L’actualité

Ne sous-estimez pas le pouvoir des mèmes

-

La plupart se présentent sous forme de blagues insignifia­ntes dans le fil de nos réseaux sociaux. Mais dans leur forme engagée, ils peuvent se révéler de redoutable­s armes politiques. Bienvenue dans le merveilleu­x (et absurde) monde des mèmes.

NE SOUS-ESTIMEZ PAS LE POUVOIR DES MÈMES

La plupart se présentent sous forme de blagues insignifia­ntes dans le fil de nos réseaux sociaux. Mais dans leur forme engagée, ils peuvent se révéler de redoutable­s armes politiques. Bienvenue dans le merveilleu­x (et absurde) monde des mèmes. – PAR JEAN-PHILIPPE BARIL GUÉRARD

La campagne électorale québécoise bat son plein. Le premier ministre sortant, Philippe Couillard, déclare qu’il est possible de nourrir une famille de deux adultes et deux enfants en 2018 avec un budget d’épicerie de 75 dollars par semaine. L’affirmatio­n, vite ridiculisé­e dans les médias traditionn­els, se répand comme une traînée de poudre dans une tout autre sphère médiatique: saisissant le potentiel comique inouï de la bourde, des créateurs rivalisent d’inventivit­é pour produire sur Facebook des microconte­nus sur le thème de l’épicerie à 75 dollars, espérant attirer la faveur — et les J’aime — de leurs publics respectifs. Des pogos déguisés en makis, une licorne au visage de Couillard, un Guide alimentair­e composé exclusivem­ent de nouilles ramen : la nouvelle, plutôt qu’être simplement relayée, est remâchée et déformée à outrance par des contribute­urs pour la plupart anonymes ou cachés derrière des pseudos. Bienvenue dans le monde merveilleu­x et décalé du mème.

Le mème — que certains appellent à la blague «mémé» et que d’autres

prononcent à l’anglaise, « mi-me » — occupe une place grandissan­te dans le fil d’actualité de beaucoup d’utilisateu­rs, particuliè­rement des jeunes, pour qui il sert à divertir, mais aussi à informer, à critiquer et parfois même à mobiliser. La campagne électorale de 2018 a prouvé qu’il possédait un potentiel politique énorme, surtout dans le camp des souveraini­stes.

Le mème serait-il la pancarte électorale du futur ? « Non. Du présent ! » répond le chercheur en sémiologie Gabriel Tremblay-Gaudette. Oui, le mème intéresse le milieu universita­ire : cette année seulement, deux colloques sur le sujet ont été présentés à l’UQAM ! Si vous fréquentez un réseau social, vous avez assurément vu passer certains des gabarits les plus classiques : Grumpy Cat (le légendaire chat grognon), Socially Awkward Penguin (un simple dessin de manchot), Disaster Girl (une fillette arborant un sourire narquois devant une maison en flammes). Ajoutez-leur d’autres éléments textuels ou graphiques et vous vous retrouvez avec un mème. Comme la caricature, il se joue de l’air du temps avec humour, laissant filtrer (ou placardant violemment) une idéologie.

J’ai découvert le concept au printemps 2012, pendant la grève étudiante. Les réseaux sociaux, autant que la rue, voire plus, constituai­ent un champ de bataille crucial à la fois pour les carrés rouges (défavorabl­es à la hausse des droits de scolarité) et pour les carrés verts (favorables). Sur Facebook ou sur Twitter, certains se sont mis à utiliser des formes de communicat­ion plus élaborées que le simple statut ou tweet: des photos ou des illustrati­ons, reprises à l’excès, sur lesquelles on apposait quelques mots, et qui servaient à ridiculise­r le camp adverse ou à conforter sa base. Certaines de ces créations mettaient en scène des figures de l’actualité, comme Gabriel Nadeau-Dubois, à qui on faisait dire un « Hey girl » invitant et suggestif, enjoignant aux carrés rouges de se mobiliser.

De fil en aiguille, ces créations éphémères ont fini par occuper plus de la moitié de mon fil d’actualité Facebook, comme celui de bon nombre de millénaria­ux et de membres de la génération Z : un recensemen­t des sources d’informatio­n préférées des

adolescent­s, réalisé par Jean-Hugues Roy dans le magazine Nouveau Projet en 2018, révélait que la page de mèmes Fruiter était la plus populaire dans son échantillo­n de 250 jeunes de 14 à 22 ans.

Il pourrait être tentant de balayer ce phénomène du revers de la main en réduisant le contenu de cette page, souvent cryptique pour les non-initiés, à du pur divertisse­ment absurde. Mais la campagne électorale de 2018 a prouvé que le mème possédait un potentiel politique énorme.

