Le robot qui opère les coeurs
À l’Institut de cardiologie de Montréal, un robot peut maintenant remplacer les mains des chirurgiens pour effectuer des opérations cardiaques. Notre journaliste a assisté — sans défaillir — à l’une d’elles.
À l’Institut de cardiologie de Montréal, un robot peut maintenant remplacer les mains des chirurgiens pour effectuer des opérations cardiaques. Notre journaliste a assisté — sans défaillir — à l’une d’elles.
Le Dr Denis Bouchard me prévient : il s’agit d’une opération majeure. Une valve au centre du coeur de la patiente ne fait plus son travail, ce qui entraîne essoufflements et fatigue continuelle. « Traditionnellement, on pratiquait une sternotomie, une incision verticale dans le sternum. Un coup de scie dans l’os et la cage thoracique était ouverte, comme Superman qui écarte sa chemise pour laisser apparaître son costume. Pour le patient, la récupération était difficile, le traumatisme important. »
C’est pour ne plus faire subir à quiconque cette expérience que le Dr Bouchard et un de ses collègues, le Dr Michel Pellerin, perfectionnent depuis 2006, à l’Institut de cardiologie de Montréal (ICM), un programme de chirurgie cardiaque minimalement invasive. Désormais, des techniques innovantes permettent d’opérer un patient en ne faisant qu’une petite incision dans le thorax. Depuis deux ans, cette approche est entrée dans une nouvelle dimension avec l’acquisition du robot da Vinci Xi. Ses bras ont remplacé les mains de l’homme. Et une caméra en 3D a remplacé ses yeux.
Fait exceptionnel, un journaliste va pousser les portes du bloc opératoire et être témoin de la réparation d’une valve cardiaque assistée par un robot.
Il est 8 h, l’intervention débutera à 8 h 50. Dehors, l’air est froid et humide, le ciel est bas. Il pleut sur Montréal. Dans la salle d’opération, le mercure dépasse à peine les 20 ºC.
Après un bref passage au vestiaire pour revêtir la tenue bleue — combinaison, masque, calot, couvrechaussures —, une infirmière me conduit à la salle. Le Dr Pellerin, déjà équipé de ses lunettes de précision, se lave les mains jusqu’aux coudes. Je l’imite. Il me demande si je crains la vue du sang. Au premier signe de malaise, je dois avertir une infirmière. Il ne faudrait pas s’évanouir au beau milieu de la salle d’opération.
Je passe les portes du bloc opératoire, le regard vite saturé par les nombreuses machines, les dizaines d’instruments alignés devant moi, les écrans de contrôle… et par le ballet presque silencieux du personnel médical. Dans cet univers aseptisé, rien n’est laissé au hasard. Pas une odeur suspecte, pas un instrument qui ne soit à sa place. Les six personnes
qui tournent autour de moi savent ce qu’elles ont à faire, à la seconde près.
Une femme de 48 ans est allongée sur la table, nue du nombril jusqu’aux pieds, le temps qu’un drain soit installé à l’aine. Une infirmière la recouvre rapidement d’un drap. On n’en saura pas plus sur la patiente. Si ce n’est que sa valve mitrale n’a pas fière allure.
Sorte de clapet situé dans le coeur, la valve mitrale évite le reflux du sang du ventricule gauche vers l’oreillette gauche, et permet au sang d’être injecté dans l’aorte. Une intervention est nécessaire lorsque cette valve n’assure plus sa fonction. «Il s’agit d’un problème que le patient a souvent depuis la naissance. Avec les années, le coeur devient inefficace, le reflux sanguin fait que, parfois, jusqu’à la moitié du sang qui est censé être redirigé vers l’aorte ne s’y rend pas. Cela se traduit par de l’essoufflement, de la fatigue chronique », précise le Dr Bouchard, lunettes rouges sur le nez et courte barbe blanche parfaitement soignée.
