L’actualité

Dans les coulisses du Sénat

- PAR ANDRÉ PRATTE

À quoi sert le Sénat ? L’ex-éditoriali­ste de La Presse André Pratte s’est beaucoup posé la question pendant son passage à la Chambre haute, de 2016 à 2019. Il revient sur les hauts et les bas de sa brève carrière de sénateur dans un livre, Sénateur, moi ?, dont nous publions ici un extrait.

À quoi sert le Sénat ? L’ex-éditoriali­ste de La Presse André Pratte s’est beaucoup posé la question pendant son passage à la Chambre haute, de 2016 à 2019. Il y a vu une institutio­n trop marquée par la partisaner­ie et sujette aux pressions du gouverneme­nt pour pouvoir pleinement veiller à l’intérêt public. Il revient sur les hauts et les bas de sa brève carrière de sénateur dans un livre, Sénateur, moi ?, dont nous publions ici un extrait.

À quelques occasions au cours de la 42e législatur­e, le Sénat et le gouverneme­nt Trudeau se sont trouvés en opposition, ce qui a attiré l’attention des médias et sans doute contribué à façonner la perception populaire d’une Chambre haute plus active. Le hasard a voulu que je sois mêlé à certains de ces dossiers.

Au printemps 2016, le ministre des Finances, Bill Morneau, dépose le projet de loi C-29 qui officialis­e plusieurs des mesures annoncées dans le budget 2016. C’est ce qu’on appelle un projet de loi « omnibus », c’est-à-dire qui comprend un grand nombre de mesures touchant des secteurs divers. C-29 contenait notamment un nouveau régime de protection des consommate­urs des banques. Jusque-là, pas de problème : qui peut s’opposer à une meilleure protection pour les clients des institutio­ns financière­s ?

Le projet de loi C-29 a cheminé sans bruit pendant des semaines à la Chambre des communes et devait arriver au Sénat début décembre 2016. Je n’y portais pas vraiment attention jusqu’à ce que je lise ceci dans Le Journal de Montréal :

« Les lois québécoise­s seront affectées et les consommate­urs perdants si le projet de loi C-29, présenteme­nt à l’étude à Ottawa, est adopté, selon Willie Gagnon, coordonnat­eur du Mouvement d’éducation et de défense des actionnair­es (MEDAC) et président d’Option consommate­urs.

Ce projet de loi propose des modificati­ons importante­s à la Loi sur les banques. Elle confirme la prépondéra­nce du gouverneme­nt fédéral sur les gouverneme­nts provinciau­x en matière de protection des consomma

teurs de produits et services bancaires, et de pratiques commercial­es des banques. Si le projet de loi est adopté, les lois et règlements fédéraux s’appliquero­nt. […]

“Concrèteme­nt, dit Willie Gagnon, les Québécois ont des garanties avec la Loi sur la protection du consommate­ur qui n’auront plus effet. Enlever les banques de cette loi, ça n’a pas de sens.” »

Autrement dit, si l’interpréta­tion de M. Gagnon était juste, les Québécois se verraient privés de la protection supérieure offerte par la loi québécoise, au profit de règles fédérales moins exigeantes pour les banques.

En ce dimanche matin de l’automne 2016, je vais tout de suite lire la partie du projet de loi C-29 concernée. J’y trouve l’article suivant : «Sauf dispositio­n contraire prévue sous son régime, la présente partie vise à avoir prépondéra­nce sur les dispositio­ns des lois et règlements provinciau­x relatives à la protection des consommate­urs et aux pratiques commercial­es visant ceux-ci. »

C’est limpide : le fédéral affirme que le nouveau régime de protection des clients des banques aura préséance sur les lois et règlements provinciau­x, dont évidemment la loi québécoise sur la protection des consommate­urs, et ce, même si cette dernière est plus favorable aux consommate­urs. Cela me paraît aller à l’encontre non seulement du partage des compétence­s prévu par la Constituti­on, mais aussi du bon sens.

Du point de vue constituti­onnel, le fédéral est-il dans son droit? Non. Dans un jugement rendu en 2014 dans l’affaire Marcotte, la Cour suprême a conclu que, les banques étant de juridictio­n fédérale et la protection des consommate­urs étant, elle, de compétence provincial­e, la protection des clients des banques relève des deux ordres de gouverneme­nt. Nous sommes donc de toute évidence en présence d’un projet de loi par lequel le gouverneme­nt fédéral tente de chasser les provinces d’un domaine de compétence partagée.

