UNE GÉNÉRATION AU FRONT
L’histoire du mouvement de la jeunesse
québécoise pour le climat, qui a entraîné un demi-million de personnes à la marche mondiale du 27 septembre dernier, a commencé avec... une grand-mère. Celle de Sara Montpetit, qui, un soir de décembre 2018, suggère à sa petite-fille de 17 ans de regarder sur YouTube la vidéo d’une jeune Suédoise «vraiment touchante ». Devant le discours de Greta Thunberg à la 24e Conférence des Nations unies sur les changements climatiques, l’élève de 5e secondaire est bouleversée. Greta Thunberg sermonne les hauts dirigeants: «Nous sommes venus ici pour vous informer que le changement s’annonce, que cela vous plaise ou non. Le vrai pouvoir appartient au peuple. »
Voilà, se dit Sara Montpetit, comment agir face à cette urgence climatique qui lui cause tant d’anxiété : il faut mobiliser la jeunesse, ici, au Québec. En janvier, elle en parle à sa meilleure amie à l’école Robert-Gravel, un établissement du Plateau-Mont-Royal spécialisé en art dramatique. « Au pire, on sera deux. »
Huit mois plus tard, par un vendredi ensoleillé, des marées humaines d’une ampleur jamais vue au Québec marchent dans les rues de Montréal et d’une cinquantaine de villes de la province, unissant leurs voix à celles de 6,6 millions de personnes dans le monde pour exiger des gouvernements qu’ils prennent sans attendre des mesures concrètes pour lutter contre les changements climatiques. Des jeunes des écoles secondaires, des cégeps, des universités, mais aussi des parents, des grands-parents. Et, en tête du défilé, Greta Thunberg, venue saluer la forte mobilisation des jeunes Québécois qu’elle a suivie tout au long de l’année sur les réseaux sociaux.
Grâce à eux, l’urgence climatique, quasi absente de la campagne électorale québécoise à l’automne 2018, est devenue un sujet incontournable de la dernière campagne fédérale. C’était la première fois dans l’histoire du Canada qu’une élection faisait autant de place à la question climatique.
Avant d’accepter de figurer en couverture de L’actualité, les co-porte-paroles de la coalition de la jeunesse pour le climat ont débattu longuement. «On n’est pas des leaders», explique Lylou Sehili, qui étudie les sciences de la nature au collège de Maisonneuve. « On n’est pas plus importants que les milliers d’autres jeunes qui luttent pour le climat, on porte juste leur message. Si c’était le fardeau d’une seule personne, comme Greta, on ne tiendrait pas, c’est déjà assez difficile comme ça. »
Difficile. Intense. Éreintante. Ces mots décrivent bien l’année des co-porte-paroles et de la cinquantaine d’autres jeunes qui ont porté sur leurs épaules l’organisation des actions pour le climat.
À la première manif, le 15 février 2019 à
Montréal, ils sont une centaine d’élèves du secondaire à danser pour se réchauffer. Au premier rang, Sara Montpetit scande le slogan qui va devenir l’un des favoris du groupe: «Plus chauds ! Plus chauds ! Plus chauds que le climat ! » À la fin du parcours, quelques-uns s’adressent à la petite foule réunie devant le complexe Guy-Favreau, des automobilistes klaxonnent en signe de soutien. Albert Lalonde, de l’école Robert-Gravel, comme Sara, monte sur un banc, mégaphone à la main, et exprime l’angoisse qu’il ressent depuis qu’il a lu le rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) qui prévient que, si rien n’est fait pour contenir le réchauffement climatique, les conséquences seront catastrophiques pour la planète. «Il faut que les gouvernements réagissent avec des mesures radicales ! » lance-t-il. Le jeune homme d’ordinaire timide comprend ce jour-là qu’il va consacrer le reste de son année à «réveiller le Québec ».
Quelques jours avant, une dizaine d’étudiants de l’Université du Québec à Montréal organisaient une conférence de presse pour lancer un appel à se joindre à la grève mondiale du 15 mars. Dans la grande salle de l’université, Léa Ilardo, 21 ans, et trois autres étudiants faisaient face à une vingtaine de journalistes. Son allocution, l’étudiante en sciences politiques l’avait écrite dans le bus quelques minutes plus tôt. «On paraissait super organisés, mais au fond on était juste une dizaine à ce moment-là et c’était un peu la panique», raconte la jeune femme au regard rêveur. Après la conférence, elle recevait sur Facebook une centaine de messages de personnes désireuses de s’impliquer. « Ensuite, ça a été la folie en continu. »
Très vite, les jeunes du secondaire, des cégeps et des universités voient leurs chemins se croiser, et ils coordonnent ensemble la grève du 15 mars. Ce jour-là, sous un éclatant soleil, ils sont 150 000 à marcher dans les rues de Montréal et d’une dizaine d’autres villes du Québec.
