L’actualité

L'EX-FRAUDEUR DEVENU RAPPEUR

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Moto tire longuement sur sa chicha, puis laisse paresseuse­ment sortir l’épaisse fumée blanche, qui monte le long de son visage. « À 350, c’est bon, je les prends », dit le colosse de 26 ans au téléphone. Il négociait une paire d’espadrille­s de collection et vient de s’entendre sur un prix. « Il va les porter deux fois seulement ! » m’affirme un de ses amis.

Nous sommes dans un condo du centre-ville de Montréal, où Moto m’a invité en ce mercredi soir, à 22 h, pour parler. Deux autres membres de son cercle sont présents, mais ils ne veulent pas être nommés. Moto, lui, s’en fout. « Je suis un gars reckless. Je n’ai peur de rien. Si quelque chose arrive, j’assume les conséquenc­es. Ça, c’est moi. »

De tous les fraudeurs interviewé­s pour ce reportage, il est le seul à ne pas avoir exigé l’anonymat. Cela dit, Moto n’est pas le prénom qui apparaît sur son certificat de naissance ; c’est son nom de rappeur, celui sous lequel ses amis et son public l’interpelle­nt.

Moto fait du street rap, un type de musique où les artistes se vantent ouvertemen­t des crimes qu’ils ont commis — vente de drogue, violence, proxénétis­me, meurtre. Dans le cas de Moto, c’est la fraude.

Le rappeur n’en parle pas seulement dans ses chansons ; sur Instagram, il n’hésite pas à montrer à ses quelque 11 000 abonnés des photos que d’autres auraient le réflexe de cacher. « Flashback [de] quand je mettais les ATM en feu», peut-on lire sous un cliché où il exhibe une pile de billets de 20 dollars faisant au moins 15 cm de haut.

S’il écrit au passé, c’est parce que Moto assure avoir tourné la page sur sa vie de fraudeur. « Ça ne sert à rien de garder un pied en dedans [du crime] et un pied en dehors, dit-il. Je risquerais juste de perdre tout ce que j’ai construit. » Mais il ne reniera jamais son ancienne carrière, qui, jure-t-il, a commencé à l’âge de 12 ans.

Moto reconnaît lui-même que, sur papier, son profil socioécono­mique correspond au cliché de la criminalit­é. Sa mère l’a élevé seule, il habitait avec elle dans un HLM et traînait dans les rues de Montréal. Oh ! et pour en ajouter aux préjugés, il est noir. Mais le stéréotype ne va pas plus loin. Il adorait l’école — il a poursuivi ses études jusqu’à l’université, en finances —, était bien entouré et n’a jamais manqué de quoi que ce soit. « Je n’ai pas eu la vie dure. Je me la suis rendue dure moi-même. »

Tout a commencé avec les rappeurs qu’il voyait à la télévision : les beaux vêtements, les voitures, les belles filles… « Je me disais : “Merde, ils vivent bien !” » Il voulait vivre comme eux, et pour cela, il lui fallait de l’argent.

Ses options étaient limitées, s’il se fiait aux exemples autour de lui. Il aurait pu vendre de la drogue, mais il avait remarqué que le vendeur du coin ne «restait jamais là plus d’un an sans entrer en prison ». Il y avait le vol à l’étalage, mais Moto s’est fait pincer à sa première tentative. Puis quelqu’un lui a parlé de la «F», la fraude. « Ça avait l’air plus technique, ça me ressemblai­t plus. Le gars m’a juste vendu tellement de rêve que j’ai pris dans le rêve. »

Le rappeur boit une rasade de vodka dans un verre de plastique rouge, puis raconte sa première frappe. « C’est comme ça que j’ai eu mon nom, Moto. » Le Razr, un cellulaire fabriqué par l’entreprise Motorola, venait de sortir, et l’adolescent se procurait des téléphones de ce modèle en utilisant les fausses pièces d’identité ou les cartes de crédit clonées du « gars », puis reven

dait les appareils. «Je trouvais le téléphone beau, j’en avais plein et j’ai dit: “Bon, je vais m’appeler Motorola.” On l’a coupé à Moto — c’était trop long, y avait trop de syllabes. »

Avec le recul, Moto se rend compte qu’il touchait des «pinottes» pour ses frappes. «Le gars qui m’a appris mangeait sur ma tête.» N’empêche, ça lui rapportait plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu, et c’était bien assez à ses yeux d’adolescent.

