L’actualité

Champ libre

- PAR DAVID DESJARDINS

Longtemps, je me suis sauvé de moi. Tentant vainement de m’évader en multiplian­t les psychotrop­es, je les remplaçai plus tard par le travail et le sport. On évoque d’ailleurs rarement le désir de performanc­e généralisé comme ceci : un moyen socialemen­t célébré de fuir ce qui nous ronge.

Pour moi, il ne s’agit pas tant d’un mal de vivre que d’un flot constant de réflexions qui peut aussi se muer en un mur dense, opaque et liquide. Comme lorsqu’en surf vous ratez une vague et qu’elle vous emporte en vous faisant faire des tonneaux. Je fuis la noyade.

Le disque dur boguant sans cesse, je cherchais donc des moyens pour ventiler cette boîte crânienne qui s’essayait à la suprématie quantique bien avant Google. Alors tout allait vite et fort. Et dans le sport ou le travail, ma fuite suscitait l’admiration générale. Puis, j’ai « découvert » la marche. J’investis beaucoup d’énergie, dans ces chroniques, pour recenser ce qui cloche chez nous. Dans ce monde, ce pays, cette culture. Dans nos têtes. Celle-ci est la première de deux où j’esquissera­i des pistes de solutions plutôt que de dépecer la bête qui nous dévore. Ici, il sera question, littéralem­ent, de cesser de courir.

Depuis quelques années, mais plus encore depuis l’automne dernier, je marche. Tous les jours. Pour me rendre à des endroits parfois situés à plusieurs kilomètres. Ou simplement pour sortir de la maison, mais en faisant autre chose que du sport, soupape qui est pour moi une affaire de vitesse.

Ce n’est pas pour ma santé. Bien que ce soit bénéfique. On pourrait facilement infléchir les alarmantes statistiqu­es de maladies chroniques liées au surpoids en troquant District 31 pour une petite patrouille à pied après le souper. Si ce n’est déjà fait, l’inspirant ouvrage Lève-toi et marche !, du physiothér­apeute Denis Fortier, devrait finir de vous en convaincre.

Ce qui me fascine, c’est comment la marche m’allège la tête. Moi qui, accro de vitesse, m’étais un peu moqué de son Éloge de la lenteur, je suis retourné lire l’essai de Carl Honoré pour y trouver une explicatio­n. « La marche peut apaiser notre tendance à aller toujours plus vite, écrit-il. En voiture, en train ou en avion, quand la technique persiste à nous promettre plus de puissance et de vitesse, nous sommes tentés d’aller plus vite et de considérer tout délai comme un affront per

sonnel. Du fait que notre corps est structurel­lement limité dans sa célérité, la marche peut nous apprendre à oublier la vitesse. »

Elle procure effectivem­ent une lenteur dont je ne peux m’évader. Méditative, en raison de la répétition du geste et du temps qui s’écoule alors autrement, la marche me permet de faire le vide en observant ce qui s’offre à mon regard. Dehors comme dedans.

Promeneur solitaire notoire, JeanJacque­s Rousseau partageait avec Aristote et Nietsche, entre autres, le plaisir de réfléchir en marchant. J’en suis. Le mouvement lent à l’air libre donne de l’ampleur à l’esprit qui n’est plus diverti, soumis au mode multitâche ou à l’incessant appel des sirènes de ce que l’on rate si on se débranche.

Mais cette pensée qui se dévide en moi me permet aussi, paradoxale­ment, de m’ouvrir à ce qui bouge autour. Un monde qui m’apparaît si souvent étranger lorsque je le vois à travers le miroir déformant des réseaux sociaux. En marchant, je me place à hauteur de femme et d’homme. Mon coeur ne trépigne pas ; j’entends donc battre celui des autres.

Et le flot de leurs pensées, de leurs existences, me traverse et me ravit. Je fais des rencontres, m’arrête et discute avec les gens. Tiens, voici que j’aide un couple de vieux qui peinaient à monter le toit de leur entrée d’hiver sur ses tréteaux. Je leur parle un moment et les laisse dans mon sillage.

Ce lent mouvement rend la bulle dans laquelle nous évoluons un peu plus poreuse que d’habitude. Il apaise les tensions. Nous voilà qui nous côtoyons plutôt que de nous croiser dans le cloisonnem­ent mortifère de nos carrosseri­es.

La marche n’est pas que favorable au corps. Elle permet une ouverture aux autres comme à soi. Mes balades sont parsemées d’images, de fulgurance­s, d’idées aussi belles qu’inutiles. Entre la capacité retrouvée de regarder vivre le monde et de prendre le temps de penser sans désir d’être productif, la marche est une parenthèse providenti­elle. Une sorte de songe duquel on s’extrait sans que ses bienfaits cessent de s’infiltrer en nous. Un calme salvateur qui me refait chausser mes bottes, pour avancer sans destinatio­n, sinon en marge de la frénésie. Je marche pour réapprendr­e à vivre.

La marche n’est pas que favorable au corps. Elle permet une ouverture aux autres comme à soi.

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