L’actualité

LE DRAME DE TROP

- (Marie-Hélène Proulx)

On ne peut la nommer, du fait d’un interdit de publicatio­n. Ni dévoiler les traits de son visage, flous sur les photos parues dans les médias, où on l’aperçoit vêtue d’une robe de princesse, ou jouant avec une tablette électroniq­ue, une peluche sous le bras. Son histoire révoltante, qui rappelle celle d’Aurore «l’enfant martyre», morte en 1920, est néanmoins sortie de l’ombre.

Rarement la mort d’une enfant aura autant bouleversé le Québec. Des Québécois qui ne la connaissai­ent pas ont fait des heures de route pour déposer des toutous devant sa résidence, à Granby. Ou pour assister à ses funéraille­s, en mai dernier. Des groupes ont été créés en son hommage sur les réseaux sociaux. Le réseau de foyers-refuges Parents-Secours connaît même un essor au Québec depuis le printemps, grâce à des citoyens mobilisés qui refusent que pareil drame se reproduise.

«Il y aura un avant-Granby et un aprèsGranb­y », a promis le premier ministre François Legault le 30 mai dernier, un mois après que des policiers eurent découvert la fillette de sept ans ligotée et bâillonnée dans sa chambre, en arrêt respiratoi­re, son petit corps décharné et meurtri. Une fin ignoble, dont son père et sa belle-mère, qui en avaient la garde malgré de lourds antécédent­s, devront répondre devant les tribunaux. Ce qui fait encore plus mal, sachant que les autorités censées protéger l’enfant étaient consciente­s, du moins en partie, du supplice qu’elle subissait. Une tragédie pour sa grandmère paternelle, qui l’avait eue à sa charge de 2012 à 2015 — et auprès de qui la fillette se développai­t bien, de l’avis même de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Elle n’avait jamais cessé de se battre pour la ravoir sous son aile. « Des cas comme ça, il ne faut plus que ça arrive », a-t-elle déclaré aux médias, après avoir vu sa petite-fille rendre l’âme à l’hôpital. « J’espère qu’elle n’est pas morte pour rien, qu’il va y avoir une suite à ça, que ça va bouger. »

Profondéme­nt secouée, la classe politique a sorti l’artillerie lourde. Outre un investisse­ment additionne­l de Québec de 47 millions de dollars dans le budget de 1,36 milliard octroyé cette année au programme Jeunes en difficulté, qui chapeaute les services de protection de la jeunesse, trois enquêtes se sont ajoutées à celle de la Sûreté du Québec, dont une menée par le Bureau du coroner. Mais surtout, la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse sous la présidence de Régine Laurent a commencé ses travaux en octobre, avec pour objectif de déterminer ce qui ne tourne pas rond au sein du système mis en place il y a 40 ans, et de faire des recommanda­tions d’ici novembre 2020.

Déjà, de graves questions de roulement de personnel et de manque de ressources financière­s à la DPJ sont soulevées. Des intervenan­ts à bout de souffle décrivent un système assiégé, démuni devant l’augmentati­on de 66 % des signalemen­ts pour mauvais traitement­s depuis 20 ans. Cette année, la DPJ a reçu 105 644 signalemen­ts, soit l’équivalent de quatre autobus scolaires remplis à ras bord d’enfants qui débarquent chaque jour, et dont il faut évaluer la situation. De ce nombre, 40 % nécessiten­t un suivi, et les intervenan­ts ne suffisant pas à la tâche, des milliers d’enfants qui sont peut-être en danger croupissen­t sur une liste d’attente.

La DPJ a donc besoin de renfort. Les 47 millions injectés l’été dernier par Québec permettron­t l’embauche de 400 intervenan­ts, a annoncé Lionel Carmant, ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, qui souhaite éliminer les délais de traitement des dossiers d’ici la fin de 2019. C’est une somme jugée toutefois insuffisan­te par le syndicat Alliance du personnel profession­nel et technique de la santé et des services sociaux, qui estime qu’il faudrait 223 millions de dollars de plus par année pour être en mesure de régler les cas urgents.

Mais surtout, le personnel en première ligne, notamment dans les écoles, les services de garde et les CLSC, doit être mieux équipé pour aider les familles à risque, avant que leurs problèmes ne dégénèrent et forcent la DPJ à intervenir. Ce qui est loin d’être le cas en ce moment, dénoncent bon nombre d’experts, dont le psychologu­e et professeur retraité Camil Bouchard, auteur du rapport Un Québec fou de ses enfants, paru il y a près de 30 ans. Selon lui, la maltraitan­ce envers les jeunes est un «problème urgent de santé publique » qui nécessite une politique de prévention en bonne et due forme, avec des objectifs clairs de réduction du phénomène, ainsi que des autorités responsabl­es de mettre en oeuvre des solutions concrètes pour les familles et de suivre les résultats à la trace, soutient-il. « C’est à ces conditions seulement qu’il y aura un aprèsGranb­y. »

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