Bagdad libérée
Concerts de rock, de metal et de musique électronique, tenues streetwear, usage massif des réseaux sociaux : une jeunesse irakienne en quête d’émancipation fait éclore de nouveaux espaces de liberté dans les nuits de Bagdad.
Concerts de rock, de metal et de musique électronique, tenues streetwear, usage massif des réseaux sociaux : une jeunesse irakienne en quête d’émancipation fait éclore de nouveaux espaces de liberté dans les nuits de Bagdad.
« Le temps est venu de proposer quelque chose de différent à la société et de permettre aux jeunes de s’amuser. » ARSHED HAIBET FAKHRI, FONDATEUR DU COLLECTIF RIOT GEAR
Dans une boîte de nuit d’al-Jadriyah, quartier résidentiel multiculturel de Bagdad situé le long de la rive est du Tigre, les lumières vertes psychédéliques commencent à clignoter. Sur la scène, au fond de la salle, un garçon accorde sa basse électrique. Un peu plus loin, un groupe d’adolescents sirotent du whisky et de la bière. D’autres prennent des égoportraits en souriant. En ce vendredi pluvieux du début du mois de février, à Bagdad, une soirée électronique se prépare. « C’est la seule fête de ce genre », nous dit Adel Kane Fadel, étudiant en droit de 20 ans, en allumant une cigarette. « Il y a une attitude différente ici, tu te sens à l’aise. Les gens sont simplement heureux, personne ne juge comment on s’habille ni ce qu’on boit. » Près de lui, un garçon arborant une casquette rouge à l’envers et un t-shirt blanc à l’effigie de 2Pac (rappeur américain assassiné en 1996) hoche la tête en signe d’approbation. Il s’appelle Hussein Majîd, il a 17 ans et travaille dans une pâtisserie. « C’est la deuxième fois que je viens. C’est quelque chose de différent pour nous. C’est cool.»
Ses amis et lui ont de 15 à 25 ans. Ils ont grandi après l’invasion américaine de 2003 et ils rejettent la haine de la génération précédente. Ils sont moins religieux et plus ouverts. Ils parlent tous l’anglais, portent du streetwear et des marques américaines célèbres qu’on associe à la culture hip-hop. Comme leurs pairs, ils sont désillusionnés par la classe politique de leur pays.
Ce qui les distingue des autres jeunes Irakiens déçus comme eux, mais plus conservateurs, c’est qu’ils participent à un mouvement à Bagdad qui reflète un changement culturel et social. Ils veulent s’amuser, boire, danser, s’oublier et vivre leur vie sans se soumettre aux restrictions imposées par la religion, la société ou la famille.
Cette nouvelle sous-culture se répand aussi grâce aux réseaux sociaux, déclare C.J., tatoueur de 22 ans originaire de Basra (la deuxième ville après Bagdad). Il explique que ses amis et lui ont beaucoup plus facilement accès aux tendances mondiales grâce aux réseaux sociaux tels qu’Instagram. « C’est quelque chose que nos parents ne peuvent pas comprendre », dit-il, se pavanant et agitant la tête au rythme de la basse.
Selon les dernières données du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), près de la moitié de la population irakienne a moins de 19 ans et le taux de chômage chez les 15-24 ans atteint actuellement les 24 %. Une condition qui oblige nombre d’entre eux à émigrer ou à se tourner vers les milices, qui offrent un emploi rémunéré. Pourtant, la plupart ne veulent pas quitter l’Irak. Ils voudraient seulement plus de liberté, pour s’habiller, s’amuser, s’orienter.
