L’actualité

L’âge d’or de la fatigue

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Sommes-nous aujourd’hui plus surmenés qu’il y a 1 000 ans ? C’est l’une des questions fascinante­s que creuse l’historien français Georges Vigarello dans Histoire de la fatigue, paru cet automne aux Éditions du Seuil.

Est-ce parce qu’on définissai­t autrement l’épuisement au Moyen Âge qu’il ne se vivait pas comme aujourd’hui ?

Exactement. Mais c’est aussi parce qu’au fil du temps, de nouvelles occupation­s sont apparues et ont engendré des fatigues qui n’existaient pas autrefois. Au XIIIe siècle, le seul éreintemen­t auquel on pouvait songer était de nature physique. Plus tard, au XVIIe siècle, alors que s’implantent davantage l’éducation, l’administra­tion et les lettres, apparaît pour la première fois la « fatigue de l’esprit », comme la désigne à l’époque le physicien et philosophe René Descartes.

A-t-on raison de penser que la fatigue était plus pénible à des époques où les conditions de vie n’étaient en rien comparable­s aux nôtres ?

Le travail sans machines était infiniment plus épuisant, c’est indiscutab­le. Les transports facilitent les trajets ; les appareils domestique­s, les gestes de la maison ; les micro-ordinateur­s, les activités d’écriture. Mais comment se fait-il que nous ayons aujourd’hui le sentiment d’être très fatigués, et même de plus en plus fatigués ?

Vous allez jusqu’à écrire que la fatigue est devenue une des « manières d’être de notre temps » !

En effet, et cela, pour plusieurs raisons. D’abord, le fait d’être présent au travail pendant de longues heures entraîne une sorte d’engourdiss­ement du corps. Ensuite, les tâches, maintenant plus mentales que physiques, finissent par embrouille­r l’esprit, au point qu’on a l’impression, au bout d’un certain temps, d’avoir atteint ses limites. Enfin, nous sommes nettement plus à l’écoute de ce que l’on ressent que nos ancêtres. Cela nous rend plus à l’affût de nos inconforts, de nos impossibil­ités. Il faut dire aussi qu’on les supporte moins bien aujourd’hui. L’époque contempora­ine met en avant l’autonomie de l’individu, l’affirmatio­n de soi. À partir de là, tout ce qui écorne notre autonomie devient insupporta­ble. Au point de mener au burnout. La lassitude psychologi­que nous brise physiqueme­nt.

Se peut-il également que l’univers apparemmen­t infini des possibles nous draine trop d’énergie ?

C’est tout à fait juste : devoir faire constammen­t des choix nous échine. Cette forme d’accablemen­t est née à la fin du XIXe siècle, lorsque la publicité a émergé, en même temps que l’autonomie des individus se déployait.

Si le chevalier fourbu était autrefois encensé, quel regard porte-t-on aujourd’hui sur les gens fatigués ?

L’épuisement n’est pas du tout valorisé. Au contraire, on vante plutôt la capacité d’adaptation aux changement­s, à la vitesse, aux instrument­s informatiq­ues. Il faut arriver à le masquer aux autres, notre essoufflem­ent. Et ça aussi, c’est très harassant ! (Marie-Hélène Proulx)

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