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Sauver la planète, c’est payant

Longtemps montré du doigt pour son inaction face aux changement­s climatique­s, le monde de la finance prend désormais la menace au sérieux. Sa motivation ? L’argent.

- par Marc-André Sabourin illustrati­ons de Sébastien Thibault

Longtemps montré du doigt pour son inaction face aux changement­s climatique­s, le monde de la finance prend désormais la menace au sérieux. Sa motivation ? L’argent.

LLe PDG de Dollarama, Neil Rossy, avait toutes les raisons d’être confiant en se présentant à l’assemblée annuelle des actionnair­es en juin dernier. Ventes en croissance, profit supérieur aux attentes, prévisions optimistes : le dirigeant de la chaîne de magasins à bas prix n’avait que de bonnes nouvelles à annoncer, et des résultats semblables lui avaient valu une ovation l’année précédente. Pas cette fois.

Au lieu de se faire poser la poignée de questions habituelle­s, le PDG s’est fait talonner par plus d’une dizaine de personnes, venues au micro pour demander des comptes sur la diversité du conseil d’administra­tion, le respect des droits de la personne et, surtout, l’environnem­ent. «Exigez-vous des produits plus écologique­s de vos fournisseu­rs?» a par exemple demandé l’une d’elles.

Les gens qui ont pris la parole n’étaient pas des activistes, mais des actionnair­es dont le but premier est de faire fructifier leur argent. Et c’est pour cette raison qu’ils ont posé ces questions en apparence sans lien avec la finance.

À mesure que l’urgence climatique gagne en intensité, les investisse­urs prennent conscience que ce n’est pas seulement l’avenir de la planète qui est en jeu, mais aussi celui de leur portefeuil­le. Les gestionnai­res de fonds sont de plus en plus nombreux à interpelle­r les entreprise­s pour qu’elles améliorent leur bilan environnem­ental, et certains revoient complèteme­nt leur manière d’investir pour favoriser les placements « responsabl­es », estimant que ceux-ci généreront de meilleurs rendements à long terme.

L’industrie financière a une expression pour définir de tels investisse­ments: «ESG», un acronyme d’« environnem­ent, social et gouvernanc­e ». Avant d’inclure une entreprise dans un fonds commun ESG, un gestionnai­re regarde notamment l’empreinte carbone de celle-ci (environnem­ent), les conditions de travail des employés (social) ainsi que la diversité de son conseil d’administra­tion (gouvernanc­e). Plus de 2 250 grands investisse­urs partout sur la planète se sont déjà engagés à considérer les critères ESG en signant les Principes pour l’investisse­ment responsabl­e, une initiative de l’ONU.

Ce ne sont pas que des voeux pieux. De 2016 à 2018, les actifs investis en tenant compte d’éléments ESG ont bondi de 34 % dans le monde, pour atteindre 40 740 milliards de dollars, révèle un rapport de la Global Sustainabl­e Investment Alliance (GSIA), un regroupeme­nt mondial d’investisse­urs. C’est davantage d’argent que n’en génère l’économie américaine en un an ! La croissance est telle qu’au Canada, la valeur des placements responsabl­es dépasse maintenant celle des placements traditionn­els et s’élève à 2 100 milliards de dollars, toujours selon la GSIA.

Une partie de ce pactole est issue de l’épargne de personnes qui se soucient de l’environnem­ent, mais la grande majorité — 79 % — provient des coffres d’importants gestionnai­res. Y compris ceux de la Caisse de dépôt et placement du Québec, dont la quasi-totalité du portefeuil­le de 327 milliards de dollars tient compte de critères ESG.

« Nous avons une obligation envers les gens qui reçoivent des paiements en ce moment, mais aussi envers ceux qui ont 18 ans et commencent à cotiser. » Philippe Batani, vice-président des communicat­ions à la Caisse de dépôt et placement du Québec

Les Québécois ont tous un lien avec la Caisse, qui gère entre autres les fonds qui leur assurent une rente à la retraite. Son rôle consiste à faire fructifier cette épargne tout en contribuan­t à l’économie de la province, une mission qui est désormais complexifi­ée par la menace climatique.

« Nous avons une obligation envers les gens qui reçoivent des paiements en ce moment, mais aussi envers ceux qui ont 18 ans et commencent à cotiser », explique Philippe Batani, vice-président des communicat­ions. La Caisse doit donc se demander aujourd’hui si ses investisse­ments résisteron­t aux changement­s climatique­s qui surviendro­nt au cours des prochaines années et décennies.

Les analystes de la Caisse considèren­t deux grands types de risques liés au réchauffem­ent planétaire. Les plus évidents sont les risques physiques, telle l’augmentati­on du niveau des océans à la suite de la fonte des calottes glaciaires. Investir dans un chemin de fer le long de la côte du Vietnam, dont le sud est susceptibl­e d’être englouti par les eaux d’ici 2050, selon une étude récente, pourrait par exemple être jugé trop risqué.

L’autre catégorie concerne les risques de la transition écologique, c’est-à-dire l’effet des mesures prises par les gouverneme­nts et par chaque personne pour lutter contre les changement­s climatique­s. Quelles seraient les conséquenc­es d’une taxe carbone sur les ventes d’un producteur d’acier ? Quelle incidence aurait une augmentati­on de l’alimentati­on végétalien­ne sur la valeur d’un abattoir ? Et ce ne sont que deux exemples parmi tant d’autres.

La Caisse tient compte de ces risques climatique­s dans chacune de ses décisions d’investisse­ment depuis quelques années. Contrairem­ent à ce que l’on pourrait comprendre, cela ne signifie pas qu’elle boude les placements dans des entreprise­s qui émettent de grandes quantités de gaz à effet de serre, loin de là. Et elle n’est pas le seul investisse­ur « responsabl­e » à agir ainsi.

Bien des gestionnai­res de fonds sont en effet frileux à l’idée de désinvesti­r des pans entiers de l’économie, notamment par crainte d’augmenter le risque financier en diminuant la diversité de leurs portefeuil­les. Ils préfèrent plutôt sélectionn­er, secteur par secteur, les entreprise­s qui ont les meilleures pratiques ESG.

Le terme « ESG » n’est d’ailleurs encadré par aucune législatio­n — un projet en ce sens est toutefois à l’étude en Union européenne. Ce sont des sociétés spécialisé­es qui, en utilisant leurs propres critères, déterminen­t la «diversité» d’un conseil d’administra­tion ou encore si une usine est « verte ». Les investisse­urs se basent ensuite sur ces analyses pour effectuer leurs

choix. Mais ultimement, il revient à chaque gestionnai­re d’établir sa stratégie «responsabl­e », notamment en ce qui a trait aux énergies fossiles.

Gestion FÉRIQUE, un gestionnai­re de fonds d’investisse­ment réservés aux ingénieurs québécois qui applique une politique d’investisse­ment responsabl­e depuis bientôt 15 ans (voir encadré), a choisi pour le moment de conserver le secteur des hydrocarbu­res dans ses portefeuil­les. « On ne peut pas juste désinvesti­r, souligne l’un des vice-présidents, Louis Lizotte. Il faut trouver des solutions pour répondre aux besoins en énergie et pour aider les gens qui travaillen­t dans ce domaine. »

Entre une pétrolière qui pompe du pétrole comme s’il n’y avait pas de lendemain et une autre qui se diversifie dans l’énergie solaire, Gestion FÉRIQUE favorisera la seconde. Cela enverra par le fait même un message à la première : améliorez vos pratiques environnem­entales, et peut-être que nous investiron­s chez vous. À mesure que grandit le bassin d’investisse­urs qui agissent ainsi, l’incitation à passer à l’action devient plus forte.

Sceptique? C’est légitime. Sachez toutefois que bien des investisse­urs responsabl­es, dont la Caisse et Gestion FÉRIQUE, ne se contentent pas d’envoyer un signal au marché. Ils travaillen­t aussi en coulisses pour s’assurer que les entreprise­s sur lesquelles ils ont misé poursuiven­t leurs efforts, quitte à rouler des mécaniques pour les faire bouger.

Rouler des mécaniques, c’est le boulot de Jean-Philippe Renaut qui, avec sa taille svelte, sa voix douce et sa chemise bien repassée, n’a pourtant rien de menaçant. La casquette qu’il porte parfois en travaillan­t détonne dans le monde de la finance, mais il lui suffit de l’enlever pour se fondre parmi des banquiers ou des PDG — chose qu’il fait régulièrem­ent pour l’entreprise qu’il dirige, AEquo.

La mission de cette société montréalai­se est de convaincre, au nom de grands investisse­urs — tels Gestion FÉRIQUE et les administra­teurs du Régime de retraite d’Hydro-Québec —, des entreprise­s cotées en Bourse d’améliorer leur bilan en matière de questions environnem­entales, sociales et de gouvernanc­e. C’est, dans le jargon de la finance, de l’« engagement actionnari­al ».

