e.

Pour obtenir quelques carrés de papier hygiénique, dans les toilettes publiques du Temple du Ciel, à Pékin, j’ai dû présenter mon visage à une caméra. Le système de reconnaiss­ance faciale devait s’assurer que je n’en avais pas utilisé dans le quart d’heure précédent pour que la distributr­ice m’en refile ! Trop de visiteurs abusaient du papier de toilette, il a bien fallu rationner, nous a expliqué Su Wang, l’une des guides qui accompagna­ient notre groupe de journalist­es canadiens en juillet dernier.

On est loin de ma première visite dans la capitale chinoise, en 2002 : en entrant dans les toilettes du Temple du Ciel, un des quatre grands temples datant de l’ère impériale, j’étais tombée sur des femmes assises en rang d’oignons sur un banc troué servant de latrines, qui se soulageaie­nt tout en papotant !

Cette anecdote illustre à elle seule le formidable essor technologi­que de la Chine en moins de deux décennies. Reconnaiss­ance faciale ou vocale, robots qui détectent les émotions, systèmes qui « prédisent » des maladies : l’Empire du Milieu est le nouvel eldorado de l’intelligen­ce artificiel­le. Un eldorado qui carbure aux mégadonnée­s.

Et dans ce pays hors normes, des données, les quelque 1,4 milliard d’habitants très branchés en fournissen­t des millions chaque minute! Rien qu’en dégainant leur téléphone, ils révèlent leurs habitudes de consommati­on, leurs déplacemen­ts ou leur état de santé. De l’or en barre pour les chercheurs et les ingénieurs, qui se servent de ces mégadonnée­s pour tricoter des algorithme­s capables de donner aux machines leurs capacités d’analyse et de décision.

« Les mégadonnée­s, c’est le pétrole de l’intelligen­ce artificiel­le : c’est ce qui vaut le plus cher », résume Winston Chan, entreprene­ur montréalai­s qui s’est rendu à quelques reprises en Chine pour guider des missions économique­s, dont l’une avec de jeunes pousses du Québec.

Un des pipelines de ce carburant, c’est WeChat, une applicatio­n mobile incontourn­able pour les Chinois. Mise au point en 2011 par Tencent — l’un des trois tigres technologi­ques chinois, avec Baidu et Alibaba —, elle permet bien sûr de téléphoner ou d’envoyer des messages. Mais aussi d’accomplir toutes les activités du quotidien sans quitter l’appli : commander un taxi, payer l’épicerie ou les impôts, prendre rendez-vous chez le médecin, réserver une table, déverrouil­ler un vélo en libre-service, enregistre­r les coordonnée­s d’une nouvelle relation d’ašaires… Cette « superapp » comptait en 2018 un milliard d’utilisateu­rs quotidiens rien qu’en Chine, selon Tencent.

Avant même de mettre les pieds dans le hall tapissé d’écrans de l’hôpital Beijing Friendship, au coeur de la capitale, 60 % des patients prennent rendez-vous par l’intermédia­ire de WeChat, expliquent ses dirigeants aux huit journalist­es canadiens venus à l’invitation du Conseil d’ašaires Canada-Chine. Accueillan­t 10 000 visiteurs par jour — cinq fois plus qu’au CHUM, à Montréal —, l’établissem­ent se sert de l’intelligen­ce artificiel­le pour accélérer l’accès aux soins (un grave problème dans le pays, notamment en raison de la pénurie de médecins), améliorer la prise de rendez-vous ainsi que le paiement. Lors de notre visite, l’hôpital testait par exemple des systèmes utilisant la reconnaiss­ance faciale pour créer les fichiers des nouveaux patients. Dans l’avenir, les algorithme­s aideront aussi les médecins à poser des diagnostic­s, comme le montrait une étude de chercheurs chinois et américains parue dans la revue scientifiq­ue Nature Medicine en février 2019. « On veut devenir l’un des meilleurs hôpitaux au monde, notamment grâce à l’intelligen­ce artificiel­le », clame le directeur, Zhong Jian.

Les meilleurs au monde. Cette expression grandiloqu­ente reviendra souvent lors de ce séjour. Fini l’époque où l’Empire du Milieu se contentait de fabriquer du bas de gamme à la chaîne. Aujourd’hui, il s’est lancé dans une course contre les géants de la Silicon Valley, et ce n’est pas pour y faire de la figuration.

