La Tunisie au temps de la COVID
La Tunisie a plutôt bien traversé la première vague de la pandémie — notamment grâce à l’implication des jeunes militants. Mais la deuxième vague frappe fort. Et la crise économique et sociale s’est encore amplifiée.
Depuis le début de la crise sanitaire, la militante Samar Tlili, 29 ans, n’a pas chômé. Active dans la campagne populaire de lutte contre la pandémie, elle a participé à la collecte de denrées, de petites sommes d’argent et de « bavettes » (le mot tunisien pour les masques) ainsi qu’à leur distribution aux familles les plus vulnérables. « Pour freiner l’impact de la pandémie, une grande vague de solidarité s’est enclenchée partout au pays », dit l’enseignante de français dans un lycée de Tunis qui a été mon interprète durant ce reportage. « Tout le monde s’y est mis : activistes et organisations de la société civile se sont reconvertis dans l’humanitaire. »
De nombreuses campagnes de soutien ont vu le jour, le plus souvent sur Facebook. Grâce au boucheàoreille virtuel, les bénévoles ont vite repéré les personnes dans le besoin afin de leur permettre de survivre. « Le temps que le gouvernement réactualise sa base de données sur les personnes défavorisées, mette en place un budget spécial et organise la distribution, trois ou quatre semaines de confinement s’étaient déjà écoulées », souligne Samar Tlili. Des groupes de jeunes se sont aussi mobilisés pour superviser la distanciation physique dans les lieux à forte densité, comme les marchés, les centres commerciaux ou les établissements publics.
Cet élan spontané, combiné aux mesures draconiennes prises très tôt par l’État (confinement total imposé dès la mimars et assorti de peines sévères, couvrefeu, fermeture des frontières…), a permis à la Tunisie de s’en sortir mieux que d’autres pays au nord de la Méditerranée (Italie, Espagne, France), avec moins de 100 décès lors de la première vague. La jeunesse de sa population a aussi joué en sa faveur — les jeunes étant moins affectés par le virus. La deuxième vague frappe cependant très fort. Depuis la réouverture des frontières — fin juin, pour tenter de sauver un tourisme moribond —, le nombre de cas ne cesse de grimper (près de 6 000 morts recensés à la mijanvier).
Selon le sociologue Mounir Saidani, professeur à l’Université de Tunis El Manar, la familiarité des jeunes militants tunisiens avec la communication par les réseaux sociaux leur a été d’une aide inestimable. « Leur reconversion en groupes virtuels s’est avérée facile et rapide», ditil. Ils ont ainsi pu mettre en place des actions essentielles, comme la vulgarisation des moyens de prévention, sous forme de consignes claires distribuées en même temps que les « couffins » (paniers de vivres). Certaines de ces initiatives sont venues de groupes de jeunes proches de ceux constitués lors de l’élection présidentielle de l’automne 2019 pour soutenir la candidature de Kaïs Saïed. «Toutefois, ces mouvements se sont déclarés apolitiques et ont même entrepris des actions communes avec les autorités locales de plusieurs régions. »
Pas question pour autant de relâcher la pression sur le gouvernement. D’autant que la crise économique et sociale s’est intensifiée avec le confinement. Des protestations virtuelles et des campagnes d’information en ligne ont ainsi été organisées pour aider les travailleurs précaires mis à pied de leur usine sans indemnité, à la suite de l’arrêt de la production durant la pandémie. Mais les manifestants n’ont pas tardé à reprendre la rue. « Les Tunisiens les plus touchés par ces changements économiques tragiques sont les jeunes, observe Mounir Saidani. La relance économique tant souhaitée et maintes fois annoncée n’est pas pour demain. »
avec l’aide de leurs parents. « Mais si rien ne bouge, ça va finir par exploser, dit Ryadh. De plus en plus de gens sont à bout, la frustration et la colère sont au même niveau qu’avant la révolution. »
Moyen d’expression privilégié de ceux qui n’ont plus rien, l’occupation est presque devenue banale à Kasserine, dans le gouvernorat du même nom, à 110 km à l’ouest de Sidi Bouzid. Profs, aides-soignants, gestionnaires… Ils sont des dizaines à camper sans relâche devant des bâtiments gouvernementaux pour réclamer un emploi. Sans que personne semble se soucier d’eux. Car ici, d’autres camps préoccupent les autorités.
