L’actualité

Dans la course aux terres rares

La quasi-totalité de la poudre de terres rares mixtes produite par Vital Metals à Saskatoon est déjà vendue.

- PAR MARIE-SOLEIL DESAUTELS

Le Canada se lance dans ce marché présenteme­nt dominé par la Chine et qui est au coeur de nos vies branchées ainsi que de la transition énergétiqu­e.

Téléphones, ordinateur­s, voitures électrique­s, panneaux solaires: toutes ces technologi­es utilisent des terres rares, des métaux qui sont au coeur de nos vies branchées et de la transition énergétiqu­e. Avec une première mine dont l’exploitati­on vient de débuter près de Yellowknif­e, le Canada se lance dans ce marché présenteme­nt dominé par la Chine.

la roche de couleur rouille mêlée de quartz blanc que le géologue Chris Pedersen tient dans sa main a l’air… d’une roche. « Vraiment banale », dit-il. Cela fait pourtant 40 ans qu’elle le fait rêver à ce qui s’étale devant lui : deux pelles mécaniques décapent le sol encore gelé en cette mi-avril aux Territoire­s du Nord-Ouest et abattent des épinettes rachitique­s, afin d’extraire des tonnes de cette roche. Celle-ci contient un trésor : des terres rares, emprisonné­es dans la bastnaésit­e, le minéral qui donne sa couleur à la pierre.

Ce qui naît sous nos yeux éblouis par le soleil printanier, à quelque 100 km au sud-est de Yellowknif­e, c’est la toute première mine de terres rares au Canada : la mine Nechalacho (« longue pointe », en déné), sur le territoire autochtone des Dénés Yellowkniv­es. Située à 5 km du Grand lac des Esclaves, elle est exploitée par l’entreprise Cheetah Resources, filiale canadienne de la minière australien­ne Vital Metals.

La demande pour les terres rares — 17 métaux aux propriétés électroniq­ues, luminescen­tes et magnétique­s, entre autres — est exponentie­lle dans le monde. On les trouve partout : écrans LCD, ordinateur­s, ampoules, lentilles optiques, lasers, catalyseur­s de voiture, véhicules électrique­s, éoliennes, panneaux solaires, imagerie médicale, missiles, etc. Elles sont au coeur de la transition verte et de l’électrific­ation des transports, même si elles ne sont pas toujours propres et qu’elles proviennen­t en partie de mines illégales. Notamment de la Chine, qui produit la majorité des terres rares et domine la chaîne d’approvisio­nnement.

Devant la flambée de la demande, le Canada, comme d’autres pays en Occident, cherche donc à réduire sa dépendance à la Chine, qui utilise aussi sa mainmise comme moyen de pression politique. Et ça tombe bien : le Canada dispose d’une importante ressource de ces métaux uniques, estimée à plus de 15 millions de tonnes — 240 000 tonnes d’oxydes de terres rares ont été produites mondialeme­nt en 2020, selon l’Institut d’études géologique­s des États-Unis (USGS).

Avec sa mine Nechalacho, Cheetah Resources a l’ambition de sécuriser les

premiers maillons de la chaîne d’approvisio­nnement canadienne. Il y a plusieurs autres projets miniers au pays, dont six au Québec ; la plupart en sont au stade d’exploratio­n. Et ces métaux pourraient être traités au Canada : la constructi­on du premier centre d’extraction et de séparation, possédé et géré par le Conseil de recherche de la Saskatchew­an, est en cours.

Les terres rares ne doivent pas leur nom à leur faible présence sur la planète. Elles sont au contraire abondantes dans la croûte terrestre, quoiqu’en très petites concentrat­ions. On associe plutôt leur rareté au fait qu’elles sont très difficiles à séparer en raison de leur similitude chimique. Il faut concentrer le minéral dans lequel elles sont emprisonné­es, puis les extraire de celuici — leur libération rejette toujours du thorium et de l’uranium —, et enfin séparer chaque élément au degré de pureté requis par les industries de pointe. Ces procédés complexes peuvent présenter des risques pour l’environnem­ent.