Pour réparer cette valve défectueuse, les deux chirurgiens peuvent désormais compter sur le fameux da Vinci Xi. Ce robot, guère plus volumineux que l’unité de soins utilisée par les dentistes, possède quatre bras, soit l’équivalent d’une main gauche et d’une main droite, un bras qui permet d’écarter et d’assister, puis un quatrième bras muni d’une caméra 3D. Au bout de ses « mains », une pince, des ciseaux, un crochet ou tout instrument utilisé traditionnellement par les chirurgiens, mais en version miniature.
«On se retrouve avec des micromains à l’intérieur du coeur en train de faire notre travail, alors que, normalement, on aurait utilisé nos macromains», note le Dr Denis Bouchard avant de se mettre aux commandes du robot. Les images de la caméra 3D, retransmises dans une paire de jumelles devant lesquelles le chirurgien vient placer ses yeux, lui permettront de voir ce qui se passe à l’intérieur du corps de la patiente. Les bras du robot reproduiront les gestes du chirurgien. « Tu peux lui dire “pour chaque millimètre que je fais, bouge d’un demimillimètre” ou “utilise la même amplitude”, etc. »
Grâce à la « magie » de la technologie, le chirurgien pourrait tout aussi bien se trouver à Moscou et réaliser la même intervention, selon ce que m’explique le médecin. En effet, puisqu’il opère au moyen de l’image binoculaire qui lui parvient en temps réel, le chirurgien pourrait diriger les bras du robot… même à 10 000 km de distance ! Dans notre cas, la console de commande du da Vinci Xi se situe à quelques mètres de la patiente et du second chirurgien — aujourd’hui, le Dr Pellerin — qui s’assure du bon déroulement de l’intervention.
Avant l’opération, la patiente a été informée que le robot n’allait pas l’«opérer», mais plutôt assister le chirurgien dans son intervention. « On n’appuie pas sur un interrupteur et on s’en va prendre un café », souligne le Dr Michel Pellerin, chirurgien cardiovasculaire et thoracique à l’ICM depuis près de 25 ans. Le terme « robot » est trompeur, selon le chirurgien d’une soixantaine d’années. Il tient à démystifier un peu ce genre d’interventions. « Le da Vinci est plutôt une miniaturisation d’une instrumentation chirurgicale existante, commandée de façon très précise. Quand le patient comprend ça, il est en général très ouvert. »
Je jette un oeil par la fenêtre située dans le fond de la salle. Le temps est toujours au gris. Il est 8 h 50, l’opération commencera avec quelques minutes de retard.
Le Dr Bouchard amorce la première étape. Quatre trocarts de 8 mm de diamètre sont enfoncés dans la poitrine de la patiente. C’est par ces longs tubes pointus, qui servent généralement à faire des ponctions ou des biopsies, que se faufileront les instruments de chirurgie du da Vinci Xi.
Une ouverture plus grande, sur le côté, permet au chirurgien d’insérer notamment la caméra 2D par laquelle le Dr Pellerin suivra l’intervention. Il a fallu passer entre les côtes à l’aide d’un écarteur particulier, en tissu, qui évite de comprimer les paquets nerveux, responsables de la douleur postopératoire. Le muscle pectoral est disséqué de façon à l’endommager le moins possible.
C’est par cette ouverture que je devine, lorsque je me penche pardessus l’épaule du chirurgien, le mouvement du coeur. Car c’est bien le coeur que l’on voit battre par l’orifice de quelques centimètres de large, à travers lequel s’échappe une lumière violette.
La phase préparatoire est désormais terminée. Et tandis que le da Vinci Xi s’apprête à entrer en scène, un bip vient s’ajouter aux sons ambiants. C’est celui de la machine
coeurpoumons. L’opération entre dans sa phase critique. La circulation sanguine vient d’être bloquée par l’obstruction des deux veines caves chargées d’amener le sang jusqu’au coeur, puis relancée grâce à la machine coeurpoumons. Pendant une heure, ou même une heure et demie, une pompe va remplacer le coeur de la patiente et faire circuler le sang par des tubes à l’extérieur de son corps.
