Champ libre
S’il y a une certitude que les réseaux sociaux m’ont permis d’attester dans ce monde qui en compte si peu, c’est que la bêtise n’a pas de camp.
Qu’elle se drape dans la vertueuse défense des minorités ou dans la goujaterie d’une majorité qui n’a de silencieuse que l’appellation qu’elle s’octroie, elle donne à subir le même étalage de violence verbale, d’enflure, d’injures et d’attaques ad hominem.
L’objectif est toujours le même : blesser, intimider et faire taire pour mieux avoir raison.
En témoigne pour une énième fois l’histoire de cette prof d’Ottawa dont on a publiquement révélé les coordonnées personnelles après qu’elle eut commis la faute d’employer un mot « Voldemort » interdit, peu importe le contexte.
Avant d’aller plus loin, notez ici que c’est un allié qui parle. Un allié imparfait, car nous le sommes tous.
Un allié parce que je suis prêt à tout remettre en question, parce que je n’ai pas peur de perdre mon privilège d’homme blanc dont je suis conscient de profiter depuis ma naissance.
Je sais aussi que je ne saurai jamais. Je ne saurai jamais ce que c’est que de se faire traiter de n **** ou de se faire refuser un logement parce qu’on a l’air pauvre.
Je ne sais pas non plus ce que c’est d’être ridiculisé pour l’ambiguïté de son identité sexuelle, pour son apparence. Ou d’avoir peur d’être violée.
Je ne sais rien et ne saurai jamais rien de tout cela, mais je suis prêt à tout envisager, à tout revoir et repenser parce que, encore une fois, je veux être un agent de changement, admettre l’impermanence des choses, aussi déstabilisant cela puissetil être pour les gens comme moi.
Mais ce qui m’écoeure ici, c’est que si je n’ai pas écrit le mot n **** , ce n’est pas parce que j’admets tout cela. C’est surtout parce que j’ai peur.
Dans le contexte de cette chronique, où l’on parle spécialement d’un mot, je l’aurais peutêtre écrit. Peutêtre pas. Je suis du camp parfois difficile à défendre de la liberté jusque dans ses limites floues et un peu tordues. Je n’aime pas particulièrement les caricatures de Mahomet de Charlie Hebdo. Mais je fais partie des gens qui croient qu’elles ont le droit d’exister sans jamais que leurs auteurs doivent craindre pour leur sécurité. Je crois aussi qu’elles ont une fonction bien claire : aller jusqu’à la limite, et audelà
parfois, du bon goût, qui ne devrait jamais être un rempart freinant la liberté.
Même si c’est précisément de cet espace qu’abusent des profiteurs médiatiques qui s’en servent pour séduire un auditoire en quête de transgression ou, plus simplement, de validation de ses propres croyances. Ils ont le droit de le faire. Et nous devons les dénoncer. Exposer leurs failles, comme le fait régulièrement, par exemple, Olivier Niquet à La soirée est (encore) jeune.
Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici.
Je disais que j’aurais peut-être écrit le mot en n, comme je l’aurais fait pour parler d’un livre de Pierre Vallières ou citer les paroles d’Aimé Césaire. Et j’aurais ensuite été prêt à avoir une discussion sur le sujet. Nuancée. Je ne demande qu’à être stimulé et poussé dans mes retranchements de manière civilisée. J’ai d’ailleurs écouté et lu avec intérêt tous ceux et celles qui se sont prononcés contre l’emploi du mot. Plusieurs de leurs arguments m’ont littéralement ébranlé.
Mais la vérité, c’est que si j’avais osé écrire le mot, peu importe le contexte, on m’aurait virtuellement bombardé.
D’un torrent de courriels haineux. Par la publication de mon adresse, et pourquoi pas du nom de ma fille, de ma blonde. J’aurais subi un déversement de fiel sur Twitter. Tout ça parce que j’aurais voulu exprimer une dissension, un point de vue mettant à peine un pied dans la marge d’une bien-pensance qui est en train de devenir un boulet pour la démocratie plutôt qu’un agent de changement.
Et qui contribue même, je dirais, à la polarisation, en campant la gauche toujours un peu plus loin dans la marge.
L’intransigeance des guerriers d’Internet nourrit la haine que l’on touille et que l’on instrumentalise dans le camp adverse. Elle attise la bipartition, elle est une impossibilité du dialogue, elle stigmatise des gens qui n’ont peutêtre pas encore fait le chemin vers une pensée nouvelle et n’y rechigneraient pas si on leur en donnait le temps et qu’on les accompagnait.
Au lieu de ça, on se met en groupe. On encercle la proie solitaire et on l’attaque jusqu’à l’abdication.
Peu importe l’objectif. Peu importe la vertu, le motif. Une meute est une meute. Et sa violence, dans une démocratie, est toujours aussi inacceptable qu’abjecte.
L’objectif est toujours le même : blesser, intimider et faire taire pour mieux avoir raison.