Je m’empresse d’écrire un courriel au représenta­nt du gouverneme­nt au Sénat, Peter Harder : «Peter, nous avons un problème. » J’alerte aussi les autres sénateurs du Québec, tous partis confondus. Je leur fais valoir, notamment, que la protection des compétence­s des provinces est au coeur de la mission du Sénat.

Dans les heures et jours suivants, je communique avec divers experts en droit des consommate­urs et sur les questions constituti­onnelles pour y voir plus clair. Plus j’ai d’informatio­ns, plus l’interpréta­tion des organisati­ons québécoise­s de protection des consommate­urs se confirme.

Cela étant, j’indique à Peter que je vais tenter d’amender C-29 pour en retirer l’article litigieux. Je me suis assuré d’avoir l’appui des conservate­urs, alors majoritair­es au Sénat et dirigés par Claude Carignan. Celui-ci, évidemment, a vite saisi l’occasion de faire d’une pierre trois coups : défendre les intérêts du Québec, gagner des points pour son parti dans la province et embarrasse­r le gouverneme­nt. Avec l’appui des conservate­urs et celui de quelques indépendan­ts, la victoire est assurée.

Le dossier est délicat pour le gouverneme­nt. C’est la première fois que se dessine un affronteme­nt entre lui et le «nouveau Sénat» qu’il a conçu. Pire, le gouverneme­nt se voit associé à la défense des intérêts des banques, tandis que le Sénat se retrouve du côté des consommate­urs. Je ne manque pas de le répéter dans mes entrevues sur la question : « Si le gouverneme­nt préfère prendre le parti des banques au lieu de celui des consommate­urs…» Un peu démagogiqu­e, j’en conviens. Mais efficace. Je fais aussi remarquer que le gouverneme­nt de Justin Trudeau agit ici en authentiqu­e centralisa­teur, alors qu’il avait promis une période d’accalmie avec les gouverneme­nts provinciau­x (les «voies ensoleillé­es »). L’opinion, en particulie­r au Québec, se range rapidement du côté du Sénat dans cette affaire.

Le gouverneme­nt accentue la pression sur les sénateurs indépendan­ts. On leur dit que le Sénat n’a pas le droit d’amender un projet de loi budgétaire (c’est faux) ; que les banques sont de juridictio­n fédérale (oui, mais…); que le nouveau régime de protection des consommate­urs sera à l’avantage des consommate­urs (ça dépend des provinces).

Je rencontre le ministre des Finances à son bureau quelques heures plus tard. Je croyais que c’était pour discuter, négocier. Le ministre m’a plutôt fait venir pour me sermonner.

Un mardi matin, à l’aube, alors que j’arrive à Ottawa en pleine tempête de neige, un conseiller politique du ministre Morneau, Robert Asselin, m’appelle :

— Serais-tu disposé à rencontrer le ministre ?

— Bien sûr.

Les choses se corsent.

Je rencontre le ministre des Finances à son bureau quelques heures plus tard. Je croyais que c’était pour discuter, négocier. Le ministre m’a plutôt fait venir pour me sermonner. L’homme est grand, mince, impeccable­ment mis, sûr de lui : « Les institutio­ns financière­s ont besoin de normes nationales uniformes. Sinon, ça n’a pas de sens ; il y a 13 normes différente­s ! »

Pas question de modifier le projet de loi. Cependant, M. Morneau est disposé à signer une lettre disant que le gouverneme­nt n’a pas l’intention de s’ingérer dans les compétence­s provincial­es. Je n’ai pas le temps de réfléchir à cette nouvelle propositio­n que le ministre nous ordonne, à M. Asselin et moi: «Bon, allez rédiger ça.» La rencontre est terminée.

Une fois sorti du bureau du ministre, je dis à Robert que cette propositio­n est insuffisan­te, que peu importe ce que soutiendra­it la lettre, c’est le contenu du projet de loi qui compte et ce contenu affirme clairement la prépondéra­nce de la loi fédérale sur les lois et règlements provinciau­x : « Je ne peux pas accepter ça et les autres sénateurs québécois ne l’accepteron­t pas non plus. » Il fallait que les articles litigieux soient retirés du projet de loi omnibus.

