Des miasmes aux virus
Pendant des siècles, les savants du monde occidental ont cru dur comme fer que c’étaient les odeurs nauséabondes dans l’air ambiant qui causaient et transmettaient les maladies. Ainsi, ils étaient convaincus que la peste noire, le choléra et la malaria, par exemple, se propageaient dans du « mauvais air ». C’était la théorie des « miasmes » — un terme venant du grec ancien et signifiant « pollution » —, sur laquelle on se basait depuis l’Antiquité pour expliquer la propagation des épidémies. (C’est d’ailleurs pour se protéger de ce mauvais air que les médecins traitant les malades de la peste au XVIIe siècle portaient un masque avec un long bec dans lequel ils inséraient des herbes aromatiques.)
Cette théorie avait toujours cours au début du XIXe siècle, quand la GrandeBretagne entra à pleine vapeur dans la révolution industrielle. La population de villes importantes comme Londres et Manchester augmenta si rapidement que les conditions sanitaires de nombreux quartiers se détériorèrent : surpopulation, insalubrité, accumulation de matières fécales dans l’eau. C’est à cette période que l’épidémiologiste John Snow élabora des cartes exposant l’incidence du choléra selon les secteurs. Ces cartes permirent de déterminer les quartiers à risque et de comprendre la cause de l’épidémie : ce n’était pas l’air, mais bien l’eau contaminée que buvaient les habitants.
Un autre pas vers la découverte du monde des microbes fut accompli quelques décennies plus tard, à Vienne. À l’hôpital général de la ville se trouvaient deux cliniques de maternité. La première était administrée par des sagesfemmes qui s’occupaient presque exclusivement des accouchements. Dans cette clinique, le taux de mortalité postpartum était de moins de 4 %. La seconde était administrée par des docteurs et leurs étudiants. Ces hommes étaient exposés à des malades et pratiquaient souvent des dissections de cadavres et des autopsies. De 1841 à 1846, le taux de mortalité de mères qui accouchaient dans cette clinique dépassa régulièrement les 10 %. Ces chiffres inquiétants étaient connus à l’extérieur de l’hôpital et beaucoup de Viennoises préféraient risquer d’accoucher à la maison plutôt que de se rendre dans cette clinique « maudite ».
Le scientifique hongrois Ignace Philippe Semmelweis, responsable de l’hôpital à l’époque, tenta de trouver la cause de ces taux d’infection anormaux. Il rejeta l’hypothèse que la clinique problématique était surpeuplée, car celleci accueillait autant de
patientes que la première. Il rejeta également toute explication liée aux miasmes, car le climat et l’environnement des deux cliniques semblaient aussi équivalents. Selon Semmelweis, la disparité la plus importante entre les cliniques reposait sur le personnel. Il émit l’hypothèse que les médecins et stagiaires, après avoir effectué une autopsie, traînaient des « particules de cadavre » sur leurs mains, et que c’est ce qui infectait les femmes. Il proposa alors une politique révolutionnaire : « désinfecter » les instruments après chaque utilisation et forcer tout le personnel à se laver les mains à la suite de chaque autopsie ou autre opération.
En effet, les médecins de l’hôpital pratiquaient leurs opérations dans des salles insalubres avec des outils sales et rouillés — et en étaient même fiers, car ces taches sur les bistouris leur conféraient une aura d’expérience ! De plus, des médecins, se considérant comme faisant partie d’une certaine élite, rejetaient d’emblée l’idée que leurs mains puissent être des vecteurs d’infections. Or, malgré la résistance de plusieurs membres du personnel, les chiffres parlèrent d’eux-mêmes : une fois cette politique d’hygiène mise en place, le taux de mortalité post-partum de la clinique chuta de 90 % et descendit sous celui de la clinique des sages-femmes.
Ces mesures d’hygiène prirent néanmoins de nombreuses années avant de devenir pratique courante dans les milieux de la santé. Informé des travaux de Louis Pasteur sur la propagation de la vie microbienne — et de la répudiation de la théorie des miasmes —, le chirurgien anglais Joseph Lister découvrit lui aussi que l’utilisation de désinfectant sur les mains et les outils médicaux pouvait considérablement réduire les infections postopératoires. Toutefois, comme ce fut le cas avec les travaux de Semmelweis, la théorie microbienne des maladies n’était encore qu’à l’état embryonnaire et fut donc initialement rejetée par plusieurs.
La pandémie actuelle de COVID-19 aura des effets sur le monde entier qui transcenderont notre époque. Jamais n’avons-nous autant publiquement insisté sur l’importance de l’hygiène des mains pour ralentir et prévenir la propagation d’un virus. Certes, certains minimisent toujours la chose, mais étudier les récits des Snow, Semmelweis, Lister et Pasteur aujourd’hui ne peut qu’être bénéfique pour tous et toutes. En politique comme dans les sciences naturelles, ce n’est qu’en étudiant l’histoire que nous pouvons espérer ne pas répéter les erreurs du passé.