Champ libre
Enfin ! Il est venu le temps de jeter le vieux modèle débile.
Disparu, l’émule de Rambo. Partis, le taiseux à la Bruce Willis et les autres mutilés de l’âme qui trouvent refuge dans la violence. Mais maintenant, quoi ?
Pour moi, la question ne se pose pas tant que ça. Et pourtant un peu quand même... J’ai beau m’adapter aux changements de société (avec une souplesse qui m’étonne moi-même), on n’efface pas comme ça une vie à vivre selon des codes de masculinité parfaitement tracés.
On ne me prendra certainement pas à jouer au réac qui remet en cause l’effritement d’un modèle toxique qui transforme les hommes en forteresses de bêtise, en monuments silencieux à la virilité, les laissant se débrouiller avec leur détresse, parce que les hommes comme ça, c’est connu, sont trop tough pour manifester leur malheur. Sauf en faisant mal, à euxmêmes ou aux autres.
N’empêche que des fois, sur le fond, je me surprends encore à être un gars de ce genre-là. Un peu, ouais.
Mais jamais autant que les personnages de Foreman, pièce très autobiographique de Charles Fournier. Des gars qui travaillent dans la construction, qui boivent et se dopent, incapables de percer la surface des choses quand ils se parlent. Si bien qu’ils passent leur temps à s’y fracasser la gueule.
J’y ai vu ma gang de gars à 20 ans. J’y ai entendu nos imbécilités, notre petit machisme qui était surtout un conformisme. Mais jamais les codes de la masculinité n’y étaient aussi rigides. Question de milieu, sans doute. « Je ne suis pas devenu comédien plus tôt dans ma vie parce que j’avais peur de me faire traiter de fif », me dit Charles Fournier. Il faudra une épiphanie, à la veille de la mort de son père, pour qu’il passe par-dessus sa crainte et qu’il fasse le saut. Jusqu’à aboutir au Conservatoire d’art dramatique de Québec et enfin mener la vie qu’il souhaitait.
Sa pièce est ponctuée d’édits de l’homme fort tout droit sorti d’une pub de pickup, alignés pour mieux exposer leur absurdité. «Je voulais tendre un miroir, et ça fonctionne. Je reçois des témoignages de gars qui se reconnaissent là-dedans et qui voudraient vivre autrement. »
Il y a dans le théâtre qui se produit en ce moment une main tendue pour discuter de nouveaux modèles d’hommes. Chez Fournier, mais aussi chez la bande du metteur en scène Alexandre Fecteau, qui, avec la pièce Entre autres, présentait le printemps
dernier une fascinante plongée documentaire du côté des masculinistes, des négationnistes du climat et des suprémacistes blancs du Québec.
Dans Beef, de Dayne Simard, vue l’hiver passé, le personnage de Michel n’est pas considéré comme un homme, dans son village d’adoption, parce qu’il n’écluse pas de bières ni ne tient de propos dégradants envers les femmes. Le roman Les murailles, d’Erika Soucy, porté à la scène en même temps que Foreman, va dans le même sens.
Ça tombe à point : on sent un important ressac devant les changements qui adviennent dans nos sociétés. Faut dire que ça déboule, et que même les plus ouverts d’esprit peinent à suivre la parade.
Voilà donc l’homme dans le flou. Comme un peu tout le monde. Pour cette identitélà comme pour les autres, notre époque d’éclatement des certitudes déstabilise jusqu’au rejet, trouvant refuge dans les archétypes.
En 2015, l’auteur, comédien et dramaturge Steve Gagnon cherchait à redéfinir ces identités dans Je serai un territoire fier et tu déposeras tes meubles. «J’essayais de trouver les traits de ce qu’est un homme de nos jours, mais aujourd’hui, je n’écrirais plus la même chose, avouetil. Dans le fond, je pense que ce qui manque surtout, ce n’est pas tant une définition que la liberté de pouvoir choisir d’être ce qu’on souhaite. »
Il fait écho, sans le savoir, à Charles Fournier qui me confiait un peu plus tôt: «Je ne sais pas c’est quoi un homme, ni une femme, d’ailleurs. Je crois seulement qu’on devrait pouvoir être ce qu’on veut, dans la mesure où ça ne fait de mal à personne. » Avec l’empathie que cela nécessite pour voir comment nos comportements se répercutent chez l’autre, admetil.
Mais les modèles positifs manquent à l’appel, me dit Charles Fournier, ignorant du coup qu’il fait partie de ceuxlà. Les cheveux longs, en broussaille, la chemise à carreaux avec capuche. Une grosse voix qui parle de l’importance pour les hommes de commencer par prendre soin d’eux et des autres, et qui s’éraille parfois en parlant de sa vie d’avant le théâtre.
Quelqu’un qui a vaincu le conformisme qui l’écrasait, et en est revenu pour raconter ce qui se passe après : une vérité de soi retrouvée.
Un type qui fout en l’air les codes, des artistes et des gars de shop, et accepte de vivre dans le flou. Voilà qui demande bien plus de force que de jouer les durs pour dissimuler un destin broyé.
Voilà donc l’homme dans le flou. Pour cette identité-là comme pour les autres, notre époque d’éclatement des certitudes déstabilise jusqu’au rejet, trouvant refuge dans les archétypes.