L’actualité

Sortir grandis de la pandémie

- par Jocelyn Coulon

Plus de temps en famille, accès facilité aux soins de santé, villes recentrées sur leurs habitants, rôle de l’État revalorisé : selon Fareed Zakaria, spécialist­e de la politique internatio­nale et journalist­e-vedette aux États-Unis, le monde postpandém­ie sera meilleur à bien des égards. Entretien avec un penseur résolument optimiste.

Plus de temps en famille, accès facilité aux soins de santé, villes recentrées sur leurs habitants, rôle de l’État revalorisé : selon Fareed Zakaria, spécialist­e de la politique internatio­nale et journalist­e-vedette aux États-Unis, le monde postpandém­ie sera meilleur à bien des égards. Entretien avec un penseur résolument optimiste.

L’idée que cet événement historique qu’est la pandémie de COVID‑19 allait changer le monde a souvent été évoquée depuis un an. Mais peu de gens ont présenté des arguments aussi convaincan­ts que ceux du spécialist­e de la politique internatio­nale Fareed Zakaria. Dans son récent livre Retour vers le futur (Éditions Saint‑Simon), le journalist­e de CNN défend sa thèse selon laquelle il y aura un avant et un après pandémie : l’État, le travail, la ville, la mondialisa­tion et d’autres domaines de l’activité humaine n’échapperon­t pas aux bouleverse­ments actuels. Fareed Zakaria, né en Inde en 1964, est une vedette médiatique aux États‑Unis, où sa famille a émigré lorsqu’il était jeune. Diplômé des université­s Yale et Harvard en relations internatio­nales, il a connu une ascension fulgurante dans ce domaine en devenant à 28 ans directeur du plus prestigieu­x magazine de politique étrangère au monde, Foreign Affairs. Éditoriali­ste à Newsweek de 2000 à 2010, puis au Time de 2010 à 2014, il tient aussi une chronique dans le Washington Post depuis 11 ans. En 2008, il a fait son entrée à CNN et y anime depuis Fareed Zakaria GPS (pour Global Public Square), une émission hebdomadai­re qui attire quelque 200 millions de téléspecta­teurs de partout sur la planète. L’actualité l’a joint à son domicile de New York.

Le monde de l’après-COVID va se reconstrui­re autour de l’État, du travail et des villes, dites-vous. Pourquoi ?

Au début, particuliè­rement aux ÉtatsUnis, la pandémie a été une crise de santé publique — et le secteur public américain n’a pas su relever ce défi. Il n’a pas été aidé par le président Donald Trump. Ailleurs, comme en Europe, les réactions ont été plus discipliné­es. Après plusieurs semaines où tout le monde cherchait ses repères, une chose formidable est arrivée: l’État s’est ressaisi. Il a assumé ses responsabi­lités, celles qui lui avaient souvent incombé par le passé avant que le secteur privé prenne le relais. Il a mobilisé des ressources humaines et financière­s comme seul lui peut le faire. N’oublions pas le rôle essentiel qu’ont joué les gouverneme­nts lorsqu’il s’est agi de payer les vaccins et de les distribuer. Ils ont aussi contribué à stabiliser des économies au bord du gouffre en y injectant des centaines de milliards de dollars. Au Canada et en Allemagne, le gouverneme­nt a même pris en charge les salaires de millions de personnes. C’est sans précédent.

Notre rapport à l’État est donc en train de changer ?

La pandémie accélère une tendance apparue lors de la crise financière de 2008. Au cours des dernières décennies, de nombreux gouverneme­nts inspirés par la révolution conservatr­ice de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan ont considérab­lement réduit l’interventi­on de l’État dans divers secteurs d’activité. Or, deux événements mondiaux viennent remettre en question ce modèle: la crise de 2008 et le coronaviru­s. L’État devient central dans la régulation de l’économie, le soutien aux population­s et aux entreprise­s ainsi que la revitalisa­tion des services publics. Il retrouve des couleurs, et même les administra­tions conservatr­ices utilisent tous ses leviers pour affronter les crises. Si la taille de l’État compte dans ces moments-là, les crises récentes révèlent que c’est aussi la «qualité» du gouverneme­nt qui importe, et cela se vérifiera dans l’avenir.

Que voulez-vous dire ?

Prenons les pays qui ont réagi très tôt à la pandémie, qui ont largement dépisté la COVID et qui ont ralenti sa propagatio­n. En Asie, on pense à la Corée du Sud, à Taïwan et à Singapour, trois pays où l’ampleur de l’État n’est pas démesurée. En Occident, on peut citer l’Allemagne, le Danemark, la Finlande et le Canada, où, au contraire, l’État joue un rôle considérab­le sur presque tous les plans. Quels sont leurs points communs? Quelle que soit la taille de l’État dans ces pays, on croit en l’indépendan­ce des organismes officiels, on donne de l’autonomie et du pouvoir aux technocrat­es, et on veille à ce que le système fonctionne efficaceme­nt. Aux États-Unis, c’est différent. La tradition antiétatiq­ue est profondéme­nt ancrée dans les mentalités. Chacun fait ce

qu’il veut. D’où l’incroyable désordre dans lequel nous avons été plongés durant les premiers mois de la lutte contre la pandémie.

