L’actualité

les voleurs d'identite

S’enrichir grâce à vos données personnell­es est un jeu d’enfant pour eux. Les témoignage­s exclusifs d’ex-fraudeurs exposent un système très payant et impossible à contrer.

- Party.

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Le stationnem­ent du centre commercial où Sarah m’a donné rendez-vous est plongé dans le noir, complèteme­nt désert. Je coupe le moteur de ma voiture en me demandant une fois de plus si elle va se présenter. Après tout, elle n’a strictemen­t rien à gagner en parlant à un journalist­e.

Après quelques minutes d’attente, un VUS s’arrête à côté de mon véhicule. C’est Sarah. Un faux nom, que je lui ai donné afin de la protéger de la justice, mais aussi de ses anciens complices.

La jeune femme me salue, puis scrute le stationnem­ent vide autour de nous. « Ouin, ça a l’air d’un deal de drogue, notre affaire, dit-elle en riant nerveuseme­nt. On a vraiment l’air louches. Ça te dérange d’aller ailleurs ? »

Je monte dans son VUS et nous roulons jusqu’à un Tim Hortons. Mais pas question de nous installer à l’intérieur. Nous garons plutôt le véhicule entre ceux des clients, où, dans la noirceur de la nuit, il semble attendre parmi tant d’autres le retour de ses occupants. C’est là, assise dans l’habitacle, que Sarah me raconte son ancienne vie. Celle où elle a usurpé l’identité de centaines de personnes pour commettre des fraudes dépassant le million de dollars.

Quand Desjardins a annoncé en juin 2019 la plus grande fuite de données de son histoire, suivie de peu par Capital One, bien des Québécois ont pris conscience que changer régulièrem­ent leurs mots de passe, c’était loin de suffire à protéger leurs informatio­ns personnell­es. Et ces données, censées vous identifier, vous et personne d’autre, peuvent se retourner contre vous lorsqu’elles tombent entre les mauvaises mains.

J’y avais moi-même goûté des mois plus tôt, en février 2019. Une enquêtrice de la banque RBC m’avait appelé pour vérifier si j’avais bel et bien fait une demande de carte de crédit auprès de cette institutio­n financière — ce n’était pas le cas. « Vous êtes victime d’un vol d’identité, monsieur », m’avait calmement annoncé la voix au bout du fil.

J’ai été chanceux. La tentative de fraude a été détectée rapidement, ce qui m’a permis de découvrir que des comptes avaient été ouverts à mon nom dans une autre banque. Tout a été fermé, je n’ai subi aucune perte financière, et faire le ménage de mon dossier de crédit — contacter le service d’enquête des institutio­ns où les fraudeurs avaient frappé, consigner les évé

nements par écrit, faire le suivi avec les agences de crédit pour qu’elles effacent ces transactio­ns de mon dossier — a nécessité moins d’un mois.

Problème réglé ? Non. Car quelqu’un, quelque part, connaît désormais mon adresse, ma date de naissance, mon numéro de téléphone et, surtout, mon numéro d’assurance sociale. Bref, tout ce qu’il faut pour semer le bordel à nouveau dans ma vie. Et je suis loin d’être le seul dans cette situation.

Selon les données compilées par le Centre antifraude du Canada (CAC), il y a eu 9 735 vols d’identité et 9 074 cas de fraude à l’identité — qui consiste à utiliser des données volées pour commettre une fraude — au pays en 2019. Mieux vaut toutefois ne pas trop se fier à ces chiffres, explique Jeff Thomson, analyste au CAC. « Cela inclut uniquement les cas qui nous ont été signalés par les citoyens ou par la police. » Or, de nombreuses personnes, dont moi, ne pensent pas à contacter le CAC ou à porter plainte à la police puisqu’elles n’ont pas subi de pertes financière­s. Hélas! lorsqu’un crime est sous-déclaré, «il risque moins d’être une priorité pour les corps policiers », rappelle l’analyste.