La fraude n’était alors pour lui qu’une façon de s’offrir du bon temps. Mais à 16 ans, après avoir été expulsé de l’équipe de football de son école pour avoir manqué une pratique, il a décidé d’y consacrer tout son nouveau temps libre. « La même tête que j’aurais mise sur un examen, je l’ai mise sur ça. »

Dans la pièce enfumée, je demande à répétition à Moto de m’expliquer à quel type de fraude il s’adonnait. À part pour sa première frappe, je ne reçois que des réponses vagues. « Y a plein de sortes de fraudes. Y en a tellement, je ne peux pas les nommer, ça déborde de la tête.» Ou encore : « Y a plein de types de fraudeurs. Y a celui qui reste chez lui et qui donne du travail aux gens. Y a celui qui apprend aux gens. Y a les affaires plus techniques, comme le hacking. »

Il raconte aussi qu’il ne faisait pas ce qu’il considère comme « les affaires de femmes », par exemple aller au magasin en se faisant passer pour quelqu’un d’autre, et qu’il ne fraudait pas les personnes âgées, parce que ça lui « touche le coeur, la conscience ». Mais plus j’essaie d’obtenir de détails sur son passé, plus il se referme.

Si Moto se tait ainsi, c’est en partie pour ne pas s’incriminer, mais surtout pour ne pas «snitcher », c’est-à-dire dénoncer. Je ne lui demande pourtant pas de nommer qui que ce soit. Sauf que, dans le milieu criminel, le simple fait de décrire les techniques employées suffit pour être vu comme un délateur, car cela risque de nuire aux personnes qui les utilisent encore.

Ce dont Moto discute plus volontiers, c’est du fric que la fraude lui a rapporté. « Quand j’ai vu que j’avais tellement d’argent que je ne pouvais plus le tenir dans une main, j’ai dit : “I made it, je suis un fraudeur.” » Impossible pour lui de préciser combien il a gagné au cours de sa carrière — ce n’est pas comme s’il tenait des livres comptables —, mais il affirme sans hésiter avoir « généré beaucoup plus que la moyenne québécoise ».

Que faisait-il de cet argent ? La même chose que les rappeurs qui le faisaient rêver dans son enfance. «Les beaux vêtements, parler à des belles filles, une voiture, des beaux condos… » Sans oublier les boîtes de nuit. «J’adore les clubs ! lance Moto en riant. J’y allais souvent. J’achetais des bouteilles à 200, 300, 400 dollars, et quand il n’y avait plus d’alcool, j’en achetais d’autres. Le lendemain, je mettais les mains dans mes poches et je disais : “Dude, j’ai gaspillé tout ça ?” »

Avec le recul, Moto estime que son style de vie était de « l’ignorance totale. Parce que le but du crime, c’est de faire assez d’argent pour en sortir. La plupart des fraudeurs pourraient sortir du crime la première année. Ou même la première semaine ; ça dépend de la frappe. Mais tu deviens victime de l’argent ».

Le rappeur donne l’exemple d’une fraude de 20 000 dollars. «Tu vas dire: “Shit! j’ai fait 20 000. Je veux 100 000 !” Là, tu fais 100 000, tu veux un demi-million. Tu fais un demi-million, tu veux un million. Ça ne finit jamais, la chaîne. » Jusqu’à ce qu’elle casse.

Le jour où la police a fait irruption chez Moto afin de l’arrêter pour fraude, le colosse n’a pas bronché. « Ils m’ont accusé de plein de choses… »,

Avec le recul, Moto se rend compte qu’il touchait des « pinottes » pour ses frappes. « Le gars qui m’a appris mangeait sur ma tête. » N’empêche, ça lui rapportait plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu, et c’était bien assez à ses yeux d’adolescent.

dit le rappeur qui, vous l’aurez deviné, refuse de s’étendre sur les détails. Il n’était pas d’accord avec certaines accusation­s, mais qu’importe, il a « pris [ses] charges. T’as juste à être un homme ».

Lorsqu’il est sorti de prison, Moto était complèteme­nt perdu. Le jeune homme est retourné habiter chez sa mère, a recommencé à suivre des cours à l’université. « J’ai réalisé que je n’avais pas envie de vivre une vie de criminel. J’ai pensé à mes plans B, C, D, E, F, G… »

Encore une fois, ce sont les rappeurs qui lui ont montré la voie. Non pas celle de l’argent, mais celle de la musique. Avec l’aide d’amis qui connaissen­t déjà du succès dans le street rap, Moto s’est lancé. Sa première chanson, « 412 », une collaborat­ion avec le rappeur Le Ice, a été bien reçue par le public et par la critique durant ce printemps pandémique, et il doit lancer un album sous peu. « Je vais l’appeler Moto Lacroix. » Une référence au fraudeur Vincent Lacroix, qui a escroqué plus de 100 millions de dollars à 9 200 investisse­urs au milieu des années 2000.

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