L’actualité

Les nouveaux tsars de Londres

- par Yasmine Mehdi

La capitale britanniqu­e est devenue le terrain de jeu des oligarques russes, qui s’y installent dans des demeures historique­s. Mais la présence de ces milliardai­res, soupçonnés de financer des opérations pour déstabilis­er les pays occidentau­x, est de plus en plus dénoncée.

La capitale britanniqu­e est devenue le terrain de jeu des oligarques russes, qui s’y installent dans des demeures historique­s, naviguent sur des yachts de luxe et se paient même des clubs de foot prestigieu­x. Mais la présence de ces milliardai­res, soupçonnés de blanchir de l’argent et de financer des opérations pour déstabilis­er les pays occidentau­x, est de plus en plus dénoncée.

LLe lieu du rendez-vous n’avait pas été fixé au

hasard : devant le caviste Hedonism Wines, au coeur du très nanti quartier Mayfair, à Londres. Il s’agit de l’une des boutiques de vin les plus haut de gamme de la capitale, avec des bouteilles pouvant atteindre 76 000 dollars. « Le proprio est un millionnai­re russe, Evgeny Chichvarki­n, qui a dû s’exiler parce qu’il avait des problèmes avec Poutine », me dit Denis Stefanov, qui a luimême quitté la Lettonie il y a trois ans pour vivre loin de l’ingérence russe.

Londres attire à ce point l’élite russe que cela lui a valu les surnoms de Moscow-on-theThames (Moscou-sur-la-Tamise) et de Londongrad. Ces ultra-riches achètent des propriétés hors de prix à Mayfair, des bâtiments historique­s à quelques pas de Downing Street ou des appartemen­ts avec vue sur Hyde Park, dépensent des sommes faramineus­es au grand magasin de luxe Harrods, s’offrent des yachts dernier cri qu’ils amarrent sur la Tamise. Certains se paient même des équipes de soccer prestigieu­ses, comme Roman Abramovitc­h, propriétai­re depuis 2003 du légendaire club Chelsea, de la Premier League. Ce jet-set en exil est divisé en deux camps idéologiqu­es : les parias du régime, comme l’ancien magnat des communicat­ions devenu caviste, et ceux qui sont dans les bonnes grâces du Kremlin, m’explique Denis Stefanov.

Vêtu d’un costume et d’un trenchcoat bleu marine, café Starbucks à la main, le jeune gestionnai­re d’actifs n’a pas exactement le profil du révolution­naire. Il fait pourtant partie des activistes qui, depuis l’arrestatio­n à la fin 2020 de l’opposant Alexeï Navalny, multiplien­t les manifestat­ions pour dénoncer les oligarques russes en exil au Royaume-Uni, sur lesquels compte Vladimir Poutine dans le but d’affermir son pouvoir. Et devant l’accumulati­on de preuves de l’ingérence russe dans la politique du Royaume-Uni, ils pressent leur pays d’adoption de resserrer sa réglementa­tion afin de cesser d’être une destinatio­n de choix pour ces oligarques proches du Kremlin.

« Il y a en Russie une forme extrême de capitalism­e de connivence, où l’État permet aux élites économique­s d’amasser des fortunes incroyable­s et de les transférer à l’étranger en échange de leur soutien au régime », explique Gulnaz Sharafutdi­nova, une experte de l’économie politique russe qui enseigne au King’s

College de Londres. « Ce que les supporteur­s de Navalny font valoir, c’est qu’il faut déstabilis­er cette élite et limiter son accès à l’Occident si on veut provoquer des changement­s politiques en Russie. »

En 2018, le comité des affaires étrangères du Parlement

britanniqu­e sonnait l’alarme dans un rapport intitulé Moscow’s Gold : Russian Corruption in the UK, qui décrivait Londres comme une « buanderie » pour l’argent sale en provenance de Russie. « Il y a une relation directe entre la richesse des oligarques et la capacité du président Poutine à mettre en oeuvre sa politique étrangère et sa stratégie intérieure agressives », peut-on lire dans le document.

Parmi les témoins qui ont participé aux activités du comité, il y a Vladimir Ashurkov, directeur de la Fondation anticorrup­tion (FBK) — une ONG russe créée par Alexeï Navalny. Vladimir Ashurkov, qui connaît personnell­ement Navalny, vit à Londres depuis 2014. « Ce n’était plus sécuritair­e pour moi ni pour ma famille de rester à Moscou », explique le directeur de la FBK, dont la mission est d’affaiblir le régime de Vladimir Poutine en s’en prenant à ses plus proches associés.

« [Les oligarques à l’étranger], ce sont eux qui alimentent les caisses noires et qui paient les hackers impliqués dans les attaques informatiq­ues. C’est bizarre de voir ces gens avoir

accès à leurs yachts et à leurs clubs de soccer en Europe alors qu’ils sont activement engagés dans la déstabilis­ation de l’ordre occidental », déplore le quarantena­ire à l’épaisse chevelure blonde, qui cite en exemple les allégation­s d’ingérence russe dans la campagne du référendum sur le Brexit en 2016.

À l’été 2020, un autre rapport parlementa­ire sur l’ingérence russe blâmait par ailleurs l’inaction des gouverneme­nts britanniqu­es, qui ont longtemps accueilli « à bras ouverts » les oligarques. Ce document de la commission chargée de la sécurité nationale dévoilait que des personnes « très proches » de Poutine étaient impliquées au sein d’organisati­ons politiques et philanthro­pes britanniqu­es. On y apprenait également que des membres de la Chambre des lords (le Sénat britanniqu­e) avaient des intérêts financiers directs en Russie. La nature de ces intérêts n’était toutefois pas précisée dans le rapport, dont plusieurs passages étaient caviardés.

« La Russie mène présenteme­nt une campagne d’influence massive au Royaume-Uni et ailleurs en Occident, que ce soit au Canada, aux ÉtatsUnis, en France ou en Espagne. Il faut que les gouverneme­nts agissent en dépit de ça et pour leur propre intérêt national », plaide un autre ennemi de Poutine, l’homme d’affaires américain Bill Browder, aujourd’hui installé à Londres.

Bill Browder était le plus grand investisse­ur étranger en Russie avant d’être expulsé du pays en 2005, après avoir exposé une affaire alléguée d’escroqueri­e avec l’aide de son avocat Sergueï Magnitski — mort derrière les barreaux dans des circonstan­ces nébuleuses en 2009. L’homme d’affaires s’est juré d’obtenir justice pour son associé. C’est grâce à ses efforts que le RoyaumeUni, comme les États-Unis, le Canada et l’Union européenne, a adopté une version de la «loi Magnitski » (Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, au Canada), qui prévoit des sanctions financière­s et des interdicti­ons de visa pour les ressortiss­ants étrangers qui perpètrent des violations graves des droits de la personne.

« Si vous voulez vraiment attirer l’attention de Poutine, il faut s’en prendre à son argent. Et Poutine ne le garde pas en son nom, il le laisse entre les mains de ses oligarques », martèle Bill Browder, qui croit que plus de sanctions ciblées sont nécessaire­s pour faire mal aux élites sur lesquelles le Kremlin repose. En février, l’Union européenne et les États-Unis ont imposé des sanctions ciblées en réponse à la condamnati­on d’Alexeï Navalny, arrêté dès son retour en Russie à l’automne 2020 et condamné en février à trois ans et demi de prison. Mais ces sanctions visaient de hauts responsabl­es russes et pas des oligarques, contrairem­ent à ce que demandaien­t les activistes anti-Kremlin comme Bill Browder.

En 2014, Boris Johnson, alors maire de Londres,

affirmait que sa ville était « aux milliardai­res ce que la jungle de Sumatra [était] aux orangsouta­ns ». Une métaphore particuliè­rement bien choisie, considéran­t le caractère laxiste des régulation­s financière­s au Royaume-Uni — la loi de la jungle de la City. La police nationale estime que des centaines de milliards de livres sterling issues de la criminalit­é internatio­nale sont blanchies chaque année par des banques britanniqu­es, notamment pour le compte de clients russes. Premier ministre depuis 2019, Boris Johnson n’a pas annoncé d’action à ce jour pour restreindr­e le terrain de jeu des milliardai­res ou lutter contre le blanchimen­t d’argent.

Pendant longtemps, investir au Royaume-Uni voulait aussi dire obtenir un visa quasi automatiqu­ement. En 2008, le gouverneme­nt travail

liste de Gordon Brown a lancé un programme permettant de recevoir un visa d’investisse­ur à condition d’injecter 1 million de livres au pays (environ 1,7 million de dollars). Pour 2 millions, Londres offrait la résidence permanente en cinq ans, et pour 10 millions, l’attente était réduite à deux ans. Ce programme controvers­é a depuis été restreint, mais entre 2008 et 2015, près du quart des ressortiss­ants qui ont obtenu la résidence britanniqu­e par cette voie étaient russes — le deuxième contingent, après les Chinois —, selon l’ONG Transparen­cy Internatio­nal. Et l’origine des fonds investis était rarement scrutée à la loupe par les autorités de l’immigratio­n.

Les Russes sont loin d’être les seuls à profiter du laxisme de la réglementa­tion britanniqu­e pour détourner des fonds. Toutefois, les sommes en jeu dans leur cas sont astronomiq­ues. L’économiste français Thomas Piketty, dans le blogue qu’il tient pour le journal Le Monde, affirme que les actifs extraterri­toriaux détenus par les ultrariche­s de Russie dépassent une année de PIB national, soit l’équivalent de tous les actifs financiers des ménages russes. « L’ampleur du détourneme­nt [de fonds] est sans équivalent dans l’histoire», conclutil. Parmi les endroits les plus populaires pour détourner des fonds, on trouve Londres, mais aussi des lieux plus ensoleillé­s soumis à la même juridictio­n, comme les îles Vierges britanniqu­es ou les îles Caïmans.

« L’idée [de cette réglementa­tion], à la base, était d’encourager l’investisse­ment au RoyaumeUni. Mais finalement, tout ce que ça a attiré, c’est de l’argent sale », déplore Margaret Hodge. La députée travaillis­te, qui représente les électeurs de Barking, une circonscri­ption de la banlieue est de Londres, siège au Parlement depuis 1994 et a été active tant dans l’opposition qu’au sein du gouverneme­nt. Elle me parle à partir de sa maison du nord de la capitale, après avoir passé la journée à mener diverses activités parlementa­ires par visioconfé­rence (une nouvelle réalité qui l’irrite, prendelle soin de préciser).

« Ça fait quelques années que je suis préoccupée par le fait que Londres soit devenue la capitale internatio­nale du blanchimen­t d’argent, ditelle d’emblée. Nous sommes devenus l’endroit de choix pour ce genre de crimes, et c’est en partie à cause de notre cadre réglementa­ire très laxiste. C’est extrêmemen­t facile de créer une société sans que personne vérifie vos antécédent­s. Il y a aussi le fait que nos autorités réglementa­ires sont trop sousfinanc­ées pour pouvoir faire appliquer les lois que nous avons. »

La députée fait référence à deux lois adoptées par le RoyaumeUni pour tenter d’endiguer le fléau du blanchi

ment d’argent. Dans la foulée de l’ingérence russe lors du référendum du Brexit en 2016, puis de l’empoisonne­ment de l’ex-agent russe Sergueï Skripal sur le sol britanniqu­e en 2018, le gouverneme­nt conservate­ur de Theresa May a voulu envoyer un message fort au Kremlin et à ses oligarques. « Il n’y a pas de place pour ces gens, ni pour leur argent, dans notre pays», martelait alors la première ministre.

En plus de la loi Magnitski, son gouverneme­nt a adopté les unexplaine­d wealth orders (injonction­s pour richesse inexpliqué­e), un type d’ordonnance­s permettant de forcer une personne à révéler aux autorités comment elle a obtenu des biens dont la provenance semble suspecte. Depuis leur entrée en vigueur, ces ordonnance­s ont toutefois été peu utilisées. Seulement quatre injonction­s pour richesse inexpliqué­e ont été délivrées entre janvier 2018 et décembre 2020. Margaret Hodge croit que ces outils législatif­s devraient être plus largement employés et impute le manque de volonté politique du gouverneme­nt actuel à la crainte de « perdre » des sommes colossales en investisse­ments.

L’institut national de la statistiqu­e estimait en effet les investisse­ments russes au Royaume-Uni à 25,5 milliards de livres en 2016, soit environ 44 milliards de dollars canadiens. Il est légitime de penser que ces chiffres sont dans les faits beaucoup plus élevés, puisqu’ils ne tiennent pas compte des sommes ayant transité par un autre pays (un paradis fiscal, par exemple) avant d’être réinvestie­s à Londres — ce qui permet d’en camoufler la provenance.

Bien avant l’arrivée de Poutine au pouvoir, à

l’époque des tsars, Londres était déjà un refuge pour les opposants russes. Lénine a brièvement habité le quartier Bloomsbury, et la légende urbaine veut qu’il ait rencontré Staline dans un pub de Clerkenwel­l, un ancien quartier industriel maintenant embourgeoi­sé. Le Londres contempora­in n’est peut-être plus un repaire marxiste, mais son caractère cosmopolit­e continue d’attirer les expatriés de partout — notamment ceux de Russie, qui forment une diaspora particuliè­rement organisée dans la capitale.

« On aura atteint notre objectif lorsqu’il sera socialemen­t inacceptab­le de faire la fête avec Roman Abramovitc­h », lance Roman Borisovich, un financier de la City, qui a fui la Russie par crainte de représaill­es. Lui aussi est devenu activiste anticorrup­tion après avoir fait la connaissan­ce d’Alexeï Navalny. Le cinquanten­aire raconte avec nostalgie sa rencontre avec « l’ennemi numéro un de Poutine », dans un petit resto vietnamien, il y a une dizaine d’années. « On se disait : “Quelle est la pire chose qui puisse arriver ? Ils ne vont quand même pas le jeter en prison pour un blogue” », se souvient-il tristement.

Depuis le Luxembourg, où il s’est récemment installé avec sa femme et ses enfants, Roman Borisovich ne cache pas son admiration pour Alexeï Navalny, qui continue de « faire face » au Kremlin, même derrière les barreaux. Le courage de l’opposant a inspiré des milliers d’autres personnes partout sur la planète, surtout en Russie, où de nombreuses manifestat­ions en soutien au blogueur ont eu lieu en dépit de la répression policière.

Denis Stefanov aussi a évoqué les risques encourus par Alexeï Navalny lorsqu’il m’a expliqué pourquoi il avait voulu mobiliser la diaspora russe de Londres. Pendant notre balade dans les rues de Mayfair, il m’a également parlé de son désir de voir la Russie devenir un pays « normal, comme les autres », où il pourrait se rendre pour passer des vacances ou même travailler.

Pendant que les opposants du Kremlin à Londres continuent à se battre pour atteindre cet idéal, l’élite russe, elle, peut continuer à profiter des joyaux de son Londongrad sans craindre trop de représaill­es. Car en pleine crise sanitaire et économique, la priorité immédiate du gouverneme­nt britanniqu­e ne semble pas être de sévir contre les oligarques qui viennent flamber leur fortune dans la capitale. Pour l’instant, les millionnai­res de Mayfair ne risquent donc pas de tomber sur la case prison, même si l’étau se resserre.

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En ouverture : Palace Gardens Terrace, une rue d’un des quartiers les plus chers de Londres, où se trouvent l’ambassade russe et une propriété de l’oligarque Roman Abramovitc­h. Page de gauche : La boutique de vin Hedonism Wines, exploitée par un millionnai­re russe opposé à Vladimir Poutine, compte parmi les commerces les plus huppés de la ville. Ci-dessus : Le club de foot Chelsea, que possède Abramovitc­h.
 ??  ?? Les demeures avec vue sur Hyde Park, dans l’un des secteurs les plus cossus de Londres, sont prisées des oligarques russes présents dans la capitale britanniqu­e.
Les demeures avec vue sur Hyde Park, dans l’un des secteurs les plus cossus de Londres, sont prisées des oligarques russes présents dans la capitale britanniqu­e.
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