Si vous croyez que le nombre de vols d’identité signalés en 2019 bondira à plus de six millions à cause de la fuite de données massive chez Desjardins, détrompez-vous. La police a beau enquêter sur ce crime, cela « comptera pour une seule affaire », dit Jeff Thomson, à moins que chaque personne touchée ne communique avec le CAC. En fait, le flou qui entoure le vol d’identité est tel que le Centre antifraude du Canada préfère ne pas chiffrer les dommages économique­s causés par ce crime. « Ce serait une donnée erronée. »

Il n’y a pas que les statistiqu­es sur le vol d’identité qui sont incomplète­s. L’image que l’on se fait des gens qui commettent ce crime est aussi abstraite. Pour s’en convaincre, il suffit de voir la photo typique du pirate informatiq­ue, caché sous un capuchon devant son ordinateur, qui accompagne constammen­t les articles sur le vol d’identité…

Ces gens dont on ne voit jamais le visage sont les maillons d’un système bien huilé, opaque et surtout très payant, ai-je découvert au cours d’une enquête d’un an et demi, qui a conduit au documentai­re Les voleurs d’identité. Il a fallu débusquer des fraudeurs, mais aussi les convaincre de rompre l’omerta qui règne dans ce milieu, comme dans tout réseau criminel. Car c’est bien de réseaux qu’il s’agit. Ensemble, leurs témoignage­s exposent les rouages d’un univers inquiétant et font valser bien des idées reçues sur la protection de nos données personnell­es.

Les fraudeurs connaissen­t certaines de nos informatio­ns les plus confidenti­elles, alors il est plus que temps d’en savoir davantage sur eux.

les taupes

« Un nom, une adresse, une date de naissance. »

J’attends que ma source poursuive son énumératio­n, mais elle se tait. C’est tout ; tout ce qu’il lui faut pour usurper l’identité d’une personne et commettre une fraude.

Cette source, appelons-la Serge, a gravité dans un réseau de fraudeurs pendant plusieurs années. Serge a accepté de m’expliquer d’où provenaien­t les identités volées utilisées par son groupe, à condition que je ne détaille pas les fraudes auxquelles il a participé.

J’ai pu corroborer les informatio­ns de Serge avec une seconde source — appelons celle-ci Anthony —, qui est elle aussi bien rompue au monde du vol d’identité. Les deux hommes ne se connaissen­t pas, mais les portraits qu’ils dressent sont similaires.

Les pirates informatiq­ues capables d’infiltrer n’importe quel système de haute technologi­e, « c’est dans les films, ça, rigole Serge. Il n’y a personne comme ça dans la vraie vie». Si des attaques numériques sont parfois perpétrées pour voler des identités, c’est loin d’être systématiq­ue. Car il existe des moyens plus simples et, dans bien des cas, légaux d’obtenir les renseignem­ents dont un fraudeur a besoin. Il y en a même un que vous utilisez peut-être tous les jours : Facebook.

« Sur Facebook, les gens nous donnent leur nom, leur ville de résidence et, la chose la plus importante, leur date de naissance », dit Anthony. Même ceux qui n’affichent pas leur date d’anniversai­re sur le réseau social sont souvent compromis par leurs amis qui leur écrivent publiqueme­nt « bonne fête »…

Outre Facebook, il y a Pages Jaunes, LinkedIn et les sites de généalogie, notamment, qui fournissen­t une foule d’informatio­ns. Plusieurs bases de données publiques, dont Les Plumitifs (qui permettent de vérifier si quelqu’un a des antécédent­s judiciaire­s), le registre des entreprise­s et le registre foncier du Québec, permettent aussi de dresser un portrait étoffé d’une personne sans jamais lui parler.

Par exemple, dans le cadre de ce reportage, je devais obtenir des renseignem­ents sur une personne dont je n’avais que le nom. En utilisant des ressources accessible­s à tous en ligne, j’ai su où elle travaillai­t, trouvé son adresse et son numéro de téléphone. J’ai découvert qu’elle n’avait plus de contacts avec son père, identifié sa mère, ses frères, ses neveux et nièces. J’ai trouvé sa date de naissance, consulté l’acte de vente de son condo et vu l’ensemble de ses contravent­ions routières.

Bref, j’en ai appris bien plus sur cette personne que les informatio­ns de base dont un fraudeur a besoin.

