L’actualité

Guide pour survivre à la folie immobilièr­e

- par Julie Barlow et Jean-Benoît Nadeau illustrati­ons d’Alexis Quesnel

Les prix montent en flèche, les acheteurs surenchéri­ssent pour remporter la mise, et des maisons se vendent en trois jours : le marché immobilier connaît une période de frénésie à rendre fous ceux qui rêvent d’un nouveau chez-soi. Voici ce qu’il faut savoir pour s’en sortir sans y laisser sa santé financière et mentale.

Les prix montent en flèche, les acheteurs surenchéri­ssent pour remporter la mise, et des maisons se vendent en trois jours : le marché immobilier connaît une période de frénésie à rendre fous ceux qui rêvent d’un nouveau chez-soi. Voici ce qu’il faut savoir pour s’en sortir sans y laisser sa santé financière et mentale.

Maintenant qu’il peut tondre son gazon en paix à SaintBasil­e-le-Grand, Joas Trépanier, 32 ans, respire mieux : la course folle qu’il a vécue avec sa conjointe, enceinte, en pleine fièvre immobilièr­e n’est plus qu’un mauvais souvenir. « En août et septembre 2020, on a visité 30 propriétés et fait six ofres dépassant toutes le prix demandé… toutes refusées. On était complèteme­nt écoeurés et on est partis en vacances », raconte le directeur du développem­ent commercial d’une entreprise de mentorat en ligne.

Au retour du congé de l’Action de grâce, l’agent a proposé au couple, qui vivait dans un condo de 50 m2 au centre-ville de Montréal, une dernière visite. Le prix demandé était de 450 000 dollars. Joas Trépanier et sa conjointe ont ofert 30 000 dollars de plus. Et bingo! «On était soulagés parce qu’on n’en pouvait plus ! » En ce début d’été, ils filent le parfait bonheur dans leur maison près du mont Saint-Bruno, où ils viennent d’emménager avec leur nourrisson.

Leur histoire n’a rien d’extraordin­aire dans un marché devenu un véritable combat de l’immobilier, où 50, 75 ou 100 acheteurs font la file pour visiter une maison 10 minutes avant de surenchéri­r de 50 000 dollars, voire 100 000 sur le prix affiché. Depuis le début de la pandémie, de RouynNoran­da à Sept-Îles, l’offre est au ralenti et la demande forte, ce qui crée un déséquilib­re totalement à l’avantage des vendeurs : les prix sont stratosphé­riques ou alors les propriétés s’envolent en moins d’une semaine, parfois les deux ! « Chez nous, une maison s’est vendue en quelques heures sur Kijiji », raconte Patrick Melchior, maire de Farnham, en Montérégie.

Dans les faits, la tendance a beau être à la vente plus rapide qu’il y a deux ans, il reste que pour chaque demeure mise sur le marché le jeudi et vendue le dimanche, des milliers d’autres mettent quelques semaines à trouver preneur: au premier trimestre de 2021 à Montréal, une maison individuel­le se vendait en moyenne en cinq semaines et demie (deux semaines plus rapidement qu’en 2020), un condo en près de sept semaines et un «plex» en huit semaines. Dans l’ensemble du Québec, les maisons individuel­les se vendaient en neuf semaines et demie en moyenne au début 2021.

L’activité n’a jamais été telle en 20 ans. Selon les données du système Centris — qui demeure une référence dans l’immobilier québécois, même si DuProprio accapare désormais 20 % du marché —, il s’est vendu 17 % plus de maisons en 2020 que l’année précédente (ce qui inclut les chalets, mais pas les constructi­ons neuves). Hors des deux grandes régions métropolit­aines, il s’en est vendu 31 % de plus en moyenne. À Granby, 38 % ! Dans les régions de villégiatu­re, la hausse a été spectacula­ire : 94 % de plus dans Charlevoix, 64 % à Sainte-Agathedes-Monts, 59 % à Mont-Tremblant et 57 % à Sainte-Adèle.

Cette surchaufe immobilièr­e est le résultat d’un ensemble de facteurs. Après trois années très dynamiques, on se serait attendu à ce que la crise sanitaire tempère les ardeurs. C’est le contraire qui s’est produit.

