LE PARADOXE DES AGRICULTEURS
Choux-fleurs, brocolis, fraises, framboises... Les Jardins PurDélys produisent une vingtaine de fruits et de légumes différents, tous biologiques, une fierté pour Denis Desgroseilliers et ses frères, à la tête de l’entreprise familiale qui a grandi au fil des générations. Les champs s’étendent sur quelques centaines d’hectares derrière les maisons individuelles qui bordent le rang Saint-Régis de SaintIsidore en Montérégie. « On aime ce qu’on fait, c’est sûr, dit Denis Desgroseilliers. Mais la dernière année a été la pire qu’on a vécue ! Avec la canicule, on a eu beaucoup de défis pour gérer l’irrigation et ensuite, à l’automne, le froid est arrivé très vite. On n’a jamais travaillé aussi fort, mais on a quand même perdu le quart de nos récoltes. On vit de la nature et elle peut décider de rafler une part importante de nos revenus. » Le stress financier est une réalité pour la majorité des producteurs agricoles. Même pour une ferme prospère comme la leur. Et Denis Desgroseilliers est plus préoccupé qu’il ne l’a jamais été. La position des agriculteurs, en 10e place du palmarès Léger, est sans doute la plus surprenante quand on sait que leur détresse psychologique fait régulièrement les manchettes. Un regard plus attentif aux résultats permet de constater que la cinquantaine d’agriculteurs qui ont répondu au sondage de Léger ont évalué de manière désastreuse leur rémunération. De ce point de vue, il s’agit de la pire des 70 professions du palmarès ! C’est parce qu’ils ont bien noté les cinq autres facteurs que les agriculteurs se trouvent si haut dans la liste. « On est très fiers de ce qu’on fait. On travaille en pensant aux familles qu’on nourrit », affirme Denis Desgroseilliers. Pour le sentiment de réalisation de soi, c’est excellent. S’il avait répondu au sondage, Denis Desgroseilliers aurait également accordé une bonne note à ses relations avec ses collègues : il s’entend très bien avec ses frères, il a le soutien de sa conjointe et de ses parents, qui travaillent aussi pour l’entreprise, et il peut compter sur des employés fidèles, une chance dans ce domaine qui souffre particulièrement de la pénurie de main-d’oeuvre. « C’est de loin notre plus grande force, dit le producteur. Nous avons des tempéraments différents, mais très complémentaires. Si j’avais été tout seul l’an dernier, honnêtement, je ne sais pas si j’aurais eu envie de continuer. » Tous les agriculteurs n’ont pas cette chance. Pierrette Desrosiers, une psychologue de l’Estrie qui s’est spécialisée dans le soutien aux agriculteurs, voit souvent des relations tendues et dysfonctionnelles dans les entreprises familiales, ce qui a une répercussion tangible sur les affaires. Une grande partie de sa clientèle est constituée de producteurs laitiers, dont bon nombre se sentent étranglés financièrement. Ils investissent massivement pour grossir leurs troupeaux et être plus concurrentiels et équipent leurs étables de trayeuses mécaniques pour contourner la pénurie de travailleurs agricoles… alors que le contexte social et économique n’a jamais été aussi incertain pour les producteurs qui élèvent des animaux. « Ils se font traiter de violeurs et de tueurs par les véganes sur les réseaux sociaux, et de pollueurs par les environnementalistes », note Pierrette Desrosiers. La renégociation d’accords commerciaux comme l’ALENA (devenu l’Accord Canada–États-Unis– Mexique) a engendré beaucoup d’incertitude. De manière générale, la détresse atteint un niveau inquiétant dans la profession, toutes productions confondues : 58 % des producteurs souffrent d’anxiété et beaucoup présentent des symptômes d’épuisement professionnel, selon la plus récente étude à ce sujet, réalisée en 2016 auprès de 1 100 agriculteurs canadiens (de différents types de productions) par Andria Jones-Bitton, chercheuse à l’Université de Guelph. Si on compare ces chiffres à ceux de l’Institut de la statistique, la détresse psychologique serait environ deux fois plus élevée chez les agriculteurs que dans la population en général. Pour ce qui est des suicides, on ne sait pas, puisque la dernière étude date des années 1980. La psychologue Pierrette Desrosiers, elle-même conjointe d’un producteur laitier depuis plus de 30 ans, perçoit en tout cas que les producteurs se sentent de moins en moins libres, un élément pourtant essentiel dans la recette du bonheur. « Ils font tellement d’heures,
et ils ont de plus en plus de contraintes, de paperasse à remplir, de réglementations à respecter... », soulignet-elle. Le résultat aurait-il été différent si le sentiment de liberté avait été inclus dans l’indice de bonheur au travail ? Difficile à dire. Comme ce sentiment de liberté fait partie du questionnaire (beaucoup plus long) de l’indice du bonheur en général qu’il a élaboré, Pierre Côté est allé vérifier dans sa base de données. Et force est de constater que les 175 agriculteurs qui ont répondu à ce long questionnaire ont un sentiment de liberté plus faible que la moyenne des Québécois. Ils disent aussi sentir moins de reconnaissance dans la vie en général que les autres Québécois — l’indice du bonheur au travail mesure pour sa part la reconnaissance témoignée par l’employeur. Mais voilà, Pierre Côté tenait à concevoir un indice du bonheur au travail comportant peu de questions, pour éviter que les répondants ne décrochent avant la fin du sondage. Il a donc écarté certains aspects pour se concentrer sur l’essentiel. Le palmarès qu’il en a tiré met néanmoins en lumière le paradoxe des agriculteurs : ils continuent, malgré toutes les embûches. Peutêtre parce qu’ils s’identifient très fortement à leur métier… « On peut se demander pourquoi ils sont aussi persévérants, soulève Pierrette Desrosiers. D’habitude, quand ça va mal ou que ce n’est pas payant, on change de domaine. Il y a quelque chose qui va au-delà de la logique d’affaires. » Quelque chose qui ressemble à de la fierté.