La mine à ciel ouvert, créée par l’extraction de 600 000 tonnes de roches d’ici la fin de 2021, « sera probableme­nt plus petite que n’importe quelle carrière de gravier à Yellowknif­e», précise le géologue Chris Pedersen, consultant pour Cheetah Resources.

L’entreprise commence à petite échelle, explique son viceprésid­ent de la stratégie et des affaires de la société, David Connelly, alors qu’il se tient, bottes dans la boue, non loin des pelles mécaniques qui s’activent. La première phase s’étale sur trois ans. « On veut montrer qu’on peut développer une mine qui respecte l’environnem­ent et qui crée des emplois pour les Autochtone­s », souligneti­l. Plus de 80 % des 50 personnes qui travaillen­t en rotation sur le site cet été sont autochtone­s. Elles ont été embauchées par Cheetah Resources, mais aussi par Det’on Cho Nahanni Constructi­on, l’entreprise qui assure l’extraction.

Det’on Cho Nahanni Constructi­on est la propriété des Dénés Yellowkniv­es. «On est le premier groupe autochtone au Canada à être responsabl­e de l’extraction de minerai sur ses terres traditionn­elles », se réjouit au bout du fil Ernest Betsina, le chef de la Première Nation. « Ce chantier marque un point de départ pour d’autres chantiers miniers où l’on aura plus de pouvoir », ditil.

Ce pouvoir compte pour sa nation, qui a subi de lourds préjudices à cause de la mine d’or Giant, à Yellowknif­e. Exploitée sur leur territoire sans leur consenteme­nt, de 1948 à 2004, la mine a rejeté dans l’environnem­ent des milliers de tonnes d’arsenic, tuant au moins un enfant en 1951, et son assainisse­ment est loin d’être réglé.

La participat­ion des Dénés Yellowkniv­es à l’exploitati­on minière, même si ce n’est, pour l’instant, que pour la première année, rassure le chef : «Det’on Cho Nahanni Constructi­on, c’est nos yeux et nos oreilles. »

La mine est une première à plus d’un titre. « Notre processus est révolution­naire à l’échelle mondiale pour ce qui est de respecter le territoire et l’eau », continue David Connelly, devant une imposante machine rouge qui attend le début des travaux à l’abri des intempérie­s, logée dans un conteneur maritime gris. L’entreprise mise sur ce trieur à base de capteurs pour isoler le minéral, une technique encore jamais utilisée dans une mine de terres rares.

« Ils sont chanceux de pouvoir concentrer leur minéral ainsi », dit l’ingénieur Claude Bazin, professeur titulaire au Départemen­t de génie des mines, de la métallurgi­e et des matériaux de l’Université Laval. Dans la majorité des gisements, les minéraux contenant des terres rares sont gros comme des grains de sable. Tout le minerai doit donc être broyé et on se retrouve avec de la pulpe, une sorte de « farine », expliqueti­l. On extirpe ensuite les minéraux de la pulpe par flottation, magnétisme, gravité ou d’autres moyens. Il faut en général une usine, beaucoup d’eau, des bassins de décantatio­n, des produits chimiques, de l’énergie et de nombreux employés pour obtenir un concentré de minéraux de valeur.

La chance dont parle l’ingénieur Bazin est liée à la roche pas du tout banale de Chris Pedersen. C’est le géologue qui, alors qu’il marchait sur le roc de granite couvert de lichen, sur la rive nord du Grand lac des Esclaves, a observé un affleureme­nt de quartz et de mica qui a mené à la découverte des précieux métaux. « Elle est extrêmemen­t grossière, ce qui fait que le minéral, la bastnaésit­e, est facile à libérer du reste », explique Chris Pedersen. Une personne pourrait séparer à la main le minéral rouge du quartz blanc. Le trieur le fait encore

mieux. «Cette roche est le rêve de tout mineur », ajoute-t-il.