La deuxième puissance économique mondiale après les États-Unis voit grand et avance vite. En 2017, ses dirigeants — dont la plupart sont ingénieurs de formation — adoptaient un plan visant à faire du pays le leader mondial de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) d’ici 2030. Une vision à long terme aussi déterminée qu’unique sur la planète, estime Jean-François Gagné, du Centre d’études et de recherches internatio­nales de l’Université de Montréal, qui se spécialise dans l’analyse comparativ­e des stratégies nationales de l’IA. « En mettant en oeuvre une vision qui s’étend sur un peu plus d’une décennie, les dirigeants envoient un signal fort aux dišérents acteurs de l’IA, dont les entreprise­s, les municipali­tés et les université­s. Le message est clair : l’IA est le pilier du développem­ent économique de la Chine. »

Au-delà des objectifs économique­s, si l’État joue un rôle prépondéra­nt dans le développem­ent et le financemen­t de cette industrie, c’est aussi pour doper sa puissance mili

taire, avance Benoît Hardy-Chartrand, professeur au Départemen­t d’a aires internatio­nales de l’Université Temple, à Tokyo. Selon lui, c’est grâce à l’IA et aux nouvelles technologi­es que la Chine pourra rattraper et peut-être dépasser un jour les États-Unis. «‡L’État a investi plusieurs milliards de dollars dans leur développem­ent, et l’Armée populaire de Chine a déjà commencé à intégrer l’IA à ses armements. Le Parti communiste chinois est devenu un acteur central dans l’expansion de l’intelligen­ce artificiel­le en Chine.‡»

Pour appliquer la stratégie de l’État, les géants du BAT — Baidu, Alibaba et Tencent, grosso modo les Google, Amazon et Facebook chinois — mènent le bal, et ils ne sont pas seuls à chau er sérieuseme­nt leurs concurrent­s de la Silicon Valley‡: dans le palmarès des 20 grandes sociétés Internet du monde de Kleiner Perkins (une société de capital de risque californie­nne et une référence en matière d’analyse du Web), 11 sont américaine­s… et 9 chinoises.

Pionnier de l’IA chinoise, Max Yuan se réjouit du positionne­ment clair du gouverneme­nt. Parti de rien, cet entreprene­ur de Shanghai a fondé en 2001 Xiaoi, une société qui met notamment au point des robots conversati­onnels. «‡Soutenu par le gouverneme­nt, l’environnem­ent en Chine est propice à la croissance [de l’IA]. Nous pouvons recruter les meilleurs talents, dont les étudiants chinois formés à l’étranger, qui n’hésiteront pas à revenir au pays pour faire progresser la nation‡», soutient-il.

Pékin compte même sa propre «‡Silicon Valley‡»‡: le quartier de Zhongguanc­un (prononcez «‡jong-gwan-soon‡»), au nord de la capitale. Ce secteur, qui regroupait dans les décennies 1980 et 1990 les vendeurs de babioles électroniq­ues, est devenu ces dernières années l’épicentre de l’IA chinoise. C’est d’ailleurs là que Google — dont le célèbre moteur de recherche est, ironie du sort, inaccessib­le en Chine — bâtit actuelleme­nt son premier centre de recherche consacré à l’IA en Asie.

Dans un quartier voisin de Zhongguanc­un se trouve par ailleurs une des plus grandes usines à fabriquer des ingénieurs en sciences, technologi­es, génie et mathématiq­ues au monde : l’Université Tsinghua, qui compte notamment le président de la Chine, Xi Jinping, parmi ses diplômés. En juillet 2018, un rapport publié par ce MIT chinois révélait que la Chine détenait le plus grand nombre de brevets de produits d’IA sur le globe, suivie de près par les États-Unis et le Japon. Le nombre de diplômes en sciences et en génie décernés en Chine a augmenté de plus de 350 % de 2000 à 2014, nettement plus rapidement qu’aux États-Unis — 65 %, selon la Fondation scientifiq­ue nationale américaine.

« La planète entière sous-estime la Chine en ce moment », dont son potentiel en IA, dit Gabriel Talbot-Lachance, un entreprene­ur québécois dans la quarantain­e qui vit à Shanghai depuis 2014. Avec son collègue Yanick Landry, il s’est lancé il y a trois ans dans l’intelligen­ce artificiel­le made in China : leur entreprise, Pipemind (ancienneme­nt EVO Intelligen­ce), a notamment conçu un outil pour aider les dentistes à poser un diagnostic : grâce aux mégadonnée­s, leur petite équipe d’une dizaine d’employés entraîne les machines à analyser des problèmes orthodonti­ques complexes afin de déterminer le meilleur traitement.

Même si l’entreprise est un poids plume sur l’échiquier national de l’IA, les a«aires tournent rondement, dit-il. « Rien qu’avec WeChat, on va chercher tellement de données qu’on peut créer un produit d’intelligen­ce artificiel­le performant », raconte le dynamique entreprene­ur devant une eau pétillante dans un hôtel de Shanghai. « La Chine, c’est énorme en matière de marché. Tu peux faire un bide monumental à l’échelle chinoise, mais faire de l’argent quand même ! »

Ça donne une idée de l’avalanche de mégadonnée­s que peut récolter un mastodonte comme JD.com (propriété d’Alibaba), principal détaillant chinois, à la fois en ligne et hors ligne. Quelque 14 000 personnes s’activent à son siège social, un bâtiment en verre flambant neuf — dont la superficie frise celle de la Place Ville-Marie, à Montréal — situé à Yizhuang, à une trentaine de kilomètres au sud du centre de Pékin. Ici, la création d’algorithme­s sert notamment à améliorer « l’expérience client » et à prédire le comporteme­nt des consommate­urs, explique la relationni­ste Tracy Yang. Services à la clientèle, stratégies marketing, logistique (dont la livraison par drones) : à JD.com, tout est lié à l’intelligen­ce artificiel­le, précise-t-elle.

« Avec plus de 300 millions de clients dans toute la Chine, on ne peut pas assurer le service à la clientèle uniquement avec des êtres humains ! » dit-elle. Les robots sont même dotés de facultés émotionnel­les et peuvent déceler l’humeur de l’internaute — 80 % des commandes sont passées à partir d’un téléphone intelligen­t, la plupart dans WeChat —, afin de lui offrir une promotion en conséquenc­e, poursuit Tracy Yang.

Forcément, la montée fulgurante de l’IA dans l’Empire du Milieu empiète sur la vie privée de ses citoyens. Dans les grandes villes, par exemple, impossible d’échapper à l’oeil inquisiteu­r des caméras de reconnaiss­ance faciale. Grâce à elles, entre autres sources, l’État recueille de précieux renseignem­ents pour nourrir son système de crédit social, qui attribue une note aux personnes en fonction de leur comporteme­nt, de leur situation financière ou de leur passé. Ajoutez à cela le fait que des géants de la techno connaissen­t tout de leurs déplacemen­ts ou de leurs préférence­s alimentair­es… Les Chinois ne craignent-ils pas les dérives de cette abondance de données recueillie­s sur eux ? Chaque fois que j’ai posé la question, j’ai eu droit à des haussement­s d’épaules. Comme si, culturelle­ment, le Chi

nois moyen s’inquiétait peu de révéler les détails de son intimité, comme jadis dans les toilettes très publiques du Temple du Ciel…

N’empêche, lorsque Robin Li, PDG de Baidu, a armé lors d’un débat en mars 2018 que les Chinois sont «„prêts à échanger leurs données personnell­es pour plus de commodit鄻, il s’est pris une volée de bois vert sur WeChat„! Peutêtre est-ce un signe que les mentalités évoluent„?

Malgré ses ambitions, des salaires plus bas qu’aux ÉtatsUnis, une main-d’oeuvre de pointe, des mégadonnée­s à profusion et une concentrat­ion de capital de risque, la Chine n’a toutefois pas encore rattrapé son principal concurrent sur la scène mondiale de l’intelligen­ce artificiel­le, révélait en mars 2018 une étude de l’Université d’Oxford. Mais peut-être plus pour longtemps. En matière de commercial­isation et d’industrial­isation des applicatio­ns de l’IA, les Chinois sont très forts, explique Jean-François Gagné. «„Et ils vont vite„: ça ne prend pas de temps que l’argent est débloqué et que les projets se réalisent. La vitesse de réaction de l’État est impression­nante, considéran­t sa taille.„»

Même si la Chine «„peut se revirer sur un 10 cennes„», comme dit l’entreprene­ur Gabriel Talbot-Lachance, les données recueillie­s par les entreprise­s proviennen­t essentiell­ement de l’écosystème chinois. Un désavantag­e en matière d’apprentiss­age profond, remarque Jean-François Gagné. «„Alors qu’il est interdit en Chine, Facebook est par exemple présent aux États-Unis, en Indonésie, au Brésil et en Inde. Les données qu’il enregistre sont plus diversifié­es, et donc plus riches pour bâtir des systèmes d’apprentiss­age profond.„»

N’empêche, s’il faut en croire le président de la Russie, Vladimir Poutine, au XXIe siècle, « le pays qui dominera l’intelligen­ce artificiel­le dominera le monde ». Qui mise sur la Chine„?

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 ??  ?? Page précédente˜: Le quartier central des affaires de Pékin. Ci-contre˜: Le quartier de Zhongguanc­un, la «˜Silicon Valley˜» de Pékin.
Page précédente˜: Le quartier central des affaires de Pékin. Ci-contre˜: Le quartier de Zhongguanc­un, la «˜Silicon Valley˜» de Pékin.
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Page précédente˜: Un client utilise son téléphone pour accéder à un supermarch­é libre-service de JD.com. Ci-contre˜: On peut payer un passage dans le métro de Shenzhen avec l’applicatio­n WeChat.

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