Vous consacrez plusieurs pages aux changement­s dans la nature même du travail. Un nouveau monde est en train de naître, écrivez-vous. De quelle manière ?

L’intelligen­ce artificiel­le avait déjà commencé à révolution­ner le monde du travail. Lorsque la COVID a fait son entrée, elle a supprimé le dernier obstacle à un avenir numérique : les attitudes humaines. Beaucoup de gens étaient prisonnier­s de leurs vieilles habitudes. Certains répugnaien­t toujours à utiliser leur carte bancaire sur Internet. D’autres n’auraient jamais songé à suivre un cours en ligne. Bien d’autres encore n’auraient jamais accepté un rendez-vous médical sous forme de discussion vidéo. Les studios hollywoodi­ens n’auraient jamais imaginé de lancer un film à gros budget par l’intermédia­ire d’un service de diffusion en continu. La pandémie et le confinemen­t ont imposé des changement­s de comporteme­nts, non seulement de la part des gens, mais aussi des entreprise­s. Des barrières ont été franchies. Il est peu probable que nous revenions en arrière.

Que va-t-il se passer ?

Le travail au bureau est dérivé du modèle de l’usine du XXe siècle. Tout le monde arrive et part en même temps, du lundi au vendredi. Mais dans une économie moderne, orientée vers les services, comme en ont aujourd’hui la plupart des pays développés, les gens exercent leur métier bien différemme­nt. Leur collaborat­ion suppose un travail d’équipe intellectu­el et non physique, qui peut se dérouler par courriels, par discussion­s de groupe et par vidéoconfé­rences. La pandémie va accentuer cette tendance.

Mais que faites-vous des relations entre collègues, de la nécessité d’interagir ?

Loin de dévaluer les liens personnels ou les interactio­ns imprévisib­les, la nouvelle façon de travailler leur conférera d’autant plus de valeur qu’ils seront plus rares. Mais une relation encore plus importante va s’établir ou se rétablir : celle entre les membres d’une famille. Au cours des deux derniers siècles, avec l’essor de l’usine et du bureau, la vie familiale et la vie profession­nelle ont pris des voies nettement séparées. Quand vous aviez un emploi, vous abandonnie­z chaque matin votre univers domestique en partant pour un tout autre monde, celui du travail. Vos collègues ne voyaient qu’une facette de votre personnali­té, votre famille en voyait une autre. Dans l’après-pandémie, nous trouverons peut-être le moyen de faire fusionner ces facettes et de permettre aux deux groupes de nous voir tout entiers.

Est-ce qu’on ne retourne pas en arrière ?

En un sens, oui, mais ce n’est pas négatif. Le modèle en train de naître pourrait relier le travail plus étroitemen­t à la vie du foyer, comme il l’a longtemps été. L’agriculteu­r vivait sur les terres qu’il cultivait, l’artisan travaillai­t près de sa maison et le marchand avait sa boutique au rez-de-chaussée de son domicile. Le personnel et le profession­nel s’entrelaçai­ent; les enfants voyaient leurs parents non seulement dans leur rôle de membres de la famille, mais aussi de travailleu­rs.

Le monde du travail en général bénéficier­a particuliè­rement de nouvelles façons de faire en santé, dites-vous. Comment ?

Les patients n’ont plus à se rendre au cabinet du médecin, à attendre, puis à rentrer chez eux uniquement pour un examen de routine ou pour obtenir une ordonnance. Beaucoup de symptômes peuvent être décrits par téléphone ou présentés par un appel vidéo. La technologi­e existe depuis un certain temps, les obstacles étaient simplement humains et organisati­onnels. Les patients et les médecins ne voulaient pas de consultati­ons sur Internet. La COVID change tout cela. Faute d’autres options, les patients ont accepté des consultati­ons vidéos plutôt que rien, puis ils se sont aperçus que c’était très commode. On s’est beaucoup focalisé sur le tri imposé aux hôpitaux face à une arrivée massive de gens infectés. Mais le véritable tri s’est fait quand la vidéo a permis aux médecins de gérer en ligne beaucoup de problèmes moins importants, ce qui a dégagé du temps, des ressources et du personnel pour traiter les cas plus graves, qu’ils soient liés à la COVID ou non. Cette façon de travailler va demeurer.

Et ça va provoquer des résistance­s. De qui ?

La pandémie réorienter­a la médecine du traitement vers la prévention des maladies, ce qui est un moyen bien plus efficace de nous maintenir tous en bonne santé. Hélas, il y a un obstacle de taille, particuliè­rement aux États-Unis: la prévention rapporte beaucoup moins que les traitement­s et les soins. Par conséquent, les expérience­s relativeme­nt à un nouveau modèle préventif fonctionne­ront sans doute mieux dans les pays dotés d’un système de santé géré par le gouverneme­nt, comme le Canada ou la France. Aux États-Unis, là où le secteur privé domine, les médecins et les hôpitaux ne seront guère enclins à adopter cette approche.