Kasserine est située au pied des montagnes qui s’élèvent à la frontière de l’Algérie, une zone que les voyageurs doivent à tout prix éviter, selon Affaires mondiales Canada, « en raison d’opérations antiterroristes récurrentes ». À l’hiver 2020, les médias tunisiens ont en effet rapporté la découverte de trois camps de terroristes, établis sur les hauteurs de Kasserine. Deux hommes qui y vivaient retranchés ont été abattus par les unités spéciales de la Garde nationale.
À une soixantaine de kilomètres de là, la ville semblait pourtant paisible lors de mon passage, début février 2020. Mais les policiers sont sur les dents. Une simple photo prise de la rue m’a en effet valu de passer deux heures au poste de police, un bâtiment décati de trois étages sans ascenseur. Cinq agents se sont penchés sur mon cas, cherchant à en savoir plus sur le sujet de ce reportage, et notant toutes mes références. « Vous êtes la bienvenue en Tunisie, mais nous devons assurer votre sécurité », m’ont-ils répété.
La place des femmes, aussi, n’est pas la même en région. Beaucoup de celles que je souhaitais interviewer, même engagées dans des occupations, n’ont pas pu me rencontrer, leurs maris préférant qu’elles restent discrètes. Emna Zouidi, elle, n’a que faire de la discrétion.
Avec son joli foulard fuchsia et son rouge à lèvres assorti, cette activiste antipauvreté de 36 ans, de Menzel Bouzaiane, n’hésite plus à prendre la parole en public ni à organiser des réunions dans des cafés bondés d’hommes désoeuvrés. Divorcée depuis peu, cette diplômée en arts visuels mène sa vie de militante en cumulant les emplois précaires. « Mon mari ne supportait pas que je sois si souvent à l’extérieur », dit celle qui a notamment organisé une marche de quatre jours depuis son village jusqu’à la capitale. Et fait trois grèves de la faim. Durant la pandémie, Emna Zouidi s’est mobilisée pour aider des mères de familles monoparentales et des foyers dans le besoin.
À Tunis, les militantes s’imposent chaque jour davantage. Comme Warda Atig, 27 ans, devenue en 2019 la toute première femme élue à la tête de l’Union générale des étudiants de Tunisie, pourtant créée en 1952. Ou Asrar Ben Jouira, 26 ans, chargée de l’Université féministe au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrates, qui offre des formations aux jeunes hommes et femmes sur la laïcité, les droits sexuels et corporels, l’égalité… Ou Khawla Louhichi, 34 ans, une artiste peintre engagée avec son mari dans la Brigade des clowns activistes — qui égaie les manifs — et réalisatrice d’une vidéo d’art poignante sur le « syndrome du confinement », tournée du haut de sa terrasse, à Tunis. Ou Amal Amraoui, 31 ans, du collectif féministe Falgatna (y en a marre), qui a chorégraphié une puissante mobilisation éclair contre les violences sexuelles, réunissant 160 femmes aux yeux bandés de noir sur la place de la Kasbah, à Tunis.
Autant de mouvements qui participent au changement des mentalités et profitent à la société tout entière. « On est en bonne voie, résume Samar Tlili. Les révolutions ne se font pas en un jour : il faut du temps, du souffle et de la patience. » Et ça, les jeunes Tunisiens en ont à revendre.
Isabelle Grégoire s’est rendue en Tunisie à l’invitation du CRDI, qui a financé le projet de recherche de l’ARI. Le voyage qui a permis de réaliser ce reportage a été effectué juste avant la pandémie.