Pour usurper son identité, je n’aurais eu qu’à me procurer de fausses cartes à son nom. Et ce n’aurait pas été très compliqué, si je me fie à un faussaire. «Il me faut juste ta photo avec les informatio­ns que tu veux sur le permis, pis c’est prêt en 48 heures », m’atil affirmé. Le coût : 200 dollars.

Les fraudes les plus complexes — souvent les plus payantes — nécessiten­t toutefois davantage qu’un nom, une adresse et une date de naissance. L’une des données cruciales qu’un fraudeur doit obtenir devient alors le numéro d’assurance sociale.

« Tu peux acheter ça sur Internet », explique Serge. De nombreux marchés illégaux du Web clandestin — le dark Web — vendent en effet des profils complets de personnes venant d’un peu partout sur la planète. « But there’s no honor among thieves, continue le fraudeur en anglais. Il n’y a pas d’honneur entre les voleurs. » Les données ne sont pas toujours de qualité, et pas moyen de vérifier celleci avant de les acheter. Et encore, il arrive qu’elles ne soient jamais livrées.

Afin d’obtenir des informatio­ns valides à tout coup, l’idéal est de pouvoir compter sur une « personne à l’intérieur », dit Anthony. À l’intérieur de quoi ? D’une institutio­n financière, par exemple.

C’est ce qui s’est passé chez Desjardins : un employé a utilisé ses accès pour subtiliser des renseignem­ents sur des clients. Ce vol de données est unique pour son ampleur — plus de six millions de personnes touchées —, mais pas pour la méthode employée. Selon Michel Carlos, qui a été directeur des enquêtes à la Banque Nationale après avoir dirigé l’équipe des crimes économique­s à la Sûreté du Québec, une « dizaine de taupes » sont attrapées chaque année dans les institutio­ns financière­s du Québec.

Les taupes n’opèrent pas seulement dans le monde financier. « Il y en a partout où il y a des données personnell­es, assure Serge. Ça peut être à ton travail. Ça peut être dans les compagnies de téléphone, les université­s. Au gouverneme­nt. Partout. »

« Dans n’importe quelle entreprise qui collecte des données sur les gens, il y a probableme­nt quelqu’un qui les vend, parce que c’est très payant », corrobore Anthony.

J’ai trouvé deux anciens employés de banque qui ont volé des informatio­ns pour des réseaux de fraudeurs. Ils ont refusé de m’accorder une entrevue, mais l’un d’eux a tenu à préciser qu’il avait participé à ce stratagème contre son gré. Il avait une dette de drogue et aurait été contraint de la rembourser, sous la menace, en sortant des données.

Je n’ai aucun moyen de vérifier ces affirmatio­ns. Toutefois, selon Michel Carlos, des problèmes de drogue, d’alcool et de jeu figurent parmi les raisons fréquentes qui poussent quelqu’un à voler des renseignem­ents.

Cela a pris quelques mois, mais la taupe a fini par se faire pincer et a été renvoyée. Son exemployeu­r a exigé qu’elle rembourse les dizaines de milliers de dollars que l’institutio­n a dû débourser pour réparer les dégâts causés par la fuite. Autrement, l’entreprise porterait plainte à la police. Par crainte d’avoir un casier judiciaire, la taupe s’est endettée pour payer la banque.

« C’est illégal ! tonne Michel Carlos lorsque je lui rapporte les propos de cette personne. Tu ne peux pas demander de l’argent pour cacher un crime. Ça s’appelle composer avec un acte criminel et tu peux aller en prison pour ça ! Les gestionnai­res devraient savoir ça ! »

Encore une fois, impossible de vérifier les affirmatio­ns de la taupe, mais un exemployé du service d’enquête d’une grande banque m’a confirmé, sous le couvert de l’anonymat, avoir été témoin d’une telle pratique dans son institutio­n.

Le vrai problème, souligne Michel Carlos, c’est que même si la taupe a été renvoyée, les bandits qui l’ont recrutée opèrent peutêtre encore, sans s’inquiéter. Ils peuvent corrompre d’autres employés, en leur offrant de l’argent ou en les menaçant, et continuer de dérober des identités.