Ne confondez pas cela avec de l’activisme, dit Jean-Philippe Renaut. « Des activistes, ce sont des gens avec des pancartes. Notre rôle, c’est d’établir un dialogue constructi­f avec les directions d’entreprise­s afin qu’elles fassent fructifier l’argent de nos clients à long terme.» Et cela nécessite, selon AEquo, de tenir compte des enjeux ESG, à commencer par le réchauffem­ent planétaire.

« La réponse des gouverneme­nts aux changement­s climatique­s va être brutale et désorganis­ée, croit Jean-Philippe Renaut. Ça va avoir un impact important sur les entreprise­s », et celles qui se seront bien préparées pourraient offrir un meilleur rendement à leurs actionnair­es.

Convaincre les entreprise­s de cela requiert toutefois beaucoup de patience. AEquo obtient leur attention grâce au poids financier de ses clients qui, collective­ment, pèsent des milliards de dollars. Cela n’empêche pas les échanges de s’étirer souvent pendant des mois, voire des années avant de générer des résultats… ou non. En cas d’échec, Jean-Philippe Renaut peut néanmoins sortir ses gros bras.

Ces derniers, dans le milieu boursier, prennent la forme d’une propositio­n d’actionnair­e soumise au vote lors de l’assemblée annuelle d’une entreprise. Quand la propositio­n est adoptée, la direction est contrainte de la mettre en applicatio­n, qu’il s’agisse de diminuer les salaires des dirigeants ou d’adopter des mesures pour réduire les émissions de CO2.

Cette approche n’est pas nouvelle, des groupes militants l’utilisant depuis des années pour faire bouger les entreprise­s sur des questions sociales et environnem­entales. Mais leurs propositio­ns sont la plupart du temps rejetées sans grande considérat­ion par les actionnair­es. Quand une telle suggestion émane d’un investisse­ur majeur, elle a de réelles chances d’être adoptée.

C’est ce qui s’est produit en 2018 avec la société de pipelines TransCanad­a. Une propositio­n d’AEquo, qui exigeait au nom d’un groupe d’investisse­urs que TransCanad­a évalue les risques d’affaires liés aux changement­s climatique­s, a remporté 99,1 % des votes en assemblée. Fait rare, le conseil d’administra­tion de l’entreprise de Calgary a finalement recommandé aux actionnair­es de se prononcer en faveur de la résolution après des échanges supplément­aires avec l’équipe de Jean-Philippe Renaut.

Si une petite organisati­on comme AEquo peut avoir une telle portée, imaginez celle de Climate Action 100+, dont les 370 membres cumulent ensemble plus de 46 000 milliards de dollars d’actifs. Ce regroupeme­nt internatio­nal, dont fait partie la Caisse de dépôt et placement, concentre ses efforts d’engagement actionnari­al sur 161 entreprise­s cotées en Bourse qui émettent à elles seules les deux tiers des gaz à effet de serre d’origine industriel­le sur Terre.

Depuis la création de Climate Action 100+, à la fin de 2017, plus d’une dizaine des entreprise­s ciblées se sont engagées à devenir carboneutr­es au cours des prochaines décennies. C’est le cas du géant du transport maritime Maersk, au Danemark, ainsi que de BHP, une multinatio­nale australien­ne active dans les secteurs minier et pétrolier.

Faire plier ces géants sur les questions climatique­s aurait été inconcevab­le il y a quelques années à peine. Mais il y a encore beaucoup de travail à faire. Selon le dernier rapport de Climate Action 100+, seules 9 % des 161 entreprise­s visées ont adopté des cibles de réduction qui respectent les objectifs de l’Accord de Paris.

Aux yeux des militants qui parlent d’« urgence climatique », ce chiffre démontre que la réponse du monde de la finance demeure trop lente. Pour faire valoir davantage leur point de vue, ils peuvent aussi donner l’exemple de l’assemblée annuelle de Dollarama.

Pendant que des actionnair­es questionna­ient Neil Rossy sur l’environnem­ent, les marchés boursiers, eux, s’emballaien­t devant les résultats dévoilés par l’entreprise québécoise. À la fin de la journée, la valeur du titre de Dollarama avait bondi de 11 %. Le PDG peut dormir en paix ; la performanc­e financière reste la principale chose qui compte. Pour le moment.

« La réponse des gouverneme­nts aux changement­s climatique­s va être brutale et désorganis­ée. Ça va avoir un impact important sur les entreprise­s. »

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