Après la manifestation, une vingtaine de jeunes qui ont participé à l’organisation se retrouvent dans un café. Ils sont abasourdis par ce succès, ils s’enlacent, se donnent des tapes amicales dans le dos. Ève Grenier-Houde, 17 ans, essuie les deux traces vertes qu’elle a dessinées sur ses joues le matin. « On a beaucoup d’espoir, mais c’est terrifiant de penser à tous les gens qui
n’ont toujours pas compris l’urgence », dit l’élève de l’école Robert-Gravel.
Dès le début, les jeunes sont épaulés par l’instigateur du Pacte pour la transition, Dominic Champagne, ainsi que par des organisations environnementales comme Greenpeace, la Fondation David Suzuki, Équiterre et La planète s’invite au Parlement, le collectif citoyen qui a organisé une première grande manifestation pour le climat à Montréal, en novembre 2018. Ils leur prêtent des locaux, du matériel, et leur font profiter de leur expérience en organisation de manifestation : comment préparer les parcours, assurer la sécurité des marcheurs et communiquer avec les médias de façon efficace.
Il reste que la plupart des étudiants n’ont aucune expérience de militantisme, et entre les études, les demandes des médias et la coordination des marches, la fatigue se fait sentir. Plusieurs soirs par semaine, les organisateurs se réunissent pour préparer la suite, mais aussi pour discuter de leurs angoisses et de leur épuisement.
Le lieu change régulièrement, il faut trouver des parents qui acceptent que leur salon soit envahi par une dizaine de jeunes jusque tard dans la nuit. Un soir d’avril, chez les parents de Zak Lavarenne, 16 ans, sur le Plateau, à Montréal, toutes les chaises sont occupées, certains se sont affalés sur des coussins au sol. « Je cauchemarde chaque nuit que ma chambre brûle », confie une élève du secondaire aux cheveux bleus. Son voisin se lève, le regard brouillé de larmes : « Ça ne sert à rien, ce qu’on fait, on n’a pas d’avenir. »
Lors de ces soirées, des liens d’amitié et de solidarité se tissent. « Des relations très fortes sont nées cette année, des amitiés, mais aussi beaucoup de couples », souligne Lylou Sehili, une jeune femme pétillante.
En mai, inquiets de voir leur fille Léa mener une vie militante aussi intense, Catherine et Salvator Ilardo font le voyage depuis la France. Pendant une semaine, ils l’accompagnent à des entrevues, des conférences et des soupers militants. « On est rassurés, on te laisse en bonnes mains», disent-ils à leur fille le jour de leur départ de Montréal. « J’étais heureuse, raconte Léa avec émotion, ils ont compris la force de notre camaraderie. »
Portés par la passion, des milliers de jeunes partout au Québec continuent de participer aux marches chaque vendredi après le 15 mars, en poursuivant leurs études.
Isabelle Grondin-Hernandez a toujours été bonne élève, mais depuis qu’elle milite pour le climat, l’étudiante en sciences humaines au cégep Marie-Victorin se sent plus utile hors de l’école. Elle assiste encore à ses cours, mais elle est préoccupée par les injustices sociales que vont causer les changements climatiques. « Ça va toucher les pays les plus démunis, les personnes âgées, les enfants, et ça perturbe déjà le quotidien de milliers de personnes », dit-elle.
Pour ceux qui coordonnent le mouvement, dénoncer les injustices environnementales est une priorité. Une centaine de jeunes participent ainsi à des journées de formation organisées par l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, pour créer des liens au sujet des questions climatiques. Le 27 septembre, ce sont d’ailleurs des représentants de la jeunesse autochtone qui entourent Greta Thunberg en tête de la marche.
Si le 27 septembre est un succès inattendu
et un grand moment de joie pour les membres de la coalition, les jours suivants, l’espoir laisse place au découragement. « On s’est sentis très déprimés, raconte Lylou Sehili. On accouche de cette immense manifestation, et après on se retrouve face à un grand vide. »
Pas de nouvelles annonces des gouvernements, rien du côté des projets que les groupes environnementaux dénoncent, comme le troisième lien entre Québec et Lévis ou la construction par GNL Québec d’une usine de liquéfaction de gaz naturel à Saguenay. Ils ont l’impression que le 27 septembre n’a rien changé.
Malgré tout, dès le début de novembre, la coalition se réunit pour préparer la suite. « On continue la lutte parce qu’on écoute la science », dit Marouane Joundi, 21 ans, étudiant en science politique à l’Université de Montréal. Le jeune homme cite la lettre des 11 000 scientifiques qui, en novembre 2019, écrivent que, sans changements profonds pour limiter nos émissions de gaz à effet de serre, « une souffrance humaine indescriptible » sera inévitable.
La coalition compte organiser en 2020 d’autres marches comme celle du 27 septembre. De plus, elle souhaite mettre en lumière les injustices environnementales, se battre pour que l’urgence climatique soit abordée à l’école et susciter une prise de conscience à l’échelle individuelle. «On aimerait faire appel à la société, explique Léa Ilardo. Apprendre aux gens à changer leurs habitudes, à se mobiliser dans leurs quartiers. On veut faire la “révolution”, rendre cette urgence “révolue”. Et on doit mener cette révolution ensemble, parce qu’elle nous concerne tous. »