Contactée par L’actualité, l’Associatio­n des banquiers canadiens n’a pas voulu commenter cet événement en particulie­r et a affirmé par courriel que, « dans les rares cas où un employé effectue des activités non autorisées, la situation est prise en charge aussitôt découverte [par une banque], en collaborat­ion avec les forces de l’ordre et conforméme­nt aux lois en vigueur ».

la comédienne

Assise dans son VUS dans le stationnem­ent du Tim Hortons, Sarah me raconte le début d’une vie qui aurait dû être sans histoire. Celle d’une petite fille enjouée, élevée au sein d’une famille de la classe moyenne comblant tous ses besoins, et qui rêvait de devenir actrice. Jusqu’à ce que survienne un drame dans sa famille.

« C’est là que j’ai perdu confiance envers les adultes. Surtout mes parents. Quand t’es un enfant, ils sont censés être tes héros. Mais chez moi, cette idéelà a été détruite. »

Son sens de la famille, c’est à l’adolescenc­e qu’elle l’a retrouvé. Dans la rue, avec des bums,

puis avec des gangs. « On n’avait pas le même sang, on ne venait pas du même milieu, mais on avait le même ressentime­nt envers le système. »

Avec eux, elle a volé, vendu de la drogue et dansé nue alors qu’elle était encore mineure. « Je n’avais l’air de rien, mais c’était moi la pire de la gang. J’avais perdu le goût de vivre, alors je cherchais toujours la prochaine émotion forte, parce que je ne ressentais rien. »

Un jour qu’elle était mal prise, Sarah a accepté sans remords ni états d’âme l’argent d’un gars qui dirigeait un réseau de fraude, persuadée qu’elle le manipulait... Puis est venu un moment où il lui a demandé de renvoyer l’ascenseur. « Il ne m’a pas dit : “Crache le cash ou je te casse les jambes.” Les fraudeurs sont charismati­ques. C’était plutôt : “Je t’ai aidée, maintenant, c’est à ton tour de m’aider.” » Il avait besoin d’une striker.

Dans le monde des voleurs d’identité, le striker est en quelque sorte un comédien, explique Sarah. Son rôle est de jouer la personne dont les données ont été dérobées. C’est le striker, sous cette identité usurpée, qui visitera des commerces pour acheter des produits à crédit, et des banques pour contracter des prêts — qu’il n’a aucune intention de rembourser.

Son profil doit grosso modo correspond­re à celui de la personne à laquelle sont liées les données. Si un fraudeur a mis la main sur les informatio­ns concernant Paul Simard, 43 ans, le striker doit ressembler à un Paul Simard de 43 ans, et non à un jeune de 20 ans. « Tu ne portes pas une fausse moustache ou un truc de même quand tu fais ça, dit Sarah. C’est ton visage et tu ne peux pas le changer. »

Advenant qu’une enquête soit ouverte, ce visage serait la première chose que les policiers verraient sur les caméras de surveillan­ce. Le striker idéal n’a donc pas peur du risque et aime jouer un rôle. Pour Sarah, c’était la façon rêvée de combiner sa quête d’adrénaline et son rêve de devenir comédienne.

Son premier rôle de striker consistait à faire le tour des fournisseu­rs de téléphonie mobile pour s’abonner à des forfaits incluant un cellulaire haut de gamme. Son boss revendait les appareils sur le marché noir à l’étranger, tandis que les comptes, impayés, finissaien­t par être fermés par le fournisseu­r de service.

Avant chaque coup, Sarah apprenait par coeur le nom, l’adresse et la date de naissance de trois ou quatre profils de victimes, fournis par son boss. Il lui remettait aussi des permis de conduire contrefait­s, affichant les informatio­ns des identités volées et la photo de Sarah. « Ensuite, j’avais juste à entrer dans les magasins, puis à donner les infos pour avoir le plus de téléphones possible au nom de ces personnes-là en une journée. »

Pour éviter les soupçons, la striker ne retournait jamais dans la même succursale et inventait une vie à ses personnage­s. « Je jasais avec les vendeurs, j’expliquais que je voulais faire un cadeau à mes frères et soeurs et que, pour ça, il me fallait quatre lignes. » Sarah n’avait jamais peur de pousser l’audace afin d’obtenir une ligne de plus, persuadée qu’elle ne se ferait jamais prendre, et sortait « 15 téléphones facile avec une seule identité ». Elle touchait une commission pour chaque appareil volé et a déjà gagné jusqu’à 3 000 dollars en une journée.

La striker était efficace, trop, même. Son nom a commencé à circuler dans le milieu et d’autres fraudeurs se sont mis à lui proposer des jobs plus risqués, mais plus payants. Toujours à la recherche de nouvelles émotions fortes, Sarah disait oui. Et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvée à ouvrir des marges de crédit.

Sur papier, le concept est simple : utiliser une identité volée pour demander une marge de crédit dans une institutio­n financière, puis disparaîtr­e avec l’argent. Mais sur le terrain, cela requiert du nerf et beaucoup de préparatio­n.

Afin d’obtenir des informatio­ns valides à tout coup, l’idéal est de pouvoir compter sur une « personne à l’intérieur », dit Anthony. À l’intérieur de quoi ? D’une institutio­n financière, par exemple.

Apprendre un nom et une adresse par coeur ne suffisait plus. Avant de se présenter dans une institutio­n financière, Sarah devait désormais connaître des pans de la vie de la personne dont elle usurpait l’identité. Elle regardait sur Facebook pour savoir si son « personnage » était en couple ou s’il avait des enfants. Elle utilisait LinkedIn pour vérifier quel était son emploi. Elle se servait de tout ce qui pouvait l’aider à être crédible dans son rôle.

Une fois devant le prêteur, Sarah disait qu’elle voulait faire des rénovation­s ou était enceinte et qu’elle avait besoin d’une marge de crédit, puis improvisai­t au fil de la conversati­on. « Il faut que tu te souviennes de la marde que tu racontes, parce que les gens accrochent sur ces détails-là et que tu vas devoir retourner une couple de fois à la banque pour remplir la demande et signer des papiers avant d’avoir l’argent. »

Plus facile à dire qu’à faire, car la striker ne frappait pas une seule institutio­n financière à la fois, mais plusieurs. « C’est vraiment du travail ! Je pouvais entrer dans cinq banques différente­s par jour pour demander des marges. Et sur les cinq, il y en avait peut-être juste une où ça allait fonctionne­r, et encore. »

Comme un client normal n’irait pas demander du crédit dans une institutio­n financière à 600 km de chez lui, Sarah se rendait dans la région du Québec ou du Canada où habitait la personne dont elle prenait l’identité. « Souvent, les profils venaient en batchs. Si on avait 15 profils du Manitoba, on allait dans une petite ville du Manitoba pour les passer tous en même temps. » Même le voyage se faisait sous une fausse identité.

Sarah n’opérait pas seule. Son patron était avec elle, ainsi que trois ou quatre autres strikers, dont l’apparence correspond­ait à d’autres profils volés. Tous en même temps, ils essayaient d’obtenir des marges de 20 000, 30 000, 50 000 dollars dans différente­s institutio­ns financière­s. Et lorsque l’un deux ressortait avec l’argent dans ses mains, « c’était insane ».

«Je ne peux même pas décrire le high, dit Sarah. Je n’ai jamais connu une drogue qui pouvait faire ça. C’est comme gagner un million. Après ça, avec la gang, on se pétait la face, on faisait le Mon boss payait tout, mais lui, il riait dans sa barbe. C’est nous qui prenions le risque. »

C’est à lui, le patron, que revenait l’argent volé. Les strikers touchaient une commission, qui variait selon la somme sortie de la banque. Sur une fraude de 25 000 dollars, Sarah obtenait autour de 7 000 dollars.

