Derrière La haine
« Les hommes sont des victimes, et les responsables de leur oppression sont les femmes. »
« Les femmes sont juste des salopes et des manipulatrices. » Je savais que le discours de ces hommes serait brutal.
« Une autre féminazie avec du sable dans le vagin. »
Je pensais être prêt à la haine présente dans ces communautés en ligne.
« Marc Lépine est un héros. »
J’avais tort.
La haine qui a déferlé devant mes yeux après de simples recherches sur Google est inouïe. La haine des commentaires, laissés dans des forums sous le couvert de l’anonymat. La haine des mèmes « humoristiques », aimés, partagés et repartagés. La haine des vidéos, regardées des centaines de milliers de fois. La haine avec, toujours, les femmes pour cible.
Cet univers numérique a un nom : manosphère. Inutile d’en chercher l’adresse Internet ; ce terme désigne une constellation diffuse de forums, de pages Facebook, de chaînes YouTube, de comptes Twitter et d’autres sites Web — essentiellement en anglais, mais aussi en français — où des hommes se retrouvent pour parler de leurs problèmes avec le féminisme, avec les femmes ou encore avec « la » femme, le concept.
Le choc de la déferlante haineuse passé, j’ai remarqué la souffrance. J’ai vu des hommes qui se sentent oubliés par la société. Des hommes qui ne savent pas comment aborder des femmes. Des hommes traumatisés par des ruptures amoureuses. Des hommes convaincus d’être laids au point de ne jamais pouvoir trouver l’amour.
Pour eux, la manosphère est un espace d’expression, un lieu où ils peuvent crier leur détresse ou leur colère sans craindre de se faire juger, sans craindre qu’on leur ferme le micro. Plusieurs le font même sans haine ; ils mettent, comme me l’a dit l’un d’eux, « des mots sur des maux ».
Les discours modérés sont toutefois étouffés par les hommes les plus extrêmes de la manosphère. Pour eux, la femme est tantôt une proie sexuelle juste bonne pour une baise d’un soir, tantôt une manipulatrice responsable de leurs malheurs, tantôt une oppresseure qui brime leurs droits. Et parfois, hélas, comme on l’a vu dans des tragédies, une cible à abattre.
Le 23 avril 2018, l’Ontarien Alek Minassian, 25 ans, a pris le volant d’une camionnette blanche et roulé à tombeau ouvert sur le trottoir d’une rue passante de Toronto, tuant 10 personnes, dont huit femmes. Quelques instants avant, il avait publié un message sur Facebook appelant les plus radicaux de la manosphère à la révolution.
Cette attaque a suscité une onde de choc dans la manosphère. Quelques voix s’y sont élevées pour célébrer le geste d’Alek Minassian. Beaucoup l’ont pourfendu, soulignant que la violence physique ne mène à rien et ne fait que les discréditer. La plupart y ont vu le geste d’un dérangé n’ayant aucun lien avec eux. Des réactions qui témoignent que cette constellation numérique est loin d’être un milieu uni.
La manosphère se subdivise en fait en quatre grands groupes. Il y a les MGTOW, contraction de Men Going Their Own Way, des hétéros qui tentent de mener leur vie sans les femmes. Il y a les masculinistes, qui se portent à la défense des droits et des intérêts des hommes. Les pickup artists, eux, sont des artistes autoproclamés de la drague, qui échangent des conseils pour trouver l’amour ou de la compagnie pour un soir. Puis viennent les incels, des célibataires qui souhaiteraient avoir des relations amoureuses ou sexuelles, mais qui ne parviennent pas à trouver de partenaires.
Le terme « groupe » n’est pas tout à fait approprié pour parler des MGTOW, des masculinistes, des pickup artists et des incels. Il s’agit plutôt de communautés n’ayant ni membres ni leader. Quiconque le désire peut se rendre sur un forum, lire et publier des commentaires, puis repartir ni vu ni connu. Certains participants y sont certes plus écoutés que d’autres, mais aucun ne pourrait prétendre parler au nom de tous.
Cette absence de structure complexifie l’étude de la manosphère, même lorsqu’on se pose la plus élémentaire des questions : combien d’hommes la fréquentent ? « C’est difficile de répondre », soupire la chercheuse indépendante Mary Lilly, qui a fait de la manosphère son sujet de maîtrise à l’Université d’Ottawa. Les forums les plus populaires comptent plus de 100 000 inscrits, certaines chaînes YouTube recensent des dizaines de millions de visionnements, et des pages Facebook québécoises attirent des milliers de personnes, « mais déterminer le nombre précis d’hommes qui fréquentent ces sites est complexe ». Même chose pour ce qui est de leur provenance ou de leur âge.
Quel que soit leur nombre, les voix dans certains coins de la manosphère se font de plus en plus violentes. En analysant le langage utilisé dans plus de six millions de commentaires publiés dans des communautés MGTOW (prononcer « megtow ») et incels entre 2011 et 2018, des chercheurs de l’Open University, au RoyaumeUni, ont mesuré une croissance des propos misogynes et haineux. Les femmes sont désormais régulièrement qualifiées de « salopes », « femelles » ou « vagins » qu’il faut « frapper », « violer » ou « tuer ».
Le discours s’est aussi adapté aux revendications féministes, souligne l’étude. Au lieu de nier les critiques adressées aux hommes, des participants de la manosphère les reprennent à l’inverse. Le mouvement #moiaussi ? Des hommes également se font agresser sexuellement. La masculinité toxique que dénoncent les femmes ? Ce sont elles qui sont toxiques en reprochant aux hommes de se comporter comme des hommes.
«Bien des participants de la manosphère considèrent que l’homme est opprimé dans la