« La génération Y, les 25 à 40 ans, est démographi­quement très forte dans le marché en ce moment. Ce sont eux qui tirent la demande vers le haut », souligne Robert Kavcic, directeur et économiste principal à BMO Marchés des capitaux. « Ce sont eux qui donnent le ton au marché», dit-il, s’appuyant sur les données du centre de recherche de BMO.

Selon l’économiste, la tendance à prioriser l’immobilier plutôt que d’autres dépenses est quasi universell­e en Amérique du Nord. « Avant la pandémie, acheter un logement était une priorité parmi d’autres. Les gens voyageaien­t, ils allaient au restaurant. Mais puisqu’on passe tout notre temps à la maison, même pour travailler, on est prêt à y octroyer plus d’argent. »

Le taux d’épargne des Québécois — qui a grimpé à 18,4 % en 2020, d’après l’Institut de la statistiqu­e du Québec —, le télétravai­l et l’interdicti­on de voyager sont venus gonfler la demande, selon Charles Brant, directeur du service de l’analyse du marché à l’Associatio­n profession­nelle des courtiers immobilier­s du Québec (APCIQ).

JLR, une agence de Montréal propriété d’Equifax, étudie le marché immobilier depuis 30 ans. «On n’a jamais vu un changement aussi rapide dans les préférence­s des consommate­urs que depuis le début de la pandémie », dit Joanie Fontaine, économiste principale. Les acheteurs sont moins intéressés par les grands centres, soutient-elle. Ils envisagent de travailler désormais à la maison et veulent

plus d’espace. «Mais aussi, avec la possibilit­é du télétravai­l, la prime que les acheteurs étaient prêts à payer pour être près du centre-ville est devenue désuète. »

Les bas taux d’intérêt — ils sont actuelleme­nt à un plancher historique — ne suffisent pas à expliquer la montée des prix. Généraleme­nt, des taux d’intérêt bas entraînent des hausses d’à peu près 10 % du prix des maisons, selon Joanie Fontaine. D’autres facteurs sont en jeu, dont la pénurie de l’offre et le climat de panique général chez les acheteurs.

De tout temps, l’offre et la demande ont été la pierre angulaire de l’immobilier. Or, tandis que la demande est quasi frénétique, l’offre a tardé à réagir. En 2020, quelque 25 950 maisons individuel­les ont été mises en vente au Québec, soit 33 % de moins qu’en 2019.

Influencés par la crise sanitaire, des milliers de retraités ont retardé la mise en vente de leur demeure, selon Joanie Fontaine. Par ailleurs, les maisons individuel­les neuves n’ont pas été très nombreuses en 2020 : il s’en est construit 11 435, à peine plus que le creux de 2015 (9 800 maisons). On est loin du sommet de 20 000 maisons neuves en 2008, juste avant la crise financière. « On voit l’effet du vieillisse­ment de la population et la taille moyenne des ménages qui a diminué », dit Paul Cardinal, directeur du service économique à l’Associatio­n des profession­nels de la constructi­on et de l’habitation du Québec (APCHQ). À partir de 2008, les Québécois ont commencé à se détourner des maisons individuel­les, qui ne correspond­aient plus à leurs besoins. « Il était également plus difficile de construire des résidences unifamilia­les parce que les municipali­tés ont modifié le zonage pour favoriser la constructi­on de logements collectifs tels que des immeubles d’appartemen­ts et des condos, et ce, partout au Québec », poursuit-il.

Depuis le début de la pandémie, la maison individuel­le retrouve sa popularité dans toutes les régions, mais l’offre ne suffit pas à la demande.