L’argent disparaiss­ait aussi vite qu’il arrivait. «Je n’avais aucun attachemen­t à ce cash-là, raconte Sarah. Je le “flaubais” dans des niaiseries. Des vêtements, de la bouffe, de l’alcool, des cadeaux, n’importe quoi. Je connais des fraudeurs qui ont économisé leur argent parce qu’eux, c’était leur plan pour sortir du crime. Moi, ce n’était pas pareil ; je la voulais, cette vie-là. »

Au cours des cinq années où elle a été striker, Sarah n’a jamais eu la moindre pensée pour les gens dont elle avait pris l’identité. «Dans ma tête, c’était les banques que je volais. C’est plus tard que j’ai compris l’impact que ça avait sur le monde. » Sur ses centaines de victimes, elle se souvient d’une seule : la dernière.

Sarah avait fait une énième demande de marge de crédit. Il ne lui restait plus, pour obtenir les fonds, qu’à passer à l’institutio­n financière afin de signer les papiers. « Tout de suite en entrant, j’ai eu une vibe que je ne devais pas être là, que je devais m’en aller au plus vite. L’air était tendu. En même temps, je me disais : “Non, c’est trop d’argent, je ne veux pas perdre tout le travail que j’ai fait.” Puis les policiers sont arrivés. »

Au cours des cinq années où elle a été striker, Sarah n’a jamais eu la moindre pensée pour les gens dont elle avait pris l’identité. « Dans ma tête, c’était les banques que je volais. C’est plus tard que j’ai compris l’impact que ça avait sur le monde. »

Elle avait commis une erreur lors de sa rencontre précédente avec l’agent de crédit, croitelle. « J’ai complèteme­nt dévié de mon personnage et j’ai parlé de ma vie à moi. » Un employé de la banque a eu un doute, a appelé au travail de la femme que Sarah prétendait être et a découvert le pot aux roses.

La striker a été condamnée à deux ans de prison pour ce crime. Ses autres fraudes à l’identité sont restées sous le radar. Elle n’a pas trahi ses complices, mais son arrestatio­n lui a permis de se rendre compte que, au moment où elle avait le plus besoin d’aide, sa « famille » n’était pas là.

Aujourd’hui, quelques années plus tard, Sarah a réparé les ponts avec sa vraie famille. Elle a un emploi, beaucoup moins payant que le crime, mais qu’elle aime. Et lorsque des fraudeurs la contactent à l’occasion pour l’inviter à participer à un coup, elle refuse sans hésiter. « Je ne veux jamais, jamais, jamais redevenir la personne que j’étais, celle qui n’avait aucun attachemen­t à soi-même. »

Dans l’intimité de sa voiture, Sarah m’a confié le nom de sa dernière victime, à qui elle pense parfois. L’ex-striker est maintenant consciente des dommages qu’elle a causés. Du calvaire qu’a probableme­nt enduré cette personne pour faire le ménage de son dossier de crédit. Et surtout, de la souffrance psychologi­que liée au vol d’identité.

« Je t’ai volé une partie de toi », dit Sarah en passant soudaineme­nt au tutoiement, comme si elle s’adressait directemen­t à sa victime. « Je t’ai dénudée de ton identité. Je t’ai violée. Ce n’était pas mon intention, tu ne m’avais rien fait, mais je comprends maintenant que c’est comme ça que tu te sens. Je m’excuse. »

le frappeur de guichets

Armando adore le ronronneme­nt du guichet automatiqu­e qui distribue les billets. « Chaque fois, c’est le même thrill d’entendre le “brrrrrrrrr­r” pis de voir le cash sortir. C’est comme si c’était magique.» Surtout lorsque l’argent qui sort appartient à quelqu’un d’autre.

Il y a seulement trois choses que je peux révéler au sujet d’Armando. La première : ce n’est pas son vrai nom. La deuxième : il ne fait plus de fraude. Et la troisième : à l’époque où il fraudait, son « travail » était de « frapper des ATM », des guichets.

« On ne les frappe pas avec un bâton pour faire sortir l’argent », rigole Armando. L’idée est plutôt d’utiliser une carte de débit clonée. Une fois au guichet, le fraudeur entre le NIP correspond­ant et repart avec l’argent, comme le ferait un client normal. Puis il recommence à un autre guichet, et ainsi de suite.

Armando ne faisait pas cavalier seul. Toute une équipe frappait des guichets avec lui, sous la coordinati­on du boss.

Les opérations se déroulaien­t chaque fois de la même façon. Armando rejoignait son équipe dans une ville, jamais la même, choisie par le patron. « Si tu frappes toujours la même place, je te donne une semaine pis c’est sûr que tu te fais attraper. » Le fraudeur a ainsi voyagé au Québec, au Canada et même ailleurs dans le monde pour réaliser ses coups.

C’est le patron qui apportait les listes numériques de cartes bancaires volées. Celles-ci étaient alors encodées une à une sur des cartes vierges. «Tu peux acheter tout le stock pour faire ça sur Amazon », dit l’ex-fraudeur.

D’où venaient les données volées ? Armando l’ignore et ne veut pas le savoir. « Le moins t’en sais, le mieux c’est pour tout le monde. La plupart du temps, tu ne connais même pas les noms des gars avec qui tu travailles. » Au lieu de poser des questions, il se concentrai­t sur son rôle.

« Moi, ma job, c’était de sortir l’argent. Tu pars sur ta run avec tes cartes, tu frappes les ATM, pis tu reviens avec l’argent à la base. Là, y a une autre batch de cartes qui t’attend. Tu repars avec, tu frappes, pis c’est ça. »

À force de discuter avec Armando, je comprends que son travail était plus complexe que la descriptio­n qu’il en fait ne le laisse croire. Pour ne pas attirer l’attention, il évitait d’effectuer plus d’un retrait au même endroit, il s’arrêtait dans des cafés et dans des magasins. Il apprenait les NIP par coeur pour ne pas avoir à consulter un bout de papier devant le guichet. Bref, tout afin d’avoir l’air d’un consommate­ur normal.

Les sommes retirées dépendaien­t de l’argent que la personne fraudée possédait dans son compte, ainsi que de la limite de retrait quotidienn­e imposée par sa banque. Si c’était 500 dollars, c’était 500. Si c’était 1 000, « c’était 1 000 dollars pour nous ».

Armando n’oubliera jamais la sensation de voir l’argent sortir du guichet lors de sa première frappe. «Tu n’arrives pas à croire que cet argent-là, il est à toi. T’as l’impression que t’es plus smart que les autres, que t’as réussi à “bypasser” le système.» Mais à la longue, la frappe perd de sa magie.

«C’est vraiment beaucoup de travail. À un moment donné, taper des numbers sur un ATM, ce n’est pas la chose la plus stimulante au monde… Moi, il y a des fois où je m’ennuyais du

9 à 5 pis d’écouter la télé le soir. » Pendant ses frappes, les divertisse­ments étaient rares, et Armando habitait avec les gars de l’équipe dans une chambre d’hôtel tant et aussi longtemps qu’il restait des cartes à utiliser. « Une opération peut durer trois jours. Une autre peut durer un mois. » Un mois ! Cela signifie que les fraudeurs s’en prennent ainsi à des milliers de comptes en banque. Devant mon air éberlué, Armando éclate de rire. « Ben oui. Le monde fait du cash !» Armando touchait un pourcentag­e des retraits qu’il effectuait, et le reste allait au patron. Certes, un fraudeur peut glisser quelques billets supplément­aires dans ses poches — après tout, il est seul au guichet —, mais c’est risqué. Car si un membre de l’équipe rapporte systématiq­uement moins d’argent que les autres, il va éveiller les soupçons. Le chef pourrait le fouiller. De toute façon, Armando était satisfait de ce qu’il gagnait. En quelques opérations seulement, il a fait « plus de 100 000 for sure ». Sauf que cet argent venait avec « une énergie bizarre », affirme l’ancien fraudeur. « N’importe qui sait que voler, c’est mal. Tu sais que ce que tu fais, ce n’est pas straight. J’avais moins de plaisir à dépenser mon argent. Pis tu ne peux pas le déclarer, alors c’est difficile à investir. » Après un moment, Armando en est arrivé à la conclusion que le risque n’en valait plus la chandelle. Il s’est mis à refuser les opérations qu’on lui offrait, puis son patron a cessé de l’appeler. Armando ne s’est jamais fait arrêter pour ses crimes.

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PHOTO DE CHRISTIAN BLAIS
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