« À ce momentlà, personne ne parle de son weekend. Toute l’équipe est vraiment concentrée», m’avait expliqué le Dr Bouchard avant l’intervention. C’est là que le temps compte réellement. « Chaque minute de moins est un bénéfice pour le patient. Moins le coeur est arrêté longtemps, plus le patient sera en santé et le risque de complication sera réduit. »
La tension a monté d’un cran dans la salle. Le Dr Pellerin est totalement concentré, les yeux rivés sur l’écran qui projette une image de l’intervention en deux dimensions. Désormais, on n’entend plus que les deux chirurgiens échanger leurs impressions. « Belle valve. » « Ouais, belle lésion. »
Entretemps, un infirmier m’invite à suivre la fin de l’opération depuis une console de visualisation. Pendant un instant, je profite donc de la même vision binoculaire que le Dr Bouchard.
Les images en trois dimensions retransmises par le da Vinci Xi sont saisissantes de réalisme. On se croirait plongé à l’intérieur du corps de la patiente.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le robot ne réduit pas le temps d’intervention — de deux à trois heures. C’est parfois même l’inverse. Le gain est en revanche énorme pour le patient.
L’un des grands avantages du da Vinci Xi est de faciliter, avec ses micromains, la réparation de la valve, alors que l’homme, avec ses macromains, doit souvent se résigner à la remplacer par une valve mécanique — ce qui entraîne un risque de rejet et un traitement médicamenteux lourd.
Parmi les 115 patients opérés à l’aide du da Vinci Xi par les chirurgiens Bouchard et Pellerin depuis deux ans, aucun décès n’a été enregistré. Le taux de réparation de la valve mitrale atteint 100 %. En Amérique du Nord, où peu d’établissements de santé sont équipés de ce robot de nouvelle génération, il est inférieur à 70 %. « Il n’y a que quelques centres de notre taille — Atlanta, Cleveland, New York, Chicago — avec un programme de chirurgie robotique aussi actif que le nôtre », s’enorgueillit le Dr Bouchard.
Actuellement, sur les 5 000 robots chirurgicaux da Vinci en service dans le monde dans différentes spécialités, rares sont ceux de la plus récente version, le modèle Xi. Le coût, sept millions de dollars, est un sérieux frein à son acquisition. À l’ICM, son achat a été entièrement financé par une vingtaine de donateurs de la Fondation de l’Institut de cardiologie de Montréal.
La réduction de la douleur postopératoire est un autre grand avantage de l’intervention assistée par le da Vinci Xi. La récupération est ainsi facilitée et le retour au travail se fait généralement après un à deux mois de convalescence, au lieu de trois mois lorsqu’il s’agit d’une opération non robotisée. Et rien à voir avec la sternotomie — l’opération de Superman —, dont les effets se faisaient sentir plusieurs mois après l’opération.
« J’ai recommencé à m’entraîner dès le mois de juillet, alors que l’opération a eu lieu en mars », me racontera plus tard LouisDaniel Desjardins, 47 ans, un des premiers à avoir été opéré au coeur avec l’aide du da Vinci Xi. Un an et demi après l’intervention, il n’en revient pas encore. «J’ai pu rapidement recommencer à courir, à faire du vélo. J’ai pu recommencer à jouer au hockey. Et six mois après, je courais un triathlon! Avant, c’est comme si ma batterie était toujours entre 0 % et 20 % », explique ce père de deux adolescents, qui dirige le bureau montréalais d’un cabinet de conseil en leadership.
Si la robotique est en train de faire passer la médecine dans une nouvelle dimension, les machines vontelles à terme remplacer les chirurgiens ?
Le Dr Michel Pellerin me ramène à la réalité: le robot est une façon de parvenir à un endroit, rien de plus. «Ce qu’il fait avec ses bras, c’est ce que l’on fait avec nos mains. Il nous fallait simplement maîtriser l’instrument au départ, pour nous rendre à destination. Parce qu’on sait quoi faire une fois qu’on est rendus. »
Le Dr Denis Bouchard se tourne déjà vers demain. « Là où la technologie va faire un bond, c’est lorsque l’on aura une automatisation supplémentaire. On pourra alors continuer de gagner du temps pendant la phase où le coeur est arrêté. C’est là qu’il peut y avoir des complications, c’est là que le succès d’une intervention se joue. »