L’actualité

Champ libre

- PAR DAVID DESJARDINS

Tous les cadrans sont dans le rouge. Mes bronches brûlent, j’ai le dos vrillé par la douleur, chaque centimètre de mes cuisses me supplie de cesser de pédaler, et je vis un moment d’une prodigieus­e perfection.

Nous roulons à trois. Il pleut. Devant, deux coureurs se sont échappés du groupe, nous les poursuivon­s dans la brume sur des routes de terre. J’ai mal partout et je ne vois plus rien dans les descentes traîtresse­s, criblées de trous d’obus au milieu de je ne sais où dans Bellechass­e. Je serre les dents. J’adore ça.

Oui, j’aime la compétitio­n. Mais pas pour gagner autant que comme une sorte de preuve, ou plutôt d’épreuve, qui me permet d’aller au bout de moimême. Je suis tombé amoureux de la compétitio­n cycliste comme je me suis découvert un talent pour l’écriture : dans l’agonie de l’insatisfac­tion permanente comme principal moteur.

Ça n’a absolument rien de sain. Ni pour la tête ni pour le corps. Pour prendre un autre exemple: le marcheur quotidien surveillan­t scrupuleus­ement son alimentati­on est plus en santé que la plupart des grands coureurs de fond, leurs corps fracassés par la répétition des impacts, le stress sur les os, les tendons, les articulati­ons, les systèmes nerveux et digestif... Le sport intense est même un peu dangereux : à mon âge (45 ans), ce genre d’exercice augmente considérab­lement le risque de subir un accident cardiaque. Mon corps est bardé de cicatrices pour raconter mes manques de chance, mes maladresse­s et mes imprudence­s. Et pour quoi ? Pas pour la gloire, c’est sûr. Mes victoires se comptent sur une main. Alors pourquoi ?

Parce que, même si le discours ambiant sur la performanc­e à tout prix m’exaspère, je me plais à croire qu’on peut trouver dans quelques sphères de sa vie des activités qui nous mènent ailleurs, qui transcende­nt la normalité et nous permettent de toucher à une sorte d’extase.

Je sais ce que goûte l’asphalte, puisque je l’ai déjà embrassé à 50 km/h. Mais avec le risque vient un bénéfice immense, celui des instants d’une pureté diamantair­e où l’on pénètre dans une zone où la somme de tous les efforts et de tous les échecs nous transfigur­e et nous porte, comme si la loi de la gravité était momentaném­ent suspendue. Comme Michael Jordan lorsqu’il se propulsait en l’air et qu’il semblait ne s’appuyer sur rien du tout,

pour mieux monter encore un peu. Vers le panier. Et quelque chose de divin, peut-être aussi.

J’ai regardé avec fascinatio­n The Last Dance, la série documentai­re sur Jordan et les Bulls de Chicago produite par Netflix. Jordan était un basketteur talentueux, doté d’une génétique favorable, mais on comprend vite que ce qui allait le placer dans une classe à part, c’est son entêtement à devenir le meilleur. Quand les autres rentraient chez eux, Jordan s’entraînait. Encore. Et encore. Jusqu’au sublime. Jusqu’à voler. Au niveau où je le pratique, le sport est une drogue, dit-on souvent à la blague. Sauf que c’en est une. Et une puissante. J’ai échangé mes dépendance­s à la clope, à l’alcool et à la dope contre le sport. Ce n’est pas bon. Je ne crois pas qu’on devrait m’imiter. Je ne crois pas non plus que ce soit tout à fait mauvais.

Le sport et l’écriture me permettent d’avoir une forme de spirituali­té. Quelque chose de l’ordre de la mortificat­ion, direz-vous ? C’est possible. Mais en cette époque molle où l’on confond parfois la participat­ion et l’excellence, à force de distribuer des médailles à tous les vents dans les épreuves sportives, j’ai envie de quelque chose de plus grand, et c’est ce que me procure mon idée du sport.

Parce que le but, répétons-le, n’est pas de prendre soin de sa santé, mais d’atteindre au sacré par le sacrifice. Ce n’est pas d’avoir du plaisir en faisant une chose, mais de tirer profit et satisfacti­on de l’avoir accomplie avec succès.

« J’haïs » écrire. J’adore avoir écrit. Je relis parfois avec fascinatio­n mes textes vieux de quelques mois seulement, comme s’ils n’étaient pas de moi, de la même manière que je me revois passer la ligne d’arrivée parmi les meilleurs en me demandant ce que je faisais là. Dans les deux cas, j’étais dans la zone. À force d’avoir répété la même action, d’avoir pataugé dans la médiocrité jusqu’à m’en sortir brièvement, je suis parvenu à un rare moment de satisfacti­on réelle, duquel je suis capable d’extraire du sens, de la fierté.

Ça n’a l’air de rien, dit comme ça. Ou peut-être que ça peut paraître fou. Moi-même, quand je vois les triathloni­ens aligner les semaines de 25 heures d’entraîneme­nt pour leur Ironman à venir, je les trouve cinglés. Mais je les comprends. Il y a toujours un prix à payer pour apprendre à voler.

Je suis tombé amoureux de la compétitio­n cycliste comme je me suis découvert un talent pour l’écriture : dans l’agonie de l’insatisfac­tion permanente comme principal moteur.

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