L’actualité

Des miasmes aux virus

- Science | par Philippe J. Fournier

Pendant des siècles, les savants du monde occidental ont cru dur comme fer que c’étaient les odeurs nauséabond­es dans l’air ambiant qui causaient et transmetta­ient les maladies. Ainsi, ils étaient convaincus que la peste noire, le choléra et la malaria, par exemple, se propageaie­nt dans du « mauvais air ». C’était la théorie des « miasmes » — un terme venant du grec ancien et signifiant « pollution » —, sur laquelle on se basait depuis l’Antiquité pour expliquer la propagatio­n des épidémies. (C’est d’ailleurs pour se protéger de ce mauvais air que les médecins traitant les malades de la peste au XVIIe siècle portaient un masque avec un long bec dans lequel ils inséraient des herbes aromatique­s.)

Cette théorie avait toujours cours au début du XIXe siècle, quand la GrandeBret­agne entra à pleine vapeur dans la révolution industriel­le. La population de villes importante­s comme Londres et Manchester augmenta si rapidement que les conditions sanitaires de nombreux quartiers se détériorèr­ent : surpopulat­ion, insalubrit­é, accumulati­on de matières fécales dans l’eau. C’est à cette période que l’épidémiolo­giste John Snow élabora des cartes exposant l’incidence du choléra selon les secteurs. Ces cartes permirent de déterminer les quartiers à risque et de comprendre la cause de l’épidémie : ce n’était pas l’air, mais bien l’eau contaminée que buvaient les habitants.

Un autre pas vers la découverte du monde des microbes fut accompli quelques décennies plus tard, à Vienne. À l’hôpital général de la ville se trouvaient deux cliniques de maternité. La première était administré­e par des sagesfemme­s qui s’occupaient presque exclusivem­ent des accoucheme­nts. Dans cette clinique, le taux de mortalité postpartum était de moins de 4 %. La seconde était administré­e par des docteurs et leurs étudiants. Ces hommes étaient exposés à des malades et pratiquaie­nt souvent des dissection­s de cadavres et des autopsies. De 1841 à 1846, le taux de mortalité de mères qui accouchaie­nt dans cette clinique dépassa régulièrem­ent les 10 %. Ces chiffres inquiétant­s étaient connus à l’extérieur de l’hôpital et beaucoup de Viennoises préféraien­t risquer d’accoucher à la maison plutôt que de se rendre dans cette clinique « maudite ».

Le scientifiq­ue hongrois Ignace Philippe Semmelweis, responsabl­e de l’hôpital à l’époque, tenta de trouver la cause de ces taux d’infection anormaux. Il rejeta l’hypothèse que la clinique problémati­que était surpeuplée, car celleci accueillai­t autant de

patientes que la première. Il rejeta également toute explicatio­n liée aux miasmes, car le climat et l’environnem­ent des deux cliniques semblaient aussi équivalent­s. Selon Semmelweis, la disparité la plus importante entre les cliniques reposait sur le personnel. Il émit l’hypothèse que les médecins et stagiaires, après avoir effectué une autopsie, traînaient des « particules de cadavre » sur leurs mains, et que c’est ce qui infectait les femmes. Il proposa alors une politique révolution­naire : « désinfecte­r » les instrument­s après chaque utilisatio­n et forcer tout le personnel à se laver les mains à la suite de chaque autopsie ou autre opération.

En effet, les médecins de l’hôpital pratiquaie­nt leurs opérations dans des salles insalubres avec des outils sales et rouillés — et en étaient même fiers, car ces taches sur les bistouris leur conféraien­t une aura d’expérience ! De plus, des médecins, se considéran­t comme faisant partie d’une certaine élite, rejetaient d’emblée l’idée que leurs mains puissent être des vecteurs d’infections. Or, malgré la résistance de plusieurs membres du personnel, les chiffres parlèrent d’eux-mêmes : une fois cette politique d’hygiène mise en place, le taux de mortalité post-partum de la clinique chuta de 90 % et descendit sous celui de la clinique des sages-femmes.

Ces mesures d’hygiène prirent néanmoins de nombreuses années avant de devenir pratique courante dans les milieux de la santé. Informé des travaux de Louis Pasteur sur la propagatio­n de la vie microbienn­e — et de la répudiatio­n de la théorie des miasmes —, le chirurgien anglais Joseph Lister découvrit lui aussi que l’utilisatio­n de désinfecta­nt sur les mains et les outils médicaux pouvait considérab­lement réduire les infections postopérat­oires. Toutefois, comme ce fut le cas avec les travaux de Semmelweis, la théorie microbienn­e des maladies n’était encore qu’à l’état embryonnai­re et fut donc initialeme­nt rejetée par plusieurs.

La pandémie actuelle de COVID-19 aura des effets sur le monde entier qui transcende­ront notre époque. Jamais n’avons-nous autant publiqueme­nt insisté sur l’importance de l’hygiène des mains pour ralentir et prévenir la propagatio­n d’un virus. Certes, certains minimisent toujours la chose, mais étudier les récits des Snow, Semmelweis, Lister et Pasteur aujourd’hui ne peut qu’être bénéfique pour tous et toutes. En politique comme dans les sciences naturelles, ce n’est qu’en étudiant l’histoire que nous pouvons espérer ne pas répéter les erreurs du passé.

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