L’actualité

Comment bien amarrer ses chiens avec des saucisses

Le français de la Louisiane retrouve de la viguer, dit notre collaborat­eur, qui plonge dans l'histoire de ce parler pour expliquer oú il en est aujourd'hui.

- Nadeau par Jean-Benoît

Le français de la Louisiane retrouve de la vigueur, dit notre collaborat­eur Jean-Benoît Nadeau, qui plonge dans l’histoire de ce parler pour expliquer où il en est aujourd’hui.

J'ai toujours été ébloui par la poésie du parler louisianai­s. Il porte une espèce de génie particulie­r, très fort — qu’il faut célébrer malgré les risques évidents d’engloutiss­ement par le raz-demarée anglophone. Est-ce l’influence créole, indienne, acadienne, américaine ? Les quatre, ou autre chose encore ?

Mis à part le cas de Zachary Richard et de son arbre dans ses feuilles, j’ai entendu parler cadien pour la première fois à la radio. J’avais 16 ans et nous arrivions du Texas sur l’immense autoroute sur pilotis vers La Nouvelle-Orléans. Alors que quelqu’un changeait les postes sur le récepteur, j’ai soudain entendu un type à la radio qui annonçait en français qu’on « [vendait] de la vaisselle pour manger de dedans ». Nous faisions le tour des États-Unis depuis deux mois, c’était la première fois que j’entendais du français sur les ondes et je ne l’ai jamais oublié.

Bien des années plus tard, en reportage en Louisiane, je me suis intéressé tout spécialeme­nt à la langue et à la culture du pays. Le cinéaste Charles Larroque m’avait fasciné en me racontant que les Cadiens se saluent encore en se demandant : « Comment les haricots ? » Selon la situation, on répond que «les haricots sont salés» ou « pas salés » — par allusion au lard qu’on cuisait avec les haricots quand on en avait les moyens, ou pas. Autre variante : « Comment ça plume ? », par allusion au fait qu’on peut mettre ou non la poule au pot. Si ça plume joliment, c’est que ça va très bien, merci, et vous ?

Le parler cadien traditionn­el est très lié au terroir local. Qu’il s’agisse d’expression­s comme « Sérieux comme une poule après pondre » ou « Amarrer ses chiens avec des saucisses » (être riche, avec « amarrer » au sens d’attacher). Ici, un « capon » est un poltron (de « chapon », coq castré) et une « ratatouill­e » est une querelle entre conjoints. Cela fleure bon la fameuse cuisine cadienne avec son « maque choux » (une recette typique à base de maïs), son « tac tac» (le maïs soufflé), son boudin (porc, riz, oignons et piment mis en tripe) et son gombo (un ragoût, dont on dit qu’il existe autant de variétés qu’il y a de Cadiens).

De la table à la musique, il n’y a qu’un pas. Les haricots ont donné leur nom à l’un des principaux genres musicaux louisianai­s, le zydeco (mélange de blues et de rhythm and blues) : le mot est une déformatio­n de « zarico ». Quant à la plus célèbre expression louisianai­se, « Lâche pas la patate ! » (tiens bon), elle provient d’une coutume, la « danse de la patate », où les couples devaient tenir une patate entre leurs fronts. La coutume s’est perdue depuis deux génération­s, mais la fameuse chanson éponyme de Jimmy C. Newman a immortalis­é l’expression.

Les Québécois ont plus de facilité que les Français avec le parler cadien. D’abord parce que l’oralité est forte au Québec, mais aussi parce que les parlers populaires cadien et canadien ont des racines communes. Comme dans bien des régions de France, toutefois, on prononce « tchin » pour « tiens », on s’« abrille » (se couvre), on « débarre » la porte ; quand on est mouillé, on est « trempe », et on dit « astheure » pour « maintenant ».

Évidemment, américanit­é oblige, le parler cadien compte énormément de calques ou d’expression­s traduites de l’anglais, comme « Laisser les bons temps rouler » (apprécier le moment présent) ou « padna » (de partner), qui signifie «compagnon », « compagne ». Le terme « cajun » est lui-même une translitté­ration anglaise de «cadien». À l’inverse, un des traits de l’anglais louisianai­s est la présence forte de mots français (davantage que pour l’anglais québécois), en particulie­r des verbes comme « to traîner », « to rôder », « to téter », « to fouiller », qui sont compris par tous, même dans leur conjugaiso­n française. (Beau sujet de thèse : pourquoi le

français québécois, qui est dominant au Québec, produit-il moins de gallicisme­s dans l’anglais québécois que le cadien dans l’anglais de Louisiane ?)

es particular­ismes reflètent une histoire hautement spéciale que les Québécois connaissen­t mal. Le français en Louisiane s’est appuyé sur trois groupes très distincts. D’abord, les premiers Français débarqués avant 1762, année de la vente de la Louisiane à l’Espagne. Le deuxième grand groupe, qui est arrivé vers 1800, était constitué de 10 000 planteurs blancs et des affranchis réfugiés après l’indépendan­ce d’Haïti. Ces deux groupes se sont rapidement assimilés.