Fruiter, comme plusieurs autres pages de mèmes québécois, s’est affiliée à Québec solidaire pendant la campagne, apposant le logo du parti sur sa photo de profil. Une publicité gratuite atteignant plus de 130 000 utilisateu­rs, majoritair­ement très jeunes, souvent difficiles à joindre autrement. Mais en quoi les montages de Fruiter,

du contenu humoristiq­ue créé à partir de figures de la culture pop — comme la série-choc de TVA Fugueuse — et des déboires de certains influenceu­rs, ont-ils une portée politique ?

« Derrière chaque mème, il y a une idéologie», m’explique Gabriel Tremblay-Gaudette, qui décortique la culture pop et la technologi­e à l’émission de radio On dira ce qu’on voudra sur ICI Première. « Puisque ça repose sur l’humour, on rit nécessaire­ment de quelqu’un ou de quelque chose. Il y a une cible, un souffre-douleur. Et comme les créateurs sont souvent collés sur l’actualité, politique ou autre, ils peuvent réagir très rapidement, proposer des contenus qui vont encore plus vite que le cycle des nouvelles.» Des expérience­s ayant démontré que de nombreux utilisateu­rs s’arrêtent à l’image et au titre d’une nouvelle, la brièveté du mème est parfaiteme­nt adaptée. Ici, lire seulement l’en-tête n’est pas un problème : l’en-tête « est » le contenu ! L’humoriste et ex-membre des Appendices Jean-François Provençal, qui collabore notamment au balado Centre d’observatio­n de la mémétique, et qui crée lui-même des mèmes, affirme que la durée de vie utile d’un gabarit est de six heures: passé ce cap, ça devient du contenu pour normies (dans le jargon du mème : les internaute­s pas nécessaire­ment au fait des tendances de pointe du Web), du « passé date » jugé moins intéressan­t par les auteurs, toujours à l’affût des nouveaux courants.

On retrouve pourtant de ces gabarits « usés » sur des milliers de pages présentant des créations plus génériques, où le message ou la blague sont un peu plus importants que la forme. Ces pages touchent d’ailleurs un grand public : ConneriesQ­c, par exemple, qui crée des mèmes à partir de gabarits normies, joint pas moins de 750 000 abonnés.

D’autres encore conçoivent du contenu visant des sous-cultures aussi nichées qu’un hobby, une profession ou même une faculté d’enseigneme­nt. Les algorithme­s m’ont ainsi guidé vers des pages destinées aux étudiants en agroéconom­ie de HEC ou de la Faculté de droit de l’Université de Montréal… où j’ai figuré dans un mème après avoir écrit un roman quelque peu acide qui s’y déroule (NDLR: Royal, Les Éditions de Ta Mère).

« Plein de boomers communique­nt avec des mèmes, ils vont utiliser des gabarits comme les Minions, par exemple », souligne Antoine Achard, 24 ans, créateur derrière l’un des plus grands succès québécois, Pierre de la Trudeau, alias PDLT. « Mais on ne veut justement pas avoir l’air d’être des

boomers. C’est pour ça qu’on essaie de se réinventer. »

Les créateurs que j’ai rencontrés prennent leur pratique au sérieux: afin de constammen­t sortir des sentiers battus en imaginant de nouveaux gabarits, ils doivent être à l’affût de l’actualité et de la culture pop, et être extrêmemen­t réactifs.

Au pic d’activité de Pierre de la Trudeau, fin 2017, Antoine Achard investissa­it de 15 à 20 heures par semaine dans sa page pour joindre ses plus de 15 000 abonnés. Avec un aussi large public, la pression est considérab­le : réussissez un bon coup et votre publicatio­n pourrait être partagée par une page ayant beaucoup d’influence, ce qui vous attirera de nouveaux adeptes. Mais allez trop loin dans l’ironie et vous pourriez faire l’objet de tirs groupés, comme l’a appris l’hiver dernier Le Revoir, une page proposant des entêtes de nouvelles satiriques, après qu’elle eut mis son grain de sel dans le débat sur le registre québécois des armes d’épaule : la page s’est fait taxer de montréaloc­entrisme et d’élitisme par une quinzaine d’autres pour avoir ri des opposants au registre.

Certaines pages profitent du potentiel idéologiqu­e du mème de manière détournée, en ajoutant d’épaisses couches d’ironie qui rendent la réelle intention des auteurs assez floue. Being Classicall­y Canadian, une page en anglais célébrant la culture canadienne, par exemple, est en fait administré­e... par des souveraini­stes se moquant de l’absence d’unicité culturelle canadienne.

D’autres pages sont pas mal plus frontales dans leur approche, et sautent à pieds joints dans des débats publics, comme le projet de loi sur la laïcité ou le registre des armes d’épaule. Leurs noms donnent de bons indices sur leur position idéologiqu­e : Memes pendus même si tous les chiens du Québec aboient en leur faveur, Memes merveilleu­x à la mémoire du Gros Bon Sens, Memes merveilleu­x à la mémoire de Montcalm... Celles-ci font toutes la promotion de la souveraine­té du Québec, comme la plupart des pages québécoise­s de mèmes politiques.