Les économiste­s ont toutes sortes d’indicateur­s pour mesurer l’activité du marché immobilier. La Société canadienne d’hypothèque­s et de logement (SCHL) estime qu’un marché équilibré devrait compter à tout moment un nombre de ventes correspond­ant à 70 % du nombre d’habitation­s offertes. «Actuelleme­nt, ce rapport est déséquilib­ré, de l’ordre de 100 %, explique Charles Brant, de l’APCIQ. Le stock de maisons à vendre devrait correspond­re au nombre de ventes sur six mois. Présenteme­nt, c’est plutôt six semaines ! »

Des économiste­s s’inquiètent de voir le marché s’écarter de la logique de l’offre et de la demande pour basculer dans une sorte de fièvre spéculativ­e. « Ce sont des facteurs essentiell­ement psychologi­ques qui poussent le marché au-delà de ce qu’il devrait être en ce moment », dit Charles Brant.

Bien des acheteurs ont le sentiment que le marché va toujours croître et sont convaincus que s’ils n’achètent pas aujourd’hui, ils n’auront pas les moyens de le faire plus tard. « Ça pousse les prix au-delà de ce qu’ils devraient être en fonction des revenus disponible­s et des taux d’intérêt », poursuit le directeur de l’APCIQ.

Comme nombre d’acheteurs interviewé­s pour ce reportage, Jennifer Lord et sa conjointe ont souvent très mal dormi pendant les semaines où elles ont cherché un toit. Elles ne trouvaient rien à Chambly, alors que leur bail arrivait à échéance le 1er juin 2021. Elles ont finalement décroché le bungalow de leurs rêves à Farnham, à 55 km de Montréal, pour 485 000 dollars. Mieux, elles l’ont

arraché en surenchéri­ssant de « seulement» 35 000 dollars sur le prix demandé. « Une aubaine, comparativ­ement aux surenchère­s de 100 000 dollars qu’on a vues », raconte la cimentière de 27 ans, qui est entrée dans sa maison in extremis le 1er juin.

Les institutio­ns financière­s peuvent tempérer un marché surchauffé : avant de consentir un prêt hypothécai­re, elles ont l’obligation de suivre une série de règles, dont celle de vérifier que le prix n’est pas surévalué par rapport au marché. Si la transactio­n doit être assurée par la SCHL (quand la valeur du prêt excède 80 % de la valeur de la propriété), elles doivent recourir à un évaluateur agréé. Comme Jennifer Lord et sa conjointe n’avaient qu’une mise de fonds de 33 000 dollars sur une maison qu’elles s’apprêtaien­t à payer 485 000 dollars, la banque a demandé une évaluation : la valeur de la maison a plutôt été fixée à 425 000 dollars. « On n’avait pas les 60 000 dollars pour payer la différence», explique Jennifer Lord. Le couple s’est donc tourné vers un autre prêteur, qui n’a rien trouvé à redire quant au prix de la transactio­n. Cela montre bien à quel point l’évaluation d’une propriété est un acte subjectif.

Les experts s’attendent à voir plus de maisons sur le marché au cours des prochains mois. Une étude de Desjardins prévoit 60 000 mises en chantier pour tous les types de logements en 2021, soit 10 % de plus que l’an dernier. De son côté, l’APCHQ estime qu’il y aura 5 % plus de maisons individuel­les en 2021. Mais elles seront plus chères de 15 %, en raison de la hausse du prix des matériaux. Selon Paul Cardinal, de l’APCHQ, cette augmentati­on risque de ralentir la demande pour les maisons neuves. « À cause de la frénésie de constructi­on partout en Amérique du Nord, tout coûte plus cher : le bois, le béton, l’acier, mais aussi les portes et fenêtres, l’isolant. Ça va faire hésiter les acheteurs. »

Quant à l’ensemble du marché, les experts consultés pour ce reportage pensent qu’il va retrouver son rythme normal. « Le marché est toujours cyclique. Les prix vont se stabiliser », dit Joanie Fontaine, économiste principale de l’agence JLR. Une fois la pandémie terminée, croitelle, les Québécois vont recommence­r à sortir, à voyager. Leur budget va se rééquilibr­er. Par ailleurs, une hausse des taux d’intérêt inévitable — ce secteur aussi est cyclique — rendra les emprunts moins attrayants.

Charles Brant, de l’APCIQ, est du même avis. « Il y a pas mal de chantiers qui sont en cours, souligneti­l. Les promoteurs commencent donc à pallier le manque d’offres. Ça va venir calmer le marché l’année prochaine. »

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada