L’actualité

Trop laid pour être aimé

« La seule chose qui compte, c’est l’apparence physique. »

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« Si tu pouvais changer un élément de ton visage, ce serait quoi ? » La question, lancée sur le forum incels.co le printemps dernier, a généré plus de 100 commentair­es. La forme de la mâchoire revient souvent, tout comme la distance entre les yeux et la taille du nez. Puis il y a la réponse succincte de Master : « Tout. »

Je ne peux attester de la laideur de Master. Sur le forum, l’image de son profil est un cube. Et lorsque nous nous sommes parlé par vidéoconfé­rence, une épaisse cagoule noire couvrait son visage afin de préserver son identité. Deux trous laissaient entrevoir ses yeux bruns, un troisième exposait sa bouche et ses palettes espacées.

Master habite aux ÉtatsUnis. Il n’a jamais eu d’amoureuse. Il n’a jamais eu de relation sexuelle. Il n’a même jamais embrassé une femme. Il en a abordé plusieurs, mais toutes ont repoussé ses

« Elles savent que ce sont les apparences qui comptent, mais elles prétendent que le plus important, c’est la personnali­té. Elles mentent, et c’est pour ça qu’on les déteste. »

avances. Il a essayé les sites de rencontres, mais tous ses messages sont restés sans réponse. Master est un célibatair­e involontai­re — incel, pour faire plus court. Et il est l’un des huit modérateur­s du forum anglophone incels.co, fréquenté par 20 000 membres.

Comme les pickup artists, les incels croient que 80 % des femmes couchent avec 20 % des hommes. Ils recrachent cependant la pilule rouge des PUA, qui n’est pour eux qu’un mensonge de plus, afin d’avaler la « pilule noire », celle qui montre la « vraie » vérité : « La seule chose qui compte dans notre société, dit Master, c’est l’apparence physique. »

Selon la théorie de la pilule noire, un homme beau est avantagé tout au long de sa vie, que ce soit sur le plan du salaire, de la santé ou des relations sociales. Les hommes moyens, eux, parviennen­t tant bien que mal à se débrouille­r. Mais pour les hommes laids, c’est l’enfer : ils vivent une discrimina­tion quotidienn­e et, surtout, sont privés d’amour et de sexe. Et à moins de recourir à la chirurgie plastique, rien ne va changer.

Des études sérieuses ont démontré que la beauté constitue effectivem­ent un avantage social, autant pour les hommes que pour les femmes. Mais Master ne croit pas que la tyrannie de l’apparence s’applique à ces dernières, sinon à peine. « C’est vrai qu’elles doivent porter du maquillage et tout, ditil. Sauf qu’elles n’ont qu’à chialer pour obtenir tout ce qu’elles veulent sur un plateau d’argent. » Y compris du sexe. Car à moins d’être « gravement déformée », même la plus moche des femmes trouvera toujours un homme prêt à coucher avec elle. « Ce n’est pas juste. »

Cette injustice est d’autant plus insupporta­ble pour les incels qu’ils sont persuadés que les femmes en sont consciente­s. « Elles savent que ce sont les apparences qui comptent, mais elles prétendent que le plus important, c’est la personnali­té, explique Master. Elles mentent, et c’est pour ça qu’on les déteste. »

« Détester » est un euphémisme. Dans certaines communauté­s incels, le Québécois Marc Lépine, auteur de la tuerie à l’École polytechni­que de Montréal en 1989, est parfois qualifié de « héros ». L’Américain Elliot Rodger, qui a abattu six personnes en 2014 en Californie pour « punir » les femmes de ne pas l’aimer, est considéré par certains comme un « saint ». Et qu’en estil de l’Ontarien Alek Minassian, l’auteur de l’attaque au camionbéli­er à Toronto ? « Ils le glorifient », laisse tomber Master.

Si Master se distancie ainsi de ses pairs en utilisant le « ils », c’est parce qu’il ne partage pas leur point de vue et « condamne » la violence. « Tuer des innocents ne mène à rien. Ça ne fait que rendre la vie plus misérable pour les incels », que bien des médias dépeignent comme des hommes dangereux.

En tant que l’un des huit modérateur­s du forum incels.co, Master a le pouvoir de supprimer les publicatio­ns qui encensent les tueurs. Mais pas question pour lui ou ses collègues de le faire. Sur leur forum, la liberté d’expression règne en maître ; à l’exception des commentair­es qui incitent explicitem­ent à commettre un crime, tout, mais vraiment tout passe.

Comme ce commentair­e, publié par un certain Sadness en mars dernier : « Un mâle alpha frappe sa blonde ? Secrètemen­t, elle aime ça. Pourquoi resteraite­lle [avec lui] sinon? Se faire réduire en bouillie par un mâle alpha est le rêve érotique d’une femme. Une femme est battue à mort par un mâle alpha? Elle est morte heureuse. »

Ce sont des publicatio­ns semblables qui ont valu à des communauté­s incels d’être bannies de Reddit et de 4chan, deux plateforme­s Web pourtant reconnues pour leur permissivi­té. C’est d’ailleurs en réaction à cette vague de censure qu’incels.co a vu le jour, en 2017. Un espace créé par des incels, pour des incels, qu’il serait difficile de fermer contre leur gré.

Incels.co sert notamment de soupape aux incels qui n’en peuvent plus. « Ils laissent sortir leurs pensées les plus sombres, se défoulent, puis retournent à leur vie normale», explique Master. Il souligne toutefois que le forum propose bien plus que de la haine, les commentair­es comme celui de Sadness ne représenta­nt qu’une «minorité» des quelque deux millions de messages publiés depuis sa création.

Avant d’arriver à la publicatio­n extrême de Sadness, j’ai parcouru des pages et des pages de discussion­s. Il y avait notamment une démonstrat­ion « scientifiq­ue » de la validité de la pilule noire, une question sur le pourcentag­e de gras idéal pour un homme, un débat sur la masturbati­on, et un incel qui racontait son samedi soir. Plus que tout, il y avait des messages d’hommes qui pleuraient sur leur sort.

«Je ne saurai jamais ce que c’est d’être aimé, écrivait ainsi Uglyme. Je suis laid, je suis de la merde. Dieu me déteste. » Dans les 27 commentair­es qui ont suivi, personne ne l’a contredit, personne ne l’a encouragé, mais un membre, ihaveno1, a écrit : « Il n’y a pas d’espoir, seulement la corde. »

J’aurais bien aimé laisser un petit mot à Uglyme, lui dire d’aller chercher de l’aide, que tout irait bien, sauf que je ne pouvais pas. Quiconque le désire peut lire le forum, mais pour y publier des messages, il faut d’abord soumettre son histoire personnell­e afin de prouver son statut d’incel. « On rejette beaucoup de gens », dit Master.

Si un incel parvient à vivre une relation amoureuse ou sexuelle — sans payer —, impossible pour lui de raconter son expérience sur le forum pour ranimer l’espoir. Cela démontrera­it qu’il n’était pas un incel en premier lieu, et il serait banni surlechamp.

Ces règlements ne créentils pas une bulle d’écho où le désespoir alimente le désespoir ? Master ne voit pas les choses ainsi. Cela donne seulement aux incels un espace où échanger sans se faire attaquer, critiquer ou humilier.

N’empêche, le modérateur reconnaît l’importance de se faire entendre audelà de sa communauté. S’il a accepté de répondre à mes questions, c’est parce qu’il souhaite que les médias comprennen­t que les incels « ne sont pas des terroriste­s » ni « un mouvement qui essaie d’accomplir quoi que ce soit ». Il aimerait que le public ouvre les yeux sur la valeur accordée au physique, « un problème qui s’accentue ». Surtout, il voudrait que la société cesse de regarder les incels comme des « poubelles ».

Master témoigne, mais il a perdu tout espoir. La société ne va probableme­nt pas s’améliorer. Son visage ne va certaineme­nt pas s’améliorer. Pour ce qui est des filles, il ne se donne même plus la peine d’essayer de les aborder. Et lorsque je lui demande comment il perçoit l’avenir, il répond sans hésiter : « Je ne vois pas d’avenir. »

Master a 25 ans.

Si une personne perd le dernier espace où elle pouvait s’exprimer, elle peut avoir l’impression que tout ce qui lui reste, c’est de s’attaquer à autrui ou à elle-même.

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