Le mot de la rédactrice en chef
Comme beaucoup d’autres, j’ai sorti mon téléphone pour immortaliser ma première dose de vaccin. Je voulais marquer l’aspect solennel de l’instant. Le prodige scientifique que représentait le contenu de cette fiole, la collaboration internationale l’ayant rendu possible, les investissements publics ayant permis sa production, la logistique colossale pour qu’il arrive à mon bras… Ça méritait bien une photo.
De nombreux autres moments de la dernière année auraient aussi pu passer à la postérité. Ce jour gris de mai 2020 où on est allés récupérer les effets scolaires des enfants, jetés pêle-mêle dans des sacs-poubelles ; ces entretiens d’embauche virtuels qui ont mené au recrutement de collègues que je n’ai encore jamais côtoyés ; ces matins où je marchais dans un centre-ville désert. J’aurais pu croquer en photos ces scènes de la pandémie qui marquera le XXIe siècle… Mais le coeur n’y était pas.
Ce n’est toutefois pas tant pour le souvenir que j’ai pris mon égoportrait à la clinique de vaccination. Je voulais surtout le publier sur les réseaux sociaux, pour participer à ce grand mouvement collectif qui vise à convaincre nos semblables que recevoir le vaccin, c’est la chose à faire.
Différentes études, comme celle menée depuis l’an dernier par Roxane de la Sablonnière à l’Université de Montréal, montrent que même les personnes réfractaires aux mesures sanitaires ont davantage tendance à s’y conformer quand elles perçoivent que ces règles sont devenues une norme sociale. Au début de la campagne de vaccination, certains experts se sont inquiétés de ce que ces égoportraits puissent susciter des sentiments négatifs chez les cohortes non prioritaires, mais cette crainte n’a plus de raison d’être depuis que la population adulte en général est convoquée.
Ce n’est pas d’hier que le pouvoir de l’image est utilisé pour convaincre les gens du bienfondé de la vaccination. En 1956, Elvis Presley, 21 ans, s’est fait immuniser contre la polio au Ed Sullivan Show. La participation du King à la campagne auprès des jeunes, conviennent de nombreux experts, a contribué à faire chuter les cas de 90 % avant la fin de la décennie.
Au Canada, les photos de vaccination ont connu une forte hausse lorsque les membres de la génération X ont été invités à recevoir une injection d’AstraZeneca. Les selfies des X avaient été précédés de ceux d’illustres vaccinés de partout dans le monde, du dalaï-lama à Michelle Obama, en passant par Dolly Parton, Bill Gates, l’astronaute Buzz Aldrin, la légende du soccer Pelé et de nombreux chefs d’État.
Les visages sur ces égoportraits rajeunissent à mesure que les plages horaires s’ouvrent à de nouvelles tranches d’âge, et ce défilé de pouces en l’air et de regards joyeux est un baume pour l’âme. Certains y voient une preuve du narcissisme de notre époque. Je choisis d’y voir la solidarité, la foi en la science, l’engagement envers la société. Se faire vacciner est un acte à la fois personnel et collectif ; on le fait pour soi et pour les autres.
Au moment d’écrire ces lignes, le ministre de la Santé, Christian Dubé, vient d’annoncer que 75 % de la population adulte au Québec a reçu sa première dose ou a pris rendez-vous pour la recevoir. Quand vous me lirez, vous aurez le droit de manger sur la terrasse d’un restaurant et d’inviter vos proches dans la cour. Ce bonheur retrouvé est directement lié à toutes ces manches que l’on relève chaque jour au Québec, au Canada et, souhaitons-le, le plus vite possible dans le monde entier. « Chaque vaccin que nous administrons devrait être une joyeuse célébration de l’espoir », écrivait récemment le journaliste André Picard dans le Globe and Mail. Je ne saurais mieux dire.