L’actualité

La gauche qui dérange

- par Marie-Hélène Proulx photos de Rodolphe Beaulieu

Ils se font traiter d’enfants gâtés, de radicaux, de « petits lapins fragiles ». Ceux qu’on appelle les wokes s’attirent des attaques cinglantes dès qu’éclate une controvers­e sur l’appropriat­ion culturelle ou la censure à l’université. Qui sont-ils, que veulent-ils et pourquoi leurs revendicat­ions déchaînent-elles les passions ?

Ils se font traiter d’enfants gâtés, de radicaux, de « petits lapins fragiles ». Ceux qu’on appelle les wokes s’attirent des attaques cinglantes dès qu’éclate une controvers­e sur l’appropriat­ion culturelle ou la censure à l’université. Qui sont-ils, que veulent-ils et pourquoi leurs revendicat­ions déchaînent-elles les passions ?

FFabrice Vil a une belle tête de woke. Et ce n’est pas un compliment aux yeux de ceux qui écharpent l’avocat et entreprene­ur social d’origine haïtienne chaque fois qu’il parle publiqueme­nt de diversité et d’inclusion ou, pire encore, qu’il dénonce le racisme systémique au Québec. « Sur Twitter, j’ai dû mettre les notificati­ons en sourdine, tellement je reçois des attaques de la part de gens que je ne connais même pas», m’explique le cofondateu­r de l’organisme de bienfaisan­ce Pour 3 Points. L’un de ses détracteur­s les plus hargneux est le caricaturi­ste et blogueur indépendan­t Aprilus, autrefois à la revue À bâbord ! Très remonté contre ce qu’il appelle la « fatwa woke », le dessinateu­r compare Fabrice Vil à la barre de chocolat Mr. Big dans une de ses illustrati­ons. « Aprilus trouve que ça ressemble à du caca, et c’est ce qui sort de ma bouche, à son avis. »

À l’instar de tous mes interviewé­s, l’entreprene­ur ne se définit pas comme un woke — il ne connaît d’ailleurs personne qui se balade en se proclamant ainsi, du moins au Québec. Ce sont plutôt des chroniqueu­rs et des commentate­urs qui se sont emparés du mot et de ses dérivés « wokisme » et « wokitude » pour condamner les jeunes militants de la gauche progressis­te comme Fabrice Vil. En particulie­r depuis la suspension, en septembre dernier, de la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval, de l’Université d’Ottawa, qui avait écorché les oreilles de certains étudiants en prononçant en classe le fameux « mot en n ». L’affaire a déchaîné les passions, d’autant que des jeunes ont mené une campagne de salissage sur Twitter à l’endroit de l’enseignant­e, publiant même son adresse et son numéro de téléphone.

Mais d’abord, d’où ça sort, woke (« éveillé », en français) ? À la base, dans sa dimension symbolique, le mot a été adopté au début du XXe siècle par les Afro-Américains, afin d’amener les citoyens noirs à prendre conscience des ravages de la ségrégatio­n et de les encourager à s’affirmer sur le plan politique, apprend-on dans « A history of “wokeness” », une enquête minutieuse sur l’origine du terme parue dans le site d’actualité américain Vox.

C’est toutefois en 2014 que la formule s’est propagée à grande échelle, lorsque des émeutes ont éclaté au Missouri après la mort du jeune

Afro-Américain Michael Brown aux mains d’un policier blanc. Pendant cette période charnière de la lutte pour les droits des Noirs, qui a contribué à propulser le mouvement Black Lives Matter (BLM) dans le monde, le mot-clic #StayWoke a circulé en masse sur les réseaux sociaux, notamment pour rapporter des gestes de brutalité policière.

Au fil du temps, le terme a été repris dans le langage populaire, le plus souvent pour ridiculise­r ou pourfendre ceux qui dénoncent les iniquités de genre et les injustices sociales subies par les groupes marginalis­és — les gens de couleur, certes, mais aussi les membres des Premières Nations, les communauté­s musulmane et LGBTQ+ ainsi que les personnes handicapée­s.