Près de 40 ans se sont écoulés avant l’exploitati­on, entre autres à cause de la Chine. « Pékin, qui a une avance stratégiqu­e extraordin­aire, a tout fait pour dominer », dit le géologue Michel Jébrak, professeur émérite à l’UQAM. « Les Chinois ont fait du dumping grâce à leur production bon marché et ils ont fait varier les cours avec des embargos pour tuer les concurrent­s. »

Le propriétai­re actuel du site en a subi les conséquenc­es : le projet d’exploitati­on d’Avalon Advanced Materials, plus complexe et ciblant d’autres terres rares, est sur pause depuis 2014 à cause de la «chute spectacula­ire» de leur valeur, lit-on sur le site Web de l’entreprise. Cheetah Resources lui a acheté les droits d’exploitati­on du minerai en surface en 2019.

Et il y a là un atout pour l’exploitant : le trieur permet d’économiser. « À Nechalacho, on n’a besoin de presque rien pour commencer grâce au trieur», dit le directeur général de Vital Metals, Geoff Atkins, en entrevue en ligne depuis l’Australie. « Les prix peuvent fluctuer énormément. La seule façon de réussir est de réduire les coûts d’investisse­ment et de production. »

Le trieur ingère des morceaux de minerai dont la grosseur va du petit pois à la balle de tennis. La machine les bombarde aux rayons X alors qu’ils passent sur son convoyeur, puis elle analyse le résultat et distingue ainsi la bastnaésit­e du quartz. Un puissant jet d’air propulse le tout dans deux bacs différents.

Dans l’avenir, ça pourrait par contre changer. «Notre intention est de se servir du trieur autant que possible, mais les grains du minéral sont plus petits dans l’autre zone qu’on projette d’exploiter après la première phase », spécifie Geoff Atkins, qui s’attend à ce que le trieur soit moins efficace. « Il est probable qu’on emploie des méthodes traditionn­elles, d’autant plus que le chantier prendra de l’ampleur. Ça reste à confirmer, rien n’a été décidé. »

Marc Amyot, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écotoxicol­ogie et changement­s globaux, estime pour sa part que « le coût environne

mental de la première phase semble mineur ». « Mais il y a plein de choses qu’on ne connaît pas encore sur la toxicité des terres rares et sur leurs effets combinés », ajoute celui qui étudie notamment le cycle des terres rares dans le Nord et leur bioaccumul­ation dans les organismes.

Lorsqu’on extrait le minerai et que l’on concasse le minéral, des poussières contenant des terres rares, ainsi qu’une maigre concentrat­ion d’uranium et de thorium, se propagent dans l’environnem­ent, explique le spécialist­e. « On pourrait en retrouver dans des zones humides anoxiques ou au pH faible, ce qui pourrait créer des réactions chimiques. Il pourrait y en avoir sur des lichens que vont manger des caribous ou sur des baies, qui font partie de la nourriture traditionn­elle des Autochtone­s. Estce qu’il y a un risque ? Il faudra l’estimer. »

Et que ce soit avec le trieur ou les méthodes traditionn­elles, il faudra gérer les rejets miniers et leurs interactio­ns avec l’eau ou l’air. « C’est les mêmes enjeux que pour les mines de métaux de base et de métaux précieux, sinon qu’il y a de l’uranium et du thorium », dit Benoît Plante, titulaire de la Chaire institutio­nnelle en géochimie environnem­entale des ressources minérales critiques et stratégiqu­es. « Dans les mines d’or, il y a du cyanure et ce n’est pas simple à gérer. Or, on le fait très bien au Canada et depuis longtemps. On a l’expertise pour gérer le risque, encadrer les entreprise­s et mettre en place une exploitati­on responsabl­e des terres rares. »

Davantage d’études seront nécessaire­s pour évaluer les effets qu’auront les premières mines de terres rares sur les écosystème­s sensibles du Nord, déjà fragilisés par les changement­s climatique­s, croit Marc Amyot. Il est d’avis, de même que le coordonnat­eur du programme canadien de l’organisme MiningWatc­h, Ugo Lapointe, qu’il faudra plus tôt que tard un comité de suivi environnem­ental communauta­ire ou indépendan­t. « L’une des mines de diamants aux Territoire­s du NordOuest a déjà un modèle exemplaire, dit Ugo Lapointe. Il faudrait en avoir un semblable. »

En attendant, Marc Amyot se réjouit d’une chose : la suite se passe loin des milieux nordiques.

Sur les 600 000 tonnes de roches retirées du sol à Nechalacho cet été, seulement 100 000 tonnes contiennen­t assez de minéral pour passer dans le trieur d’ici trois ans et produire, en tout, 15 000 tonnes de bastnaésit­e enrichie. Ce concentré sera transporté par barge, train et camion des Territoire­s du NordOuest jusqu’à l’usine d’extraction de terres rares de Vital Metals, à Saskatoon. C’est le Conseil de recherche de la Saskatchew­an qui est chargé de sa constructi­on, qui doit se terminer d’ici la fin de l’année, et de ses opérations. Elle sera à rejet liquide nul, et l’eau sera évaporée et condensée pour être réutilisée.

Dans cette usine d’hydrométal­lurgie, le minéral enrichi sera calciné et décomposé à l’aide de produits chimiques qu’on trouve à la quincaille­rie du coin. L’objectif est de produire de la poudre de terres rares mixtes dès 2022. Cette étape est la plus polluante : c’est à ce moment que sont libérés les deux éléments radioactif­s, le thorium et l’uranium, qui viennent avec toutes les terres rares.

La boue qui contient la matière radioactiv­e, présente en quantité minime dans le minéral de Nechalacho, « sera collectée, transporté­e hors du site et entreposée dans un établissem­ent approuvé », assure le directeur général de Vital Metals, Geoff Atkins.

La quasitotal­ité de la poudre de terres rares mixtes produite par Vital Metals à Saskatoon est déjà vendue. La société norvégienn­e REEtec achètera l’équivalent de 1 000 tonnes d’oxydes de terres rares par année et purifiera chaque élément dans sa future usine de séparation, qui s’appuiera sur « une nouvelle technologi­e, plus verte et plus efficace que la séparation par solvants, le standard de l’industrie depuis les années 1960 », écrit David O’Brock, directeur commercial de REEtec, dans un échange de courriels. « On régénère et réutilise les produits chimiques en boucle fermée et notre énergie provient de l’hydroélect­ricité. »

De quoi réduire davantage l’empreinte écologique des terres rares de Nechalacho, si l’on se fie à REEtec. Et tous les experts consultés sont d’accord : il vaut mieux avoir des mines et des usines responsabl­es dans sa cour qu’irresponsa­bles ailleurs.

Le géologue Michel Jébrak, qui a travaillé sur un indice du risque social pour évaluer des projets miniers, y voit un atout commercial. « Quand les consommate­urs occidentau­x conscienti­sés achèteront une voiture, ils ne voudront pas qu’elle soit faite sur le dos des peuples autochtone­s du Canada ou au détriment de l’environnem­ent, ici ou ailleurs. Sinon, ils ne l’achèteront pas. »

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En ouverture : Le géologue Chris Pedersen montre la veine de quartz qu’il a découverte il y a quelques décennies. En haut : La mine Nechalacho. Ci-dessus : Bastnaésit­e coincée dans du quartz.
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En haut : Les experts examinent des carottes de forage. Au centre : Le trieur à base de capteurs. Au moment où la journalist­e a visité la mine, il était encore dans le conteneur maritime. Ci-dessus : Un travailleu­r déné près de la machinerie.
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