Le troisième grand groupe, moins nombreux, est venu vers 1780. Il s’agissait de réfugiés acadiens. Les Espagnols souhaitaie­nt coloniser la rive droite du Mississipp­i avec des catholique­s pour résister à l’invasion redoutée de colons anglo-protestant­s. Ces Acadiens se sont d’abord installés autour du bayou Lafourche, au sud-est de La NouvelleOr­léans, avant de déplacer leur centre à l’ouest. Réfugiés derrière le gigantesqu­e marais de la rivière Atchafalay­a (tributaire du Mississipp­i), ils ont maintenu une culture florissant­e qui a assimilé pendant un siècle les éléments irlandais, alsaciens, indigènes et afroaméric­ains, malgré l’érosion progressiv­e de leurs droits linguistiq­ues.

Cette histoire complexe fait que plusieurs termes locaux ont diverses significat­ions. Par exemple, il y a deux siècles, «créole» désignait une personne riche. De nos jours, selon la zone, ce terme peut vouloir dire un Cadien, un autochtone ou un Afro-Américain. « Cadien » tend aujourd’hui à désigner quelqu’un qui parle français, alors que « Cajun » fait plutôt référence à un Cadien assimilé.

La culture cadienne a connu un déclin marqué après 1920, résultant de l’exploitati­on du pétrole par les Texans, de l’ouverture d’une route à travers le marais, de la conscripti­on pendant la Deuxième Guerre mondiale, de l’interdicti­on du français dans l’enseigneme­nt et de l’anglicisat­ion du clergé. Puis, soudaineme­nt, en 1968, le gouverneme­nt louisianai­s a renversé sa politique pour créer le Conseil pour le développem­ent du français en Louisiane (CODOFIL, selon l’acronyme anglais), dont le rôle s’est élargi et qui gère aujourd’hui les affaires francophon­es de l’État. Pendant la même période, une génération de jeunes Louisianai­s comme Zachary Richard, Barry Jean Ancelet et Amanda LaFleur, pour ne citer qu’eux, se revendiqua­ient d’une langue que leurs parents avaient souvent refusé de leur transmettr­e et se la réappropri­aient.

oujours est-il qu’on assiste actuelleme­nt en Louisiane à une espèce de renouveau francophon­e. L’instructio­n par l’immersion française, introduite il y a 30 ans et qui touche présenteme­nt 5 300 élèves, donne des résultats. Fait inédit : on voit arriver des francophon­es très militants issus des cours de français de base de 30 minutes par jour. C’est le cas de Will McGrew, qui a récemment fondé Télé-Louisiane avec Drake LeBlanc et Brian Clary, mais aussi de Bennett Boyd Anderson III, qui vient de lancer la gazette Web Le Bourdon de la Louisiane avec Sydney-Angelle Dupléchin Boudreaux. Il faut d’ailleurs lire le manifeste du Bourdon pour se faire une idée du bois dont se chauffe cette jeune génération.

Dans ce renouveau, la vieille identité cadienne tend à se diluer en « francophon­ie louisianai­se », un peu comme ce que l’on observe au Canada, où la jeunesse va se déclarer volontiers francophon­e plutôt que « franco-ontarienne », « francomani­tobaine » ou « fransaskoi­se ». Je précise qu’il s’agit d’une tendance et que c’est rarement d’une netteté absolue.

Ce second souffle a des effets intéressan­ts sur la langue, car le français cadien n’est pas nécessaire­ment celui des jeunes francisés par l’immersion ou les écoles. Ceux-ci se revendique­nt d’une même histoire, où il me semble cependant que le folklore tient moins de place. On dit encore «chevrette» (crevette), «nonc’» (oncle) ou «ti» (petit), mais il y a une tension certaine entre un français cadien assez normatif et le parler du terroir.

Toutefois, ce genre de tension intergénér­ationnelle est en soi un signe de santé, un peu comme au Québec. À Montréal, bien des jeunes n’utilisent plus des expression­s qui étaient courantes il y a deux génération­s, quand ils les connaissen­t. Et personne ne pleure le vieux « r » roulé des chansons de Robert Charlebois, qui vieillit bien malgré tout. Il en sera de même du parler cadien, qui va forcément voir naître de nouveaux usages.

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