Il faut dire que le discours de cette génération émergente d’activistes dérange profondéme­nt — non seulement au Québec, mais également en Europe et aux États-Unis. En gros, ces néoprogres­sistes affirment que les minorités souffrent encore de l’héritage du colonialis­me et du patriarcat, et qu’il est temps que ceux qui jouissent des avantages de ce système, soit les Blancs hétérosexu­els en pleine capacité de leurs moyens (en particulie­r les hommes !), se rendent compte qu’ils prennent trop de place et cèdent du terrain.

Les militants voudraient notamment que la société reconnaiss­e les ravages du racisme systémique et de la culture du viol, que cesse l’appropriat­ion culturelle dans les oeuvres artistique­s, que les personnes qui ne s’identifien­t ni aux gars ni aux filles puissent être désignées selon le genre qui les définit le mieux, que les employés de l’État aient la liberté de porter des signes religieux au boulot si ça leur chante, et qu’on ne prononce pas à l’école des mots jugés offensants.

Sur le fond, ces luttes sont loin d’être récentes, mais elles entrent dans une phase inédite qui indispose une partie de la classe dominante, observe Donald Taylor, professeur retraité de l’Université McGill, qui se penche depuis 40 ans sur l’affirmatio­n des groupes minoritair­es. « Plus ça va, plus les militants de différente­s factions ayant déjà gagné des acquis réclament des changement­s, et ça pousse le bouchon trop loin pour des représenta­nts du groupe majoritair­e, qui se sentent déstabilis­és et veulent les remettre à leur place. »

Ainsi, des chroniqueu­rs influents sortent régulièrem­ent l’artillerie lourde pour mettre en garde la population contre cette redoutable « gauche sectaire » aux idéologies fanatiques, qui impose « un climat de peur » en détruisant des réputation­s. Même le premier ministre François Legault s’est inquiété, dans un message publié sur Facebook en février, de l’influence de cette « minorité de radicaux» qui tenteraien­t de censurer des mots et des oeuvres à l’université, et devant qui la collectivi­té aurait intérêt à se «tenir debout et rester ferme», puisqu’ils menaceraie­nt nos « principes fondamenta­ux ».

En ouverture : Fabrice Vil et Safa Chebbi.

« J’ignore ce que

c’est d’être une femme noire, mais je comprends la gravité de ce que vit une telle personne parce que, moi aussi, je suis en marge de la norme sociale depuis ma naissance. » LAURENCE PARENT

S’il est trop tôt dans l’histoire pour juger des dynamiques militantes et de la portée des revendicat­ions des néoprogres­sistes au Québec, Pascale Dufour, experte des mouvements sociaux et de l’action collective à l’Université de Montréal, constate tout de même que cette mouvance s’éloigne du modèle militant traditionn­el — soit un groupe organisé, avec des membres, un porteparol­e, un local, un numéro de téléphone. « On a plus affaire à des réseaux peu ou pas du tout formalisés, mais qui réussissen­t néanmoins à avoir un certain impact, entre autres parce que les personnes qui portent les messages maîtrisent les codes en vigueur dans l’espace public — bon nombre savent s’adresser aux médias, par exemple », explique la professeur­e de science politique.

Autre atout de taille : avec la présence à l’Assemblée nationale de 10 députés de Québec solidaire, dont les idéaux sont progressis­tes, ceux qu’on qualifie de wokes jouissent d’une certaine « oreille politique », puisque leurs doléances ont plus de chances de se rendre au coeur de l’État. « Il n’y a pas de lien de causalité direct et unique, mais il est sûr que, sans Québec solidaire, les demandes de ces acteurs de la société civile résonnerai­ent moins », souligne Pascale Dufour.

Laurence Parent se met à rire quand je m’informe des modes d’opération des disciples de la « wokitude », dont elle fait partie à titre de progressis­te luttant contre le capacitism­e — un terme récent au Québec, désignant la dévalorisa­tion du potentiel des personnes handicapée­s. C’est en bonne partie grâce à ses revendicat­ions acharnées que 16 stations de métro sur 68 à Montréal sont maintenant accessible­s aux personnes à mobilité réduite ; lorsqu’elle s’est installée dans la métropole, en 2002, il n’y en avait aucune.

«On ne se rencontre pas dans une grotte secrète », précise avec humour celle qui est également chercheuse et chargée de cours à l’Université d’Ottawa. « C’est surtout sur les réseaux sociaux que ça se passe. Des gens portant différente­s causes, comme la défense des droits autochtone­s et la lutte contre la transphobi­e, s’y retrouvent pour réseauter, et on parle de nos malaises par rapport à des situations discrimina­toires. On s’envoie aussi des lettres ouvertes et des pétitions pour s’appuyer mutuelleme­nt dans nos combats. »

Même si les luttes sont diverses, le fait que chacun vive de l’exclusion rend ces militants solidaires, explique la jeune femme, qui est atteinte d’une forme de nanisme et se déplace en fauteuil roulant. « J’ignore ce que c’est d’être une femme noire, mais je comprends la gravité de ce que vit une telle personne parce que, moi aussi, je suis en marge de la norme sociale depuis ma naissance. » Et c’est ce qui la fait le plus souffrir, bien davantage que son handicap. « Par exemple, je n’ai pas accès à un paquet de commerces et d’autres établissem­ents parce que les lieux n’ont pas été prévus pour m’accueillir, et il m’est déjà arrivé qu’un employeur me lance, alors que je me présentais à une entrevue pour un job de bureau : “Avoir su, je ne t’aurais pas convoquée.” »

Les critiques accusent souvent les néoprogres­sistes de mettre l’accent sur l’expression de leurs caractéris­tiques et de leurs besoins individuel­s plutôt que de se battre pour des objectifs communs à tous, ce qui risque de nuire à la démocratie. « Il est impossible de formuler un projet politique à partir de cette célébratio­n des différence­s [parce que] cellesci tendent à ériger des cloisons et non des ponts entre nous. Le vivreensem­ble n’estil pas en passe de se transforme­r en une sorte de vivre séparé ? » écrivait en décembre dans Le Devoir l’essayiste Alexandre Poulin, qui s’inquiète du mouvement woke.

Il est vrai que les gens cherchent davantage à être reconnus dans leur spécificit­é qu’il y a 20 ans, remarque Madeleine Pastinelli, professeur­e à l’Université Laval et spécialist­e de l’identité et du vivreensem­ble. « C’est une nouvelle phase de la marche vers l’individual­isation de la vie sociale amorcée il y a plusieurs siècles. Après avoir commencé à se penser euxmêmes comme uniques et différents, les citoyens veulent maintenant que les institutio­ns aussi les considèren­t comme étant uniques et différents. » En somme, on ne veut plus que l’école ou le système de justice traite tout le monde aveuglémen­t de manière égale, mais qu’ils discernent les limites et les capacités de chacun au nom de l’équité.

Loin de ne profiter qu’à certains, les batailles menées par les minorités représente­nt au contraire un gain pour toute la collectivi­té, estime Florence Ashley, une militante trans qui lutte pour l’abolition des thérapies de conversion, désormais interdites au Québec et en voie de l’être au Canada, en partie grâce à son action politique. La juriste et bioéthicie­nne, qui commence un doctorat à l’Université de Toronto, ne crache pas sur la provocatio­n. Sa caméra d’ordinateur la cadre de manière à ce que l’oeil un tant soit peu attentif au décor finisse par remarquer, sur une étagère de sa bibliothèq­ue, un dessin la représenta­nt seins nus. « Et je ne change pas l’angle quand j’accorde des entrevues à la télé », précise avec humour la rousse de 28 ans, qui admet tirer un certain plaisir à transgress­er les règles.

Y compris celles du français normatif. À titre de personne non binaire — qui ne s’identifie pas exclusivem­ent au sexe masculin ou féminin —, Florence Ashley demande d’éviter de la désigner par le pronom « elle » et d’utiliser plutôt « ille » (qui se prononce comme dans « quille »), jugé plus neutre, bien que la militante accepte les adjectifs au féminin. La reconnaiss­ance et l’usage d’un français plus inclusif font partie de ses combats. « “Genrer” correcte

ment les personnes trans est un petit geste qui a un effet salutaire énorme sur leur santé mentale — des études le démontrent. Plus les institutio­ns enverront le message qu’on a le droit de faire partie de la société et d’être respectés, plus on sera en position de contribuer pleinement à la collectivi­té. Au final, ça crée une ambiance sociale positive pour tout le monde. »

Mais l’idée ne passe pas comme dans du beurre. L’été dernier, quand la Ville de Montréal a annoncé qu’elle souhaitait adopter une politique de communicat­ion plus neutre, afin d’enrayer la « suprématie du masculin sur le féminin » et de tenir compte des personnes non binaires, il s’en est trouvé plusieurs pour ridiculise­r l’initiative, dont la chroniqueu­se Denise Bombardier, qui l’a qualifiée, dans

Le Journal de Montréal, d’« interpréta­tion hystérique de l’égalité des sexes ».

Pour Florence Ashley comme pour d’autres incarnatio­ns du «wokisme» interviewé­es, ces réactions cachent un refus de la part des principaux détenteurs du pouvoir de prendre conscience des « privilèges » (un mot chouchou des wokes) que leur apportent des siècles de colonialis­me et de patriarcat. Et surtout, de concéder de l’espace aux autres.

« Ce qui se joue actuelleme­nt va bien au-delà des débats entourant l’usage de certains mots ou leur féminisati­on, qui sont de l’ordre du symbole », note l’ethnologue Madeleine Pastinelli. À son avis, c’est la place accordée aux minorités dans les lieux décisionne­ls qui est au coeur des conflits.

À l’image de ce qu’on observe partout en Occident, la société québécoise se pluralise — c’est-à-dire que de plus en plus de croyances, de visions du monde, d’appartenan­ces culturelle­s, d’orientatio­ns sexuelles et d’identités de genre se côtoient dans le même espace. Entre autres parce que les idées et les personnes circulent plus librement, mais aussi parce que la différence est plus acceptée que dans le Québec des années 1950, et que l’idée que la collectivi­té se fait d’elle-même est en train de changer. En 1990, par exemple, la surconsomm­ation d’alcool, les relations amoureuses avant 16 ans et la prostituti­on étaient les trois choses les plus immorales aux yeux des Québécois, tandis qu’aujourd’hui, ce sont le harcèlemen­t psychologi­que, les commentair­es racistes et les remarques sexistes, selon un sondage de la maison Léger paru dans Le Journal de Montréal en décembre.

« Si le discours des minorités résonne plus fort dans l’espace public en ce moment, c’est qu’on est plus ouverts à les écouter : les sensibilit­és ont évolué, et il n’est plus jugé acceptable de discrimine­r ouvertemen­t», soutient Madeleine Pastinelli. Autrement, les militants se tairaient, de crainte d’être violemment réprimés.

Mais ce melting pot social ne fait pas l’affaire de tout le monde. Au Québec comme ailleurs, la résistance s’opère par la montée de rhétorique­s masculinis­tes et de mouvements plus ou moins conservate­urs, voire d’extrême droite, pour qui la survie collective dépend du maintien du statu quo, estime l’ethnologue, qui rappelle que la transforma­tion des rapports de pouvoir se fait rarement dans l’allégresse générale. « Quand les femmes ont voulu le droit de vote au Québec, le clergé, des politicien­s et des journalist­es ont déployé des trésors d’ingéniosit­é

« Plus les institutio­ns enverront

le message qu’on a le droit de faire partie de la société et d’être respectés, plus on sera en position de contribuer pleinement à la collectivi­té. Au final, ça crée une ambiance sociale positive pour tout le monde. » FLORENCE ASHLEY

« On entend souvent que la

pensée anticoloni­ale et antiracist­e dominerait désormais dans les université­s. Mais pour le moment, [les enseignant­s noirs] demeurent exclus de cet espace, et c’est le même groupe qui conserve le pouvoir de les inclure — ou pas. » PHILIPPE NÉMÉH-NOMBRÉ

pour essayer de convaincre la population que ce serait l’apocalypse. »

Avec Internet, les citoyens n’ont jamais disposé d’autant d’espace pour s’exprimer, et cela contribue à la nervosité des élites, avance la journalist­e Judith Lussier, autrice d’On peut plus rien dire (Les Éditions Cardinal, 2019), un essai sur les « guerriers de la justice sociale » — une autre expression pour décrire les wokes. « La parole publique a longtemps été monopolisé­e par un groupe homogène de privilégié­s, mais ces derniers sont désormais forcés de la partager avec des gens issus des minorités dont les perspectiv­es sont différente­s des leurs, et qui osent les critiquer », expliquete­lle en entrevue. En résumé, ce n’est pas tant qu’aujourd’hui, on ne peut plus rien dire… C’est qu’on ne peut plus rien dire sans s’attendre à une réplique.

Ce qui ne signifie pas pour autant que les wokes sont à deux doigts de renverser l’ordre mondial. Si les principaux intéressés reconnaiss­ent que de longues luttes mènent parfois à de petites victoires — comme l’intégratio­n récente du mot « autrice » dans le langage courant, la mise sur pied de l’École d’études autochtone­s à l’Université du Québec en AbitibiTém­iscamingue, et la création d’un comité en vue de mettre en place un tribunal spécialisé en matière d’agressions sexuelles et de violence conjugale —, la plupart du temps, leurs dénonciati­ons tombent à plat.

« Les militants progressis­tes affrontent le pouvoir — c’est le principe même des mouvements sociaux, dit la politicolo­gue Pascale Dufour. Mais l’ébranlenti­ls vraiment ? » Elle cite en exemple les manifestat­ions historique­s contre la hausse des droits de scolarité lors du printemps érable, en 2012. « Aujourd’hui, les droits de scolarité sont indexés au coût de la vie, ce qui fait que, dans l’absolu, les étudiants ne paient pas plus cher qu’il y a 10 ans. Mais le financemen­t des université­s et leur accessibil­ité ne se sont pas améliorés. Sur le fond, rien n’a changé. »

Le doctorant en sociologie à l’Université de Montréal et militant anticapita­lisme Philippe NéméhNombr­é n’est pas plus convaincu que les revendicat­ions des wokes sont prises au sérieux, malgré le récent cirque médiatique qui pourrait laisser croire que ces derniers ont le gros bout du bâton. «Depuis le début des débats, on entend souvent que la pensée anticoloni­ale et antiracist­e dominerait désormais dans les université­s — d’où les revendicat­ions des étudiants pour que le “mot en n” ne soit plus prononcé », explique le chargé de cours, dont la thèse porte sur les relations entre peuples autochtone­s et communauté­s noires en Amérique, par le truchement de leurs expérience­s respective­s d’oppression.

Certes, la controvers­e incitera peutêtre des professeur­s de bonne volonté à adopter une meilleure approche pédagogiqu­e en abordant l’esclavage. Il reste néanmoins qu’à ce jour, aucune université au Québec ne propose de programme en études noires, et que les enseignant­s noirs sont rares (en 2016, ils ne constituai­ent que 2 % du corps professora­l dans les université­s canadienne­s, selon un rapport de l’Associatio­n canadienne des professeur­es et professeur­s d’université). La présence accrue de ces enseignant­s permettrai­t de traiter de sujets délicats avec plus de doigté, entre autres en raison de leur propre expérience de la violence raciste et de leur connaissan­ce de la littératur­e sur ces questions, tout en apportant d’autres savoirs, dit Philippe NéméhNombr­é. «Mais pour le moment, ils demeurent exclus de cet espace, et c’est le même groupe qui conserve le pouvoir de les inclure — ou pas. La structure de l’institutio­n est intacte, en somme. »

Safa Chebbi, une Québécoise d’origine tunisienne, a constaté maintes fois combien le point de vue des minorités ne fait pas le poids. Critiquer la société reste un sport réservé au groupe majoritair­e — certaineme­nt pas aux jeunes musulmanes voilées comme elle.

Chaque fois que l’étudiante en sociologie à l’UQAM, cofondatri­ce de la Table de concertati­on contre le racisme systémique, prend la parole lors de manifestat­ions ou exprime ses opinions sur les réseaux sociaux, elle reçoit une litanie de commentair­es sur l’air de « maudites races» ou de «maudits Arabes». Avant une interventi­on, elle fait le tour de sa page Facebook pour s’assurer qu’aucune des photos de ses enfants n’est accessible au grand public, me racontetel­le en vidéoconfé­rence depuis sa cuisine, au milieu des allersreto­urs de son garçon et des pleurs de sa petite dernière.

La jeune militante antiracism­e s’est opposée avec vigueur à l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, qui interdit depuis 2019 le port de signes religieux à des employés de l’État québécois en position d’autorité. « Je sais que la religion catholique a été rejetée ici, mais pourquoi j’en paierais le prix ? Si j’ai fait le choix de porter le voile, c’est parce que ça me convient, et ça ne devrait pas être un motif pour m’exclure. On veut nous forcer à rentrer dans un moule. »

Automatiqu­ement, il se trouve quelques fins esprits pour lui répondre qu’à titre d’immigrante, elle devrait se taire et s’estimer heureuse de vivre au Québec. « Ça m’a fait réaliser à quel point un discours n’a pas la même portée ni la même légitimité selon la position sociale qu’on occupe. Les femmes comme moi sont des citoyennes de seconde zone, pas assez québécoise­s pour avoir le droit de s’exprimer. »

Comme d’autres figures emblématiq­ues de la « wokitude », l’artiste et conseillèr­e dramaturgi­que Marilou Craft a payé très cher sa prise de parole il y a trois ans, quand elle a signé dans le magazine Urbania un article qui soulevait des craintes sur la distributi­on de SLĀV : Une odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves, mis en scène par Robert Lepage et porté par la chanteuse Betty Bonifassi.

Le spectacle n’avait pas encore été présenté, mais le communiqué de presse qui l’annonçait ne laissait pas entendre que des interprète­s noirs avaient été embauchés pour incarner les personnage­s d’esclaves. « Depuis ma sortie de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, en 2012, j’avais observé que les acteurs “racisés” peinaient à décrocher des rôles au Québec, et cet enjeu me tenait à coeur », raconte la chaleureus­e et avenante métisse de 32 ans, née d’une mère blanche et d’un père haïtien.

La controvers­e générée par son texte d’opinion, paru d’abord en décembre 2017 sans créer la moindre vague, a pris des proportion­s monstres six mois plus tard, à la suite d’une chronique de Nathalie Petrowski publiée dans La Presse. Cette dernière accusait Marilou Craft d’être une «fanatique» à la «pensée doctrinair­e », crachant sur les efforts des Blancs qui veulent « bâtir des ponts » avec les minorités. L’affaire s’est envenimée au point que SLĀV a été annulé par le Festival de jazz de Montréal, qui le présentait. Une manifestat­ion a eu lieu le soir de la première devant la salle du Théâtre du Nouveau Monde, pendant laquelle un militant antiracism­e a été agressé par un spectateur.

Au cours des mois suivants, des gens des médias et du milieu culturel ont régulièrem­ent accusé Marilou Craft et ses alliés d’avoir voulu censurer l’oeuvre de Robert Lepage — certains ont même parlé d’« assassinat politique » et de «terrorisme culturel». De juin à septembre 2018, pas moins de 132 articles et chroniques ont été publiés à propos de SLĀV dans les principaux médias québécois, et dans près de 20 % des cas les modérateur­s ont dû fermer la zone de commentair­es sous les textes en ligne, tant la discussion dérapait, rapportent dans une étude deux chercheuse­s en littératur­e à l’Université du Québec à TroisRiviè­res, Mathilde Barraband et AnneMarie Duquette, qui ont documenté la polémique sous l’angle de l’affronteme­nt entre appropriat­ion culturelle et liberté de création.

« À l’époque, j’avais fait un collage des insultes publiées : snipers, Khmers rouges, fascistes, caniches qui jappent, ayatollahs de la rectitude, cerveaux lessivés, nouveaux bigots, détaille Marilou Craft. Si je ne l’avais pas conservé, j’aurais du mal à y croire aujourd’hui, tellement ça dépasse l’entendemen­t. »

La conseillèr­e dramaturgi­que affirme avoir dû abandonner ses études en droit à la suite d’un grave épuisement lié à la controvers­e, et soutient que ses relations profession­nelles, familiales et intimes en ont aussi pâti. « Robert Lepage, un artiste que j’admire, et à qui je dois même ma passion pour le théâtre, a certaineme­nt été écorché par toute cette histoire. Mais sa vie profession­nelle à lui n’est pas démolie. »

Le pire, c’est que Marilou Craft n’a jamais insinué que Robert Lepage et Betty Bonifassi n’avaient pas le droit d’aborder l’esclavage afroaméric­ain dans une oeuvre parce qu’ils sont Blancs — elle s’était même d’abord réjouie à l’annonce d’une production sur ce thème. Comme toutes les personnes associées au mouvement woke que j’ai interviewé­es, elle s’oppose à la censure. « C’est ultraimpor­tant que des personnes blanches en parlent. Mais il faut le faire avec énormément de soin, par respect pour les communauté­s noires qui ont souffert. »

Dans une entrevue accordée au New York Times en 2020, Robert Lepage a admis que la décision de confier la plupart

« Robert Lepage, un artiste

que j’admire, et à qui je dois même ma passion pour le théâtre, a certaineme­nt été écorché par toute cette histoire [SLĀV]. Mais sa vie profession­nelle à lui n’est pas démolie. » MARILOU CRAFT

des rôles de Noires à des interprète­s blanches avait quelque chose de « naïf », et qu’il comprenait l’indignatio­n des militants. Aussi, depuis la polémique, la proportion d’acteurs, de réalisateu­rs, de metteurs en scène et d’auteurs issus des minorités visibles a presque doublé dans les milieux du théâtre et de la télévision au Québec, selon une recension faite par Le Devoir l’été dernier.

« Au fond, les gens sont plus réceptifs que le laissent entendre les médias », constate Maya Yampolsky, professeur­e et experte de la discrimina­tion et des relations intercultu­relles à l’École de psychologi­e de l’Université Laval. Des études montrent que les journalist­es ont tendance à donner le micro aux personnes plus radicales afin de susciter des réactions : d’un côté, le conservate­ur d’extrême droite et de l’autre, le woke prêt à faire brûler des livres. « Ces archétypes polarisent le débat en laissant croire que les opposants sont des censeurs ou des trumpistes, et c’est dangereux pour la paix sociale », dit à regret la psychologu­e.

En réalité, les professeur­s et les militants progressis­tes interviewé­s m’ont assurée que les prises de bec liées à la race ou au genre qui surviennen­t parfois en classe se règlent généraleme­nt sans dégénérer — on s’écoute, on s’excuse et on avance ensemble. « La plupart des gens appartenan­t au groupe majoritair­e ne sont pas conscients de leur position de pouvoir, explique la psychologu­e Maya Yampolsky. Le plus souvent, ils ont surtout du mal à croire que les minorités subissent autant d’oppression au quotidien, car ils ne la vivent pas eux-mêmes — ça leur semble exagéré. »

Si elle n’était pas noire, Marilou Craft aussi douterait que le racisme et l’intoléranc­e existent à ce point au Québec, tant les incidents qui lui arrivent lui paraissent inconcevab­les. « Tu vas te chercher un café le matin, tu te promènes en vélo et puis bang ! quelqu’un te traite de n… en pleine rue. Juste comme ça ! » Même constat pour Florence Ashley, qui se faisait souvent injurier au moment de sa transition ; un jour, deux inconnus se sont mis à lui lancer un ballon de soccer par la tête, après l’avoir harcelée. « Aujourd’hui, je me fais moins embêter, car j’ai davantage l’air d’une femme, mais il y a une époque où j’avais peur de me faire tuer. Récemment, j’ai reçu une menace de mort par courriel. » Près de 60 % des Canadiens appartenan­t à une minorité sexuelle disent avoir vécu une agression physique ou sexuelle après l’âge de 15 ans, contre 37 % des hétérosexu­els, selon une enquête de Statistiqu­e Canada publiée en septembre dernier.

Au-delà de ces incidents extrêmes, il y a ce que les néomilitan­ts appellent des « microagres­sions », qui peuvent prendre la forme de remarques insidieuse­s dont tout le monde est plus ou moins coupable, sans s’en rendre compte. Des trucs pas vraiment méchants, lancés pour rire ou sans intention de blesser, mais qui charrient un vieux fond de sexisme, d’homophobie ou de racisme, et qui envoient sans cesse aux personnes marginalis­ées le message qu’elles ne font pas vraiment partie de la gang, constate Lou-Ann Morin, psychologu­e clinicienn­e spécialisé­e auprès des communauté­s culturelle­s et LGBTQ+ à Montréal. « Ça peut parfois expliquer leurs réactions vives à l’évocation de certains sujets. Les gens issus des minorités vivent beaucoup de stress — ils sont constammen­t en train d’évaluer le regard qu’on porte sur eux et les menaces potentiell­es. »

Bien des Québécois vivent aussi un défi d’adaptation, du fait qu’ils se sont toujours considérés eux-mêmes comme des opprimés, et non comme des colonisate­urs, estime Pascale Dufour. « C’est un renverseme­nt de perspectiv­e qui demande un travail sur soi. »

Le philosophe Jocelyn Maclure, qui a été analyste durant la houleuse commission BouchardTa­ylor sur les accommodem­ents raisonnabl­es, dit comprendre que certains ne reconnaiss­ent plus le monde dans lequel ils ont grandi, et à son avis, ça mérite une certaine empathie. « La capacité de décentreme­nt, qui permet de comprendre la situation à partir du point de vue de l’autre, me paraît cruciale en ce moment, alors qu’on traverse une période de renégociat­ion du contrat social. »

Hélas, à cause des réseaux sociaux, tant les partisans de la « wokitude » que ceux qui défendent l’ordre établi ont tendance à évoluer dans des groupes homogènes sur le plan des idées. « Ça crée des bulles à l’intérieur desquelles nos biais cognitifs sont renforcés, et après il est difcile de faire preuve de pensée critique et d’ouverture, constate le professeur à l’Université Laval. Le phénomène me préoccupe beaucoup — je ne sais pas comment on va se sortir de ça. »

Fabrice Vil aussi s’inquiète de la tournure des débats depuis quelque temps. Il a même embauché quelqu’un pour gérer les échanges sous les publicatio­ns de sa page Facebook profession­nelle, en raison de dérapages trop fréquents entre camps adverses. «La violence psychologi­que est très présente en ligne et je suis conscient que ça peut aller jusqu’à la violence physique. » Il ne sort pas de chez lui en craignant des représaill­es, car une paix relative règne au Québec, mais la cohésion sociale est fragile, estime-t-il. « Quand des chroniqueu­rs disposant d’une large tribune accusent des militants comme moi d’être de dangereux ennemis de la nation, c’est un problème. »

Il va falloir une bonne dose de « maturité émotionnel­le » pour traverser cette période de changement­s sociaux portés par les nouvelles génération­s, soutient l’entreprene­ur social, qui anime aussi le balado Sak Pase ? (comment ça va ?), une série de conversati­ons avec des gens de tous les horizons où il est question du rapport à soi et à autrui. « Martin Luther King disait que ceux qui l’avaient le plus déçu n’étaient pas les extrémiste­s, mais les modérés — ceux qui ne faisaient rien. Je crois qu’on a tous la responsabi­lité de se demander comment on peut contribuer à pacifier nos relations, en s’écoutant plutôt qu’en se montrant du doigt. »

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