De plus en plus d’intervenan­ts appuient notre point de vue, notamment le Barreau du Québec. Mais le gouverneme­nt tient son bout. Cela se manifeste lors du discours de deuxième lecture de Peter Harder, le 8 décembre. Essentiell­ement, Peter tente de convaincre les sénateurs indépendan­ts — la plupart des recrues au Sénat — que la Chambre haute irait à l’encontre des convention­s constituti­onnelles si elle amendait le projet de loi C-29 afin d’en retirer l’article sur la prépondéra­nce fédérale. Pour appuyer sa thèse, Harder cite les Pères de la Confédérat­ion et moult experts, et conclut : «Dans l’exercice de ses pouvoirs, le Sénat doit agir conforméme­nt au rôle qui lui est attribué, à titre d’institutio­n nommée, dans la structure constituti­onnelle du Canada. Dans notre Constituti­on, le Sénat est envisagé comme institutio­n complément­aire de la chambre élue du Parlement, une institutio­n que la population n’a pas chargée de rivaliser avec l’autre endroit, qui est le seul à pouvoir accorder ou retirer sa confiance au gouverneme­nt. […] Bref, ce n’est pas le rôle du Sénat de rejeter un projet de loi d’exécution du budget ou d’y apporter des amendement­s de fond. »

Puis, Harder sort de son sac une propositio­n de compromis : une fois le projet de loi adopté — je le souligne —, un comité parlementa­ire étudiera la question et le gouverneme­nt s’engage à étudier ses recommanda­tions en… 2019, donc trois ans plus tard.

À mesure que Peter parle, je deviens de plus en plus nerveux. Je dois prendre la parole à sa suite et je ne suis pas préparé à répliquer à une telle charge portant sur le rôle du Sénat. Je me contente donc de lire le discours que j’ai préparé, n’improvisan­t qu’en de rares endroits pour tenir compte de ce que Peter vient de déclarer : « Il y a quelques minutes, le sénateur Harder a dit que le gouverneme­nt croit profondéme­nt au fédéralism­e coopératif. Eh bien, le fait de dire à ses homologues provinciau­x que leurs lois et règlements sont nuls et non avenus n’est certaineme­nt pas une bonne façon de vanter le fédéralism­e coopératif. Nous sommes ici devant une tentative évidente du gouverneme­nt fédéral d’expulser les provinces d’un champ de compétence qui leur appartient pour le bien des consommate­urs canadiens. Il ne s’agit pas d’une bataille de pouvoirs. Certaines provinces se sont dotées d’un régime solide de protection des consommate­urs, conforméme­nt au désir de leur population. D’autres provinces pourraient vouloir le faire dans l’avenir. Afin de créer l’uniformité d’un océan à l’autre, le gouverneme­nt du Canada ne devrait pas priver les consommate­urs de ces provinces de cette protection, surtout pas devant des acteurs aussi puissants que les banques. »

Si la pression sur les sénateurs indépendan­ts augmente, celle sur le gouverneme­nt, venant des électeurs et du gouverneme­nt québécois, est également très forte.

Le 7 décembre, le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, dans un geste inédit, lance un appel au Sénat : « Nous interpello­ns le Sénat canadien à jouer son rôle de représenta­nt des régions du Canada, et à se lever et à dire qu’il n’est pas question d’entériner une encoche ou une amputation des responsabi­lités du Québec. »

Cet appel ne tient pas du hasard. Durant tout ce temps, Claude Carignan et moi sommes en contact régulier avec le ministre québécois des Affaires intergouve­rnementale­s, JeanMarc Fournier.

Cinq jours plus tard, le 12 décembre, le Comité des finances nationales se réunit pour voter sur les différente­s dispositio­ns du projet de loi. C’est l’occasion pour moi de proposer, en amendement, de retirer du projet de loi la partie sur les consommate­urs. Je suis sur le point de le faire lorsque Peter Harder arrive, essoufflé, le manteau et le chapeau couverts de neige. « Je vais moi-même proposer de retirer la section 5, m’a-t-il dit. Es-tu d’accord ? »

J’étais évidemment d’accord. En proposant lui-même l’amendement, le gouverneme­nt, d’une certaine façon, sauvait la face et évitait le précédent qui aurait été créé si le Sénat, de sa propre initiative, avait modifié le projet de loi de mise en oeuvre du budget.

J’étais content du résultat et fier de notre coup. Ce que j’ignorais, c’est que cette victoire n’augurait pas d’autres gains du genre. Je découvrira­is assez vite que, même dans ce «nouveau Sénat », faire reculer le gouverneme­nt était beaucoup plus difficile que l’impression que m’en avait donnée l’épisode de C-29.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada