L’actualité

Le mot de la rédactrice en chef

- CLAUDINE ST-GERMAIN

J’ai replongé ce printemps dans Maryse, de Francine Noël, un roman qui a marqué ma vingtaine. Dans cette oeuvre majeure de la littératur­e québécoise parue en 1983, on suit l’entrée dans l’âge adulte d’un groupe d’amis au tournant des années 1970. Ça discute fort de patriarcat, de lutte des classes, d’intégratio­n des immigrants…

J’avais déjà le sentiment que ce livre résonnait avec l’époque actuelle quand je suis tombée sur ce passage où le personnage de François Ladouceur, jeune professeur à la toute nouvelle UQAM, hésite à publier ses écrits, moins avantgardi­stes que ceux de ses collègues : « Que dirait la gauche, visàvis laquelle il se sentait de plus en plus critique ? […] Il craignait le jugement de certains : s’il affichait autre chose que leur orthodoxie, ils l’accuseraie­nt d’être réactionna­ire. Or, le mot “réactionna­ire” déplaisait énormément à François. À l’époque, il y avait encore de belles catégories pour classer les gens, des divisions bien nettes entre le mal absolu et le bien, on avait des idéaux lointains, purs, exemplaire­s. »

J’ai interrompu ma lecture quelques instants pour méditer ce passage : ainsi, les baby-boomers qui ont inauguré mon alma mater étaient des wokes.

Depuis des semaines, je discutais fréquemmen­t avec ma collègue journalist­e MarieHélèn­e Proulx, qui avait le mandat d’écrire sur l’un des mouvements les plus polarisant­s de ce début de siècle. Le sujet étant explosif, même d’éminents spécialist­es des changement­s sociaux préféraien­t ne pas lui accorder d’entrevue. Une énième controvers­e faisait alors rage, celle où des étudiants avaient refusé de lire un roman contenant le « mot en n ». J’ai entendu l’expression « cancer qui gruge notre société » pour qualifier la mouvance. Rien de moins !

Après avoir terminé Maryse, je ne pouvais m’empêcher de faire le parallèle entre les soixantehu­itards et les jeunes activistes qui militent aujourd’hui pour qu’on fasse plus de place aux minorités culturelle­s, religieuse­s ou de genre. Même idéalisme, même envie de brasser l’ordre établi, même intensité qui mène parfois à des excès.

Parce que oui, évidemment, certaines revendicat­ions des néoprogres­sistes font sourciller ou suscitent le réflexe de se braquer. Mais la tendance à aller trop loin, c’est le propre de ceux qui cherchent à tirer la société par en avant. Si on regarde derrière nous, on peut constater qu’on a dépassé plusieurs de ces « trop loin » d’hier. Séparation de l’État et de l’Église, accès à la contracept­ion et à l’avortement, reconnaiss­ance des mariages gais, légalisati­on de la consommati­on de cannabis, loi sur le droit à mourir dans la dignité : au Québec seulement, les exemples d’idées passées de l’hérésie à l’acceptatio­n sociale abondent. Toutes les revendicat­ions de l’histoire ne sont pas devenues réalité, mais qu’estce qui nous dit que ce qui paraît exagéré aujourd’hui ne sera pas considéré comme banal dans 20, 30 ans ?

En d’autres mots, qu’estce qui permet à certains de croire et de clamer que ceux qu’ils traitent de wokes ont tout faux ?

Je ne prétends pas qu’il faut donner un chèque en blanc aux néoprogres­sistes. Ontils raison d’exiger d’être désignés par un pronom différent, de réclamer le définancem­ent des services policiers, de contester la loi sur la laïcité ? Cette page ne serait pas assez longue pour aborder toutes ces questions avec les nuances nécessaire­s, et là n’est pas mon propos. Ce que je dis : arrêtons de les accuser de tous les maux et prenons la peine de les écouter. On pourrait être surpris de constater qu’audelà des guerres de mots, il y a des notions sur lesquelles on peut s’entendre. Comme l’envie commune de rendre notre monde plus beau, et plus juste.

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