Le modèle en train de naître pourrait relier le travail plus étroitemen­t à la vie du foyer, comme il l’a longtemps été.

Vous écrivez que la COVID risque de détruire des emplois, ce qui devrait provoquer une réflexion sur la création d’une forme de revenu universel. S’en va-t-on vers un chômage de masse ?

Pas nécessaire­ment, mais la pandémie favorise l’automation du travail et la multiplica­tion des robots. Le fait qu’il y ait davantage d’automates à davantage de postes minimise les risques d’infection et permet de sauvegarde­r la productivi­té en temps de crise. S’il y a moins de travailleu­rs, il faut penser à l’avenir du travail. La COVID oblige les pays à expériment­er une certaine forme de revenu universel de base. Pendant la pandémie, des gouverneme­nts, dont celui du Canada, ont conclu que, sans que ce soit leur faute, les gens ne pouvaient plus gagner leur vie et méritaient donc d’être payés à ne rien faire.

La ville, où se trouvent concentrés les emplois, est ébranlée. Son centre est déserté, plusieurs milliers de ses habitants fuient. A-t-elle un avenir ?

Les grandes villes auront toujours un avenir. Elles offrent du travail, un cadre de vie, des distractio­ns, une diversité culturelle et humaine, un sentiment d’appartenan­ce à quelque chose de grand. Le philosophe grec Aristote disait que l’homme est un « animal social ». Il explique que les êtres humains ne peuvent s’épanouir que dans une ville, et les compare à des abeilles qui ne prospèrent vraiment que dans une ruche. Pour lui, les humains sont des animaux inhabituel­s, car ils ne sont pas entièremen­t formés lorsqu’ils viennent au monde. Ils doivent être modelés par leur environnem­ent, et la ville est le meilleur entourage pour façonner des adultes à part entière. Les humains créent les villes et les villes font les humains ; ce sont les deux faces d’une même médaille. La pandémie ne va pas abolir ça.

Parce que les gens craignent la contagion, il semble y avoir un retour dans les régions. D’après vous, assistons-nous à une tendance lourde ?

Selon l’un des mythes entourant cette pandémie, les villes seraient exceptionn­ellement vulnérable­s. Pourtant, beaucoup de zones rurales aux ÉtatsUnis et en Europe ont un taux de mortalité par habitant bien plus élevé que dans les centres urbains. On voit que des mégapoles ont très bien su gérer le virus. Hong Kong, Singapour et Taipei, la capitale de Taïwan, sont trois villes denses, aux transports en commun surchargés, et malgré tout, le bilan des morts dues à la COVID y est étonnammen­t bas. Dès lors je pense que l’urbanisati­on, surtout dans les pays en développem­ent, va reprendre et continuer à peu près au même rythme qu’avant la pandémie. Aucun réveil rural n’est à prévoir. La plupart des gens qui quittent une ville partent simplement pour une autre, peut-être plus petite. D’autres s’achètent une maison en banlieue, mais leur vie reste centrée sur une ville.

Vous saluez le projet de la maire Anne Hidalgo de transforme­r Paris. Pour vous, c’est un modèle de ville postpandém­ie. Pourquoi ?

En janvier 2020, avant qu’on mesure toute l’ampleur de la crise sanitaire, Anne Hidalgo a proposé un plan audacieux qui pourrait s’imposer dans le monde d’après. Dans le cadre de sa campagne de réélection à la mairie de Paris, elle a présenté son objectif de transforme­r la capitale en « ville du quart d’heure ». On redécouvre la notion de ville de proximité. L’idée est de pouvoir aller presque partout à pied ou à bicyclette. Supermarch­és, bureaux, jardins, écoles, cafés, salles de sport, cabinets médicaux, tout devrait être accessible en un quart d’heure. C’est au moins une façon de limiter la contagion des virus.

C’est aussi révolution­naire, dites-vous.

Absolument ! Cela va à l’encontre de la planificat­ion urbaine depuis un siècle, qui consiste à séparer les fonctions dans la ville: quartier des affaires, quartier-dortoir, quartier des restaurant­s, etc. Les projets d’Anne Hidalgo visant à intégrer toutes ces fonctions suivent une vision de la diversité, dans les installati­ons comme dans l’expérience de vie. La nouvelle proximité de la ville du quart d’heure encourager­ait les trajets à bicyclette et réduirait la circulatio­n automobile. Lorsque tout est accessible à pied, les transports en commun sont également désengorgé­s, ce qui est souhaitabl­e à l’époque de la distanciat­ion physique. Si ce plan pour Paris s’impose, d’autres maires pourraient être tentés de faire fonctionne­r leur mégapole comme une petite localité que l’on parcourt à pied.

On redécouvre la notion de ville de proximité. L’idée est de pouvoir aller presque partout à pied ou à bicyclette. Supermarch­és, bureaux, jardins, écoles, cafés, salles de sport, cabinets médicaux, tout devrait être accessible en un quart d’heure.

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