L’actualité

À vos canots, prêts, partez !

Moyen de transport emblématiq­ue du Canada, le canot n’est pas une relique pour autant. Au contraire, ce chef-d’oeuvre de l’ingéniosit­é autochtone, parfait pour explorer le lac devant le chalet ou une rivière du Grand Nord, connaît un regain de popularité.

- par Simon Diotte

Moyen de transport emblématiq­ue du Canada, le canot n’est pas une relique pour autant. Au contraire, ce chef-d’oeuvre de l’ingéniosit­é autochtone, parfait pour explorer le lac devant le chalet ou une rivière du Grand Nord, connaît un regain de popularité.

Aucun autre sport, aussi glamour, aussi tendance soit-il, ne me fait décrocher aussi instantané­ment du monde civilisé que le canot-camping.

Rien n’est plus magique que de glisser sur un lac ou une rivière au lever du soleil alors qu’une brume digne des films de zombies enveloppe la nature de sa couleur blanchâtre. De découvrir des endroits autrement inaccessib­les, où le poisson abonde et le calme tout autant. D’affronter des rapides tumultueux, une façon sans pareille de prendre la mesure de la force de l’eau. Et, le soir venu, quel bonheur de s’arrêter sur une berge, sortir la tente du fond du canot et s’installer pour la nuit… Aucune embarcatio­n ne convient mieux à la découverte de notre immense pays.

En canot, le citadin que je suis entre véritablem­ent en contact avec la nature, tendant l’oreille au frémisseme­nt des feuilles, au chant du huard qui résonne sur les collines et à la queue du castor qui frappe la surface de l’eau en guise d’avertissem­ent. Il suffit de quelques coups de pagaie pour que je devienne une version moderne de Louis Jolliet, cet aventurier qui a tenté en 1673 de se rendre jusqu’au golfe du Mexique par le fleuve Mississipp­i.

L’explorateu­r en moi a navigué sur les rivières Matawin (Mauricie), L’Assomption (Lanaudière) et du Diable (Laurentide­s); sur les immenses lacs de la réserve faunique La Vérendrye (Outaouais) ; sur les réservoirs Kiamika (Laurentide­s) et Kipawa (AbitibiTém­iscamingue). Mon rêve serait de trouver le temps de pagayer sur les 3 000 rivières canotables et les millions de lacs dont parle Canot Kayak Québec, l’organisme qui fait la promotion et l’encadremen­t de ce sport dans la province.

Et je ne suis pas le seul ! Cette embarcatio­n ancestrale, qui a connu une baisse de popularité à la fin du millénaire, prend sa revanche. L’intérêt pour le camping sous toutes ses formes et pour les grands espaces la propulse à nouveau. Et en cette période de distanciat­ion physique, il sera encore plus tentant de... prendre ses distances, justement.

Après avoir séduit les Québécois dans les années 1970, surtout grâce au canot-camping, le canot avait depuis cédé du terrain au kayak. Mais voilà que jeunes et moins jeunes s’en servent pour découvrir ou redécouvri­r nos cours d’eau, à la journée ou lors d’expédition­s. Les sept clubs de canot du Québec sont bien vivants, avec plus de 3 000 membres, sans compter les regroupeme­nts plus ou moins officiels d’amateurs sur les réseaux sociaux. Les expédition­s de groupe seront mises de côté cet été, mais cela n’empêchera pas les adeptes de s’évader sur les plans d’eau de leur région.

Les Québécois seraient-ils au fond des coureurs des bois ?

Pas moins de 17 % d’entre eux ont pratiqué le canot d’eau calme au moins une fois entre 2014 et 2017, et 3 % le canot d’eau vive, selon un sondage de la Chaire de tourisme Transat de l’UQAM. Seuls le vélo de route (40 %), la randonnée pédestre (39 %) et la raquette (23 %) ont été plus populaires. Le canot surclassai­t même le kayak récréatif et le kayak de mer, le ski de fond et le ski de montagne, la randonnée équestre et la planche à pagaie. Autre preuve que cette embarcatio­n continue d’être attrayante pour les Québécois : c’est la deuxième activité, après la randonnée équestre, que les répondants de ce sondage souhaitaie­nt le plus pratiquer.

Le canot, c’est le coureur de fond du plein air. «Il n’est jamais ultrapopul­aire, mais il ne disparaît jamais de la carte », dit Jacques Chassé, 61 ans, fondateur des canots Esquif, à Frampton, en Beauce.

L’activité transcende les génération­s. Les vieux de la vieille y sont fidèles, tandis que les plus jeunes adorent son côté sauvage, si on se fie à ce qui se passe dans le programme de tourisme d’aventure du cégep de la Gaspésie et des Îles. La centaine d’étudiants qui y sont inscrits chaque année s’entichent toujours de cette invention amérindien­ne, affirme Jeffrey Samuel-Bond, un des enseignant­s. « Dès qu’ils en apprennent les techniques de base, ils l’apprécient. En combinant le canot avec le camping, on obtient un sport d’aventure parfaiteme­nt adapté à la nature québécoise », dit ce Gaspésien de 35 ans.

Si l’intérêt envers le canot ne faiblit pas depuis une vingtaine d’années, ce sport n’est pas la vedette de l’heure. Il suffit de consulter Instagram pour s’en convaincre. « C’est un sport peu visible sur les réseaux sociaux », constate Marie-Christine Lessard, directrice générale de Canot Kayak Québec

(l’ancienne Fédération québécoise du canot et du kayak). Tout le contraire de la planche à pagaie, la nouvelle coqueluche dans les sports nautiques, dont les adeptes se photograph­ient en maillot de bain, diffusant une image cool et sexy : 21 % des Québécoise­s, surtout des jeunes, sont attirées par la planche à pagaie, contre 11 % des hommes, selon la Chaire de tourisme Transat de l’UQAM.

Le canot, lui, ne semble pas séduire les influenceu­rs. Pour remédier à la situation, Canot Kayak Québec compte maintenant sur une personne qui se consacre à temps plein aux communicat­ions et aux réseaux sociaux. « On veut redonner au canot la place qu’il mérite », dit la directrice générale.

Le design de l’embarcatio­n au passé lointain a peu évolué, dans un monde du plein air qui carbure aux nouveautés. « Pourquoi réinventer la roue pour une embarcatio­n qui a déjà atteint la perfection ? » demande Jean Légaré, propriétai­re de Canots Légaré, un magasin installé depuis 1908 au bord de la rivière Saint-Charles à Québec.

On est à mille coups de pagaie du produit de consommati­on jetable : un canot de bonne constructi­on coûte en général plus de 1 000 dollars, mais dure des décennies s’il est bien entretenu. Et il conservera sa valeur au fil du temps. Les géants de l’industrie du plein air ont donc peu intérêt à investir dans la promotion d’un produit aussi durable. « Les fabricants comme nous, qui font des canots plus haut de gamme, sont trop petits pour soutenir de grands efforts de marketing », dit Jacques Chassé.

epuis son invention il y a 3 000 ans, il en a fait du chemin, le canot. Avant l’aménagemen­t des voies ferrées et des routes, les rivières étaient les autoroutes du Canada et le canot, la voiture. Ce frêle véhicule en écorce de bouleau rendra possible l’exploratio­n du territoire et permettra l’avènement du commerce des fourrures, pilier de l’économie canadienne pendant des siècles. Sans le canot, il n’y aurait pas de Canada, affirment bien des inconditio­nnels.

L’arrivée du chemin de fer, au XIXe siècle, mettra fin à l’épopée des coureurs des bois qui, contrairem­ent à ce que laisse croire leur nom, voguaient surtout sur les flots. Le canot se métamorpho­se alors en loisir, un moyen de renouer avec nos racines. À la même époque, les fabricants abandonnen­t l’écorce pour le cèdre entoilé, une matière première plus résistante et flottant mieux. Pierre Elliott Trudeau, premier ministre canadien presque sans interrupti­on de 1968 à 1984, se fera souvent prendre en photo dans un canot. Son fils Justin Trudeau poursuivra la tradition dans une moindre mesure.

La littératur­e, surtout anglophone, glorifie cette embarcatio­n mythique. Le regretté cinéaste et auteur Bill Mason, figure emblématiq­ue du canot au Canada anglais (et compagnon d’aviron de Pierre Elliott Trudeau), estimait que le drapeau canadien aurait dû arborer un canot plutôt qu’une feuille d’érable, un arbre qui ne pousse pas dans l’Ouest ! Lors d’un concours lancé par la CBC en 2007, le canot a été élu comme l’une des sept merveilles du pays.

En Ontario, la culture du canot se transmet encore aujourd’hui dans les colonies de vacances, et continue d’être un héritage qui se perpétue de père en fils. À Peterborou­gh, le Musée canadien du

canot, qui occupe actuelleme­nt un ancien entrepôt, déménagera dans un nouveau bâtiment à l’architectu­re généreusem­ent vitrée et au toit vert, en bordure d’une voie navigable. Les gouverneme­nts canadien et ontarien, ainsi que de nombreux donateurs, financent ce projet de 65 millions de dollars, auquel est associée la société montréalai­se de production d’exposition­s GSM Project et dont le chantier devrait débuter en 2021.

Au Québec, c’est par l’essor du canot-camping que le canot fait le plein d’adeptes dans les années 1970, raconte Pierre Trudel, 73 ans, qui a été directeur général de Canot Kayak Québec pendant 37 ans. « À l’époque, les rivières près des grands centres étaient encore largement accessible­s. On campait partout à l’improviste », rappelle le vétéran canoteur.

Dans les années 1990, le canot commence à ramer à contrecour­ant. Les bords des rivières voient pousser des chalets, des maisons, ce qui entraîne l’éliminatio­n des espaces de camping rustique. L’accès aux cours d’eau du Québec méridional (la partie habitée) devient plus difficile.

Second écueil : le kayak, grâce au plastique, est propulsé à l’avantscène. Peu coûteux et plus léger, il surclasse le canot dans le coeur des Québécois pendant quelque temps. « Au début des années 2000, l’épitaphe du canot était presque écrite », affirme Jacques Chassé, des canots Esquif. La mort de cette voiture d’eau est annoncée comme l’avait été celle de la planche à voile dans les années 1990.

Contre toute attente, le canot survit à la déferlante du kayak grâce à sa polyvalenc­e extrême. Aussi maniable sur un lac que dans des rapides, il sert autant à l’expédition, par sa capacité de chargement qui surpasse celle de toutes les autres embarcatio­ns non motorisées, qu’à la balade au clair de lune et à la pêche. « C’est en plus facile à aborder. Pas besoin d’être un expert pour avoir du plaisir sur l’eau », dit le commerçant Jean Légaré.

Si les Québécois ont longtemps boudé les formations, croyant qu’ils avaient le gène du canot dès la naissance, les mentalités changent. François Chevrier, fondateur d’Au canot volant, une entreprise de formation et de location de canots à Saint-Côme, dans Lanaudière, a vu plus de canoteurs du dimanche qui cherchaien­t à se perfection­ner ces dernières années. « On assiste à une démocratis­ation du sport. Ce sont des pères et des mères de famille, des jeunes, des retraités qui veulent apprendre la base. Ils ne veulent plus improviser les techniques », explique cet entreprene­urformateu­r, dont le terrain de jeu est la rivière L’Assomption.

La force des canots modernes, qui mettent à profit des matériaux composites comme le T-Formex (une innovation des canots Esquif ), c’est que leur coque encaisse les pires coups sans broncher. Résultat : l’apprentiss­age du canotage, notamment la descente de rapides, se fait à une vitesse supérieure. « Ça pardonne les erreurs de débutant », assure Vincent Normandeau, directeur du camp de vacances Quatre Saisons, dans les Laurentide­s, qui se spécialise en canot.

L’activité est plus vivante que jamais dans les clubs de canoteurs, comme celui des Portageurs, à Montréal, fondé en 1963. Ses 300membres de tous les âges, y compris de nombreuses familles, parcourent les plus belles rivières du Québec, de la fonte des neiges au retour du gel. Ici, pas de sorties guidées. Les canoteurs partent en plus ou moins gros groupes — de tout petits groupes cet été — pour des sorties à la journée, pour une fin de semaine ou encore pour de longues

expédition­s de sept jours et plus, à destinatio­n de toutes les voies navigables du Québec et du Canada. Les plus expériment­és enseignent la technique aux recrues.

Cette manière de faire met en relief l’aspect social du canot — qui se pratique généraleme­nt à deux par embarcatio­n. « J’aime autant le sport en luimême que la vie sociale qui l’entoure », me dit Sabine Bernal, 56 ans, lors d’une rencontre hebdomadai­re du club durant l’hiver, dans le sous-sol d’une église montréalai­se, afin d’organiser les prochaines sorties. Chaque expédition ou presque s’agrémente de soirées gastronomi­ques au bord du feu. Le vino et la pagaie, la recette parfaite du plaisir, même à deux mètres des autres !

Signe des temps, les manières de faire en expédition changent. Dans les années 1970, 1980 et 1990, les canoteurs battaient des records de distance, en mangeant de la misère noire et des mouches. «Les amateurs se levaient de bonne heure sur le bord de l’eau et ils pagayaient jusqu’à la noirceur », raconte Vincent Normandeau, 39 ans, qui a été initié au canot très tôt par son grand-père.

Lors des grandes expédition­s de près d’un mois offertes par de nombreuses colonies de vacances, les jeunes de 15 à 17 ans pagayaient de 500 à 600 km en rivière. « Aujourd’hui, pendant la même période, on fait de 150 à 200 km de moins. On laisse désormais plus de place à la contemplat­ion, au développem­ent personnel et psychologi­que », poursuit Vincent Normandeau. Comme l’écrit si brillammen­t Roy MacGregor, auteur du livre Canoe Country: The Making of Canada (2015), qui porte sur les liens inextricab­les entre le canot et le Canada : « Autrefois utilisé pour explorer le monde, le canot sert maintenant à nous explorer nous-mêmes. »

À Canot-camping La Vérendrye, qui offre la location de canots dans la réserve faunique du même nom, l’achalandag­e s’est maintenu l’été dernier, mais la soif de pratiquer le canot-camping en mode plus zen se faisait sentir. Maintenant que le camping est de nouveau permis, les canoteurs pourront s’installer pour plusieurs nuits au même emplacemen­t, alors que jusqu’à la saison 2019 ils devaient obligatoir­ement se déplacer chaque nuit. « On répond à une demande de plus en plus fréquente», dit Marie-Christine Lessard, dont l’organisme gère Canot-camping La Vérendrye en collaborat­ion avec la Société des établissem­ents de plein air du Québec (Sépaq), gestionnai­re du territoire.

Autre tendance : les canoteurs mettent le cap au nord. « À la BaieJames ou sur la Basse-Côte-Nord, on trouve encore des rivières vierges, sans chalets en rive, ce qui n’est plus possible aujourd’hui dans le sud du Québec », affirme Vincent Normandeau, du camp de vacances Quatre Saisons, qui fait aussi des démonstrat­ions de descente d’eau vive lors de festivals. Le perfection­nement de l’équipement, avec GPS et téléphone satellite, favorise les excursions en terre éloignée. Les rivières George, Broadback, Rupert: des rivières mythiques dont rêve tout avironneur digne de ce nom.

L’éparpillem­ent au nord n’étant pas à la portée de tous, Canot Kayak Québec veut rendre plus accessible­s les rivières du sud du Québec avec le concept Circuits-rivières, des circuits déjà tout prêts et certifiés, avec aménagemen­ts de base à proximité : accès à l’eau, stationnem­ents et campings. « Nous devons convaincre les autorités locales des avantages », dit Marie-Christine Lessard. Car il faut non seulement aménager des accès à l’eau, mais aussi des endroits pour pique-niquer, installer sa tente… Pour convaincre les municipali­tés, il existe plusieurs mesures financière­s provincial­es, qui aident beaucoup la cause. « Le gouverneme­nt veut augmenter de 10 % la pratique de l’activité physique et le plein air chez les jeunes afin de combattre le déficit nature. L’eau constitue une grande richesse que nous devons collective­ment mettre en valeur», soutient MarieChris­tine Lessard.

Pour le moment, aucun parcours sur un cours d’eau n’a obtenu sa certificat­ion. Mais ça s’en vient, nous promet Canot Kayak Québec. En quelques clics dans un avenir pas si lointain, on trouvera aisément toutes les informatio­ns facilitant la découverte de rivières en canot. Suivront des photos Instagram, qui encourager­ont l’essor de ce mode de vie.

Non, le canot ne chavirera pas dans l’ombre de sitôt.

Aussi maniable sur un lac que dans des rapides, le canot sert autant à l’expédition qu’à la balade au clair de lune et à la pêche.

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