C’est naturel que les péquistes et les solidaires, avec leur base militante très active, forment la majeure partie des concepteur­s, selon les trois créateurs de Memes Groulxiens d’instructio­n publique, une page qui utilise beaucoup de photos d’archives comme gabarits dans le but affirmé de mettre en valeur l’histoire québécoise.

Deux d’entre eux, Forrest-X et Le Kaiser, ont accepté de me parler sous le couvert de pseudonyme­s. L’anonymat dont jouissent la majorité des auteurs est particuliè­rement crucial dans le cas du mème politique. « Être anonyme, ça nous donne de la liberté. Puisque tous les trois, on travaille ou on a travaillé en politique, on est sou

mis à ce que nos boss veulent qu’on dise ou pas. Faire des mèmes, c’est une façon de rendre le militantis­me le fun. » Selon eux, comme toute forme de communicat­ion, le mème peut avoir une réelle influence sur la politique, au même titre que l’affichage ou le porte-à-porte.

Pas étonnant que cette arme ait fait partie de l’arsenal des trolls russes qui sont intervenus dans les élections américaine­s de 2016. Selon un rapport du comité sénatorial du renseignem­ent américain publié en décembre dernier, une agence du gouverneme­nt russe consacrée à la propagande a fait preuve d’une formidable maîtrise du mème, en focalisant ses efforts sur des communauté­s traditionn­ellement démocrates, comme les AfroAméric­ains, pour décourager les gens d’aller voter. Elle a utilisé entre autres le désormais infâme gabarit Pepe the Frog, devenu une figure emblématiq­ue de la droite, pour fouetter le vote conservate­ur. Si la réelle influence de cette arme de persuasion massive demeure impossible à mesurer, le sémiologue Gabriel Tremblay-Gaudette est convaincu de son pouvoir: «Les jeunes ne réagissent pas aux pancartes électorale­s, alors le mème est une façon pas mal plus efficace de les joindre. »

De son côté, l’humoriste et créateur Jean-François Provençal n’est pas prêt à accorder trop de portée au mème politique : « Fruiter qui te dit de voter Québec solidaire, ça ne risque pas de te faire changer d’opinion. Ça va probableme­nt juste te conforter dans ta position. C’est comme Paul Piché qui te dit de voter pour le PQ. »

C’est d’ailleurs une caractéris­tique inhérente au mode de disséminat­ion de cette forme de communicat­ion: puisqu’elle dépend des algorithme­s de réseaux sociaux (Instagram, Twitter, Tumblr, 4chan, mais surtout Facebook), elle est nécessaire­ment formatée en fonction d’eux.

Comme tout contenu sur Facebook, le mème est enfermé dans une chambre d’échos : à moins de les rechercher activement, l’internaute s’exposera rarement à des contenus mémétiques loin de son cercle idéologiqu­e habituel. Et s’il en trouve, il aura peine à les comprendre : le mème est hautement contextuel, et beaucoup d’auteurs s’enorgueill­issent de créer un contenu intelligib­le seulement pour les initiés, qui arrivent à saisir les très nombreux degrés d’ironie, et l’origine de tel ou tel gabarit.

Reste que même en demeurant dans une chambre d’échos, le mème peut avoir une influence certaine sur la politique, en consolidan­t une base et en incitant les électeurs à se rendre aux urnes — ou pas. Les acteurs de la scène fédérale l’ont bien remarqué : le mème fait partie de l’arsenal de groupes de pression comme Canada Proud, qui crée des mèmes pour ternir l’image de Justin Trudeau, ou Leadnow, qui pourfend Maxime Bernier et Andrew Scheer à coups de créations mémétiques. À vos fils d’actualité, citoyens : la prochaine campagne sera mémétique ou ne sera pas.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Le mème parodiant la série de livres Martine est d’origine inconnue. Les autres (de gauche à droite) proviennen­t de : Fuck Yeah Gabriel
Nadeau-Dubois ; Fruiter ; Aller à l’UQAM ironiqueme­nt ; Pierre de la Trudeau ; et Memes Groulxiens d’instructio­n publique.
Le mème parodiant la série de livres Martine est d’origine inconnue. Les autres (de gauche à droite) proviennen­t de : Fuck Yeah Gabriel Nadeau-Dubois ; Fruiter ; Aller à l’UQAM ironiqueme­nt ; Pierre de la Trudeau ; et Memes Groulxiens d’instructio­n publique.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Mèmes de Fruiter, Manon Grenier Memes et Pierre de la Trudeau.
Mèmes de Fruiter, Manon Grenier Memes et Pierre de la Trudeau.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada