L’actualité

SONNER L’ALERTE

- (Alec Castonguay)

Ce n’est que le 21 octobre dernier, lors d’une tournée à Saint-Hyacinthe, que le ministre de l’Agricultur­e, André Lamontagne, a rencontré l’agronome Louis Robert pour s’excuser de vive voix, 270 jours après s’être vanté d’avoir autorisé son renvoi. «C’était la première fois qu’on se parlait », note l’agronome.

Devant un café, en ce vendredi venteux de novembre, Louis Robert raconte, avec le sourire de celui qui a retrouvé son poste en août dernier, l’année « angoissant­e » et « rocamboles­que » qu’il a vécue. « Ç’a été très difficile par moments, mais les résultats ont dépassé mes espérances », dit-il.

L’agronome de 56 ans est au carrefour de deux événements qui ont marqué 2019: la défaillanc­e du système de protection des lanceurs d’alerte malgré une loi adoptée en 2017, et une prise de conscience collective que le bonheur n’est pas dans les prés lorsqu’il est question des meilleures pratiques en matière d’épandage de pesticides et d’engrais. Il a dénoncé un détourneme­nt de fonds publics, des conflits d’intérêts ainsi que l’ingérence des lobbys privés dans la recherche sur l’utilisatio­n de ces produits et les conséquenc­es pour l’environnem­ent, ce qui a mené à une enquête de Thomas Gerbet de Radio-Canada. Des recherches étaient cachées et des centres d’expertises noyautés par des représenta­nts des entreprise­s désireuses de vendre toujours plus de leurs produits.

Louis Robert n’en veut pas au ministre Lamontagne, même si les rumeurs que celui-ci a colportées — sur son comporteme­nt et ses compétence­s — lui ont fait mal, jusqu’à générer des nuits d’insomnie. « Je n’exonère pas le ministre, parce qu’il aurait dû faire ses devoirs, mais il s’est fait passer un sapin par son sous-ministre Marc Dion. » Ce dernier a pris une retraite anticipée l’été passé, dans la foulée d’un rapport accablant de la protectric­e du citoyen.

Selon la convention collective, parler aux médias sans autorisati­on aurait dû valoir à Louis Robert une semaine de suspension, et non quatre mois, de septembre 2018 à janvier 2019. Et certaineme­nt pas un congédieme­nt par la suite. « C’était un prétexte. On a voulu se débarrasse­r de moi », dit-il. En près de 30 ans au ministère de l’Agricultur­e, des Pêcheries et de l’Alimentati­on du Québec (MAPAQ), Louis Robert a prononcé plus de 600 conférence­s et écrit 300 articles, dont beaucoup démontrent que le Québec pulvérise trop d’engrais et d’insecticid­es, ce qui met en danger la qualité de l’eau, la faune (les abeilles, notamment) et la pérennité des sols. «À quelques reprises, le sous-ministre a reçu des plaintes parce que je disais qu’on utilise trop d’engrais d’azote pour le maïs, raconte-t-il. Or, c’est une business de plusieurs dizaines de millions de dollars par année au Québec. C’était toujours la même chose : un représenta­nt de l’industrie appelait le sous-ministre pour lui dire que ça leur faisait du tort. » Contacté par L’actualité, Marc Dion nie avoir reçu personnell­ement des plaintes lorsqu’il était sous-ministre au MAPAQ, de 2008 à 2011 et de 2017 à 2019.

Ce qui fâche Louis Robert: le manque de colonne vertébrale de la fonction publique, qui s’est d’abord écrasée devant le secteur privé, puis s’est tue après son congédieme­nt. « Quand un lobbyiste appelle un sous-ministre ou un ministre et qu’une décision contraire à l’intérêt public est prise, qui est à blâmer? C’est la personne en autorité, l’employé de l’État. J’en veux à ceux qui sont payés pour servir le bien commun et qui ne font pas leur job. »

À son retour au travail, le 6 août, ses collègues immédiats ne lui ont pas fait la gueule, «au contraire». Mais lui leur en a voulu un peu, convient-il en riant. « Je me suis dit : Quand je vais croiser mes collègues, des agronomes, des ingénieurs, des cadres, je vais les regarder droit dans les yeux. Et je l’ai fait.» La plupart des supérieurs de Louis Robert ont été mutés ou sont partis, de sorte que le groupe de cadres a changé. « Ça va super bien. »

Sa cause progresse tranquille­ment. La recherche scientifiq­ue est moins soumise aux caprices des entreprise­s privées. Les producteur­s l’écoutent davantage. « C’est grave, et ce n’est pas encore réglé, mais ça s’améliore. Il y a une prise de conscience du public, ce qui met beaucoup de pression sur le gouverneme­nt », dit-il.

Avec le recul, referait-il la même chose? Il cherche ses mots quelques secondes. « Oui, ça valait la peine. J’ai vécu des moments pénibles, mais je m’en sors indemne. »

La vague d’amour l’a touché. « J’ai ressenti un fort appui du public, de ma famille, de mes amis, et même des journalist­es quand ç’a mal tourné. Je ne m’attendais pas à ça. Les gens étaient fiers de moi. Il y a eu des pétitions, des marches d’appui devant l’Assemblée nationale. Wow ! »

Il prend une gorgée de café. Un sourire illumine son visage légèrement buriné par le soleil et les grands vents. « Ça faisait plus de 20 ans que je me demandais comment le public réagirait si c’était connu. Maintenant, je sais. Et je suis content.»

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