C’est cet esprit qui a poussé Arshed Haibet Fakhri, 30 ans, à lancer les premières soirées de musique électronique l’année dernière dans la capitale irakienne. « J’ai commencé à organiser des fêtes, pas pour l’argent, mais pour promouvoir un Irak différent de celui que le monde s’imagine », explique Haibet Fakhri, fondateur de Riot Gear, collectif autofinancé créé en 2014 pour organiser des événements automobiles et des soirées de musique électronique à Bagdad. « Le temps est venu de proposer quelque chose de différent à la société et de permettre aux jeunes de s’amuser, dit-il. Ce n’est pas facile, j’ai commencé seul et je reçois souvent des menaces et des insultes sur les réseaux sociaux. »
Ainsi, un célèbre youtubeur irakien, Ahmed Haitham, a insulté Haibet Fakhri pour avoir diffusé sur Internet une vidéo promouvant une fête où l’on voit une femme habillée de manière jugée « provocante ». « Il prétend qu’à ces fêtes il y a des jeunes filles nues et des homosexuels. Je réponds que Bagdad, c’est aussi notre ville et que nous faisons partie de la société. Je suis musulman, mais je n’impose pas aux autres leur façon de vivre. »
À la tombée de la nuit, le club commence à se remplir. Les jeunes sont un peu plus d’une centaine, des hommes pour la plupart. À la console, DJ Blaze, venu de Turquie, laisse sa place sur la scène à des musiciens qui vont jouer dans un tout autre esprit. Ils s’appellent les Skyers et ils jouent du rock. Le groupe a été créé en 2017 par six jeunes Irakiens pas encore trentenaires. Enveloppé d’une lumière violette, Hussein Mazin Munther, cheveux courts et blouson de cuir, remercie au micro le public venu les écouter. « Vous êtes prêts à sauter, à danser et à vous laisser aller ? » les encourage-t-il en arabe. « One,
two, three », harangue-t-il la foule au rythme de la batterie. Le groupe joue des classiques du rock et du metal des années 1980 ainsi que des tubes de groupes historiques, comme Journey, Foo Fighters, Black Sabbath et Metallica, d’autres plus récents, tels Volbeat ou Ghost. Le choix de la reprise n’en est pas tout à fait un, mais plutôt une nécessité. « La diversité n’est pas acceptée en Irak. Nous souhaitions proposer quelque chose de différent de la musique pop locale, commerciale et orientale », explique Ahmed Muhy, le batteur du groupe, âgé de 25 ans, à la fin du concert. « Nous avons commencé par des reprises célèbres pour sensibiliser le public. Nous voulons rassembler un maximum. Nous n’avons aucun intérêt pour la religion, sunnite ou chiite. Nous voulons juste jouer du bon rock et nous amuser. »
Ahmed Muhy est le frère de l’un des fondateurs d’Acrassicauda, groupe de metal créé à Bagdad en 2000 et dont les membres ont été forcés de fuir aux États-Unis à la suite de nombreuses menaces de mort reçues par divers groupes religieux. En dépit du fait que la situation s’est améliorée, la pression sur les groupes de rock est encore forte de la part des communautés les plus conservatrices. « En Irak, le metal ou le rock sont encore considérés comme la musique du diable. Pour autant, nous refusons de partir. Nous voulons rester pour changer le pays. Notre rêve est de produire notre musique et de laisser une empreinte », dit Ahmed.
À l’extérieur de la boîte de nuit, Bagdad semble dynamique et animée. Il est presque minuit et le trafic est dense. Les grosses voitures et les vieux taxis jaunes emplissent les rues de manière désordonnée. Les maisons du début du XXe siècle sont cachées par des palmiers desséchés. Les T-wall — ces grands murs en béton armé, héritage de l’occupation américaine — commencent lentement à être démantelés. Quinze ans après que l’invasion de l’Irak par les États-Unis eut plongé le pays dans un cycle d’insurrection et de guerre, Bagdad vit une réelle renaissance. Mais les dysfonctionnements qui la caractérisent sont plus prononcés que jamais. Les Irakiens en colère contre la corruption de leurs dirigeants et leur incapacité de satisfaire certains besoins essentiels, tels que l’eau et l’électricité, ont passé l’été à manifester dans de nombreuses régions du pays. Pourtant, c’est un fait : après de longues années de catastrophes en série, Bagdad n’est pas en guerre. Les cafés, les bars et les clubs prolifèrent. Surtout les cafés, que les femmes peuvent désormais fréquenter seules pour se mêler librement aux hommes. Jusqu’à il y a quelques années, les dangers de la rue dissuadaient les familles de permettre à leurs filles de sortir non accompagnées. Aujourd’hui, elles peuvent même y jouer de la musique.
C’est le cas de Sally Mars, l’une des premières musiciennes bagdadies à jouer du metal sur sa guitare électrique. «J’ai commencé à jouer lorsque j’avais 16 ans, pour surmonter une enfance douloureuse, marquée par la guerre », dit cette fille athée, élevée dans une famille musulmane, qui s’est donné le nom de la planète rouge, car elle n’appartient «à aucun groupe religieux » et vient donc « de Mars ».
Sally a commencé à jouer grâce au professeur et ancien directeur de l’Orchestre symphonique national Karim Wasfi, fondateur de l’association Peace Through Arts, qui avait pour but la promotion de la musique contre la violence auprès des plus jeunes. « Mon frère est décédé du cancer à cause de la guerre. Il n’y avait pas de médicaments et, pour passer les points de contrôle, il devait changer d’identité, car il portait un nom sunnite. Je me suis mise à détester le monde entier. Puis, j’ai trouvé avec la musique un moyen d’évacuer ma colère. Je me suis dit : si je continue à haïr les gens, je participerai à cette guerre. Nous ne pouvons plus surmonter la guerre avec toujours plus de haine », explique-t-elle dans le café Al-Faisaliya, qui a ouvert ses portes l’an dernier et attire un public mixte en offrant des soirées comiques et des concerts de rock.
Sally a été la première fille à vouloir jouer de la guitare électrique, et elle reste la seule aujourd’hui, malgré les attaques sur les réseaux sociaux et les menaces. « Tout ce qu’une fille fait en Irak est mal vu. Mais je ne veux pas quitter mon pays. Si nous partons tous, qui pourra le changer ? »