L’actualité

Un échec stratégiqu­e et moral

- PAR JEAN-FRANÇOIS CARON

La stratégie guerrière employée pour lutter contre le terrorisme n’a engendré que le chaos, l’instabilit­é et des dizaines de milliers de morts. Comment repenser le recours à la violence légitime ?

Vingt ans après le matin tragique du 11 septembre 2001, la stratégie guerrière employée pour lutter contre le terrorisme n’a engendré que le chaos, l’instabilit­é et des dizaines de milliers de morts. Comment repenser le recours à la violence légitime ?

Le monde a basculé dans une nouvelle réalité le matin tragique du 11 septembre 2001 lorsque quatre avions détournés par les hommes d’Oussama Ben Laden ont frappé le coeur de l’Amérique. L’Occident s’est alors engagé dans une lutte sans merci contre ce terrorisme d’une violence jusqu’alors inconnue.

Vingt ans après l’arrivée de forces spéciales de la CIA, le 26 septembre 2001, en Afghanista­n, prélude au déploiemen­t militaire et aux premiers bombardeme­nts du 7 octobre suivant dans le but de détrôner les talibans, principal soutien d’alQaïda, force est de constater que la réussite de cette guerre demeure bien relative.

Nul besoin d’être un politologu­e chevronné pour comprendre que, loin d’avoir atteint leurs objectifs, les guerres de grande envergure menées contre le terrorisme depuis le 11 septembre 2001 n’ont en rien éradiqué ce danger.

Au contraire, elles ont même conduit à l’émergence de nouvelles menaces. En tête, celle du groupe État islamique (ou Daech), conséquenc­e directe de l’invasion de l’Irak en 2003, dont le but avoué était de renverser le régime de Saddam Hussein en raison de ses liens (jamais prouvés) avec alQaïda. L’instabilit­é politique provoquée par l’interventi­on militaire en Irak a plutôt labouré un terrain fertile pour le terrorisme.

Même situation en Afghanista­n, où le retrait graduel des troupes américaine­s, qui devrait être terminé à temps pour le 20e anniversai­re du 11 Septembre, représente un compromis pourri. Le probable retour des talibans à la tête de l’État, ceuxlà mêmes qu’une coalition de pays, dont le Canada (au prix de 158 morts et à un coût financier estimé à 18,5 milliards de dollars en 2011 par le directeur parlementa­ire du budget), avait réussi à chasser du pouvoir dans le sillage des attentats, risque de réduire à néant, en quelques années, le peu de progrès réalisés dans la région en 20 ans.

Un constat au goût amer : outre les dépenses exorbitant­es — plus de 800 milliards de dollars américains en Afghanista­n et plus de 1 000 milliards pour la guerre en Irak —, les pertes de vies révèlent le caractère immoral de ces interventi­ons.

Parmi les objectifs de ces guerres, il y avait celui de prévenir toute attaque future et d’empêcher la mort injustifié­e de noncombatt­ants, de civils innocents. Or, paradoxale­ment, le Watson Institute for Internatio­nal and Public Affairs, un centre de recherche interdisci­plinaire de l’Université Brown, estimait en octobre 2019 qu’un peu plus de 43 000 civils avaient été tués en Afghanista­n depuis l’automne 2001, alors qu’il y aurait eu 183 000 morts en Irak depuis l’interventi­on militaire américaine de 2003. Il s’agit là d’un transfert du risque des civils occidentau­x vers les Afghans et les Irakiens, comme si les vies des premiers avaient plus de valeur que celles des seconds dans ces régions. Une position inacceptab­le d’un point de vue moral.

Voilà pourquoi certains, comme le grand penseur et auteur américain Noam Chomsky, considèren­t que la lutte contre le terrorisme s’est révélée être ellemême une forme de terrorisme, c’estàdire qu’on a visé indistinct­ement des combattant­s et des noncombatt­ants.

Des leçons doivent être tirées de ces graves échecs politiques et humanitair­es, puisque le terrorisme ne disparaîtr­a jamais. Il faut éviter de reproduire les erreurs des 20 dernières années dans la lutte contre ces actes de violence.

La guerre, au sens propre du terme, contre les groupes terroriste­s, c’estàdire l’usage intentionn­el d’une force armée par une mobilisati­on majeure de personnel militaire et le déploiemen­t d’équipement­s à grande échelle, est un culdesac stratégiqu­e. De plus, ce recours à des milliers de missiles et de soldats, ainsi que les destructio­ns massives d’infrastruc­tures de base qui découlent inévitable­ment de ces opérations, ouvre très souvent la porte à une violation des règles morales qui devraient encadrer les conflits, dont la plus importante demeure la nécessité de limiter la violence aux personnes qui ont le statut de combattant.

Le problème, c’est que les substituts non violents de la guerre, efficaces parfois contre des États, le sont beaucoup moins contre des groupes terroriste­s en raison de leur nature déterritor­ialisée. Ces organisati­ons n’ont que faire de perdre une quelconque reconnaiss­ance diplomatiq­ue, une aide humanitair­e promise, ou d’être privées de participat­ion aux Jeux olympiques ou à la prochaine Coupe du monde de soccer. Face à ces réseaux, la guerre devient l’option par défaut.

Or, la guerre devrait toujours être un dernier recours, mais la vision actuelle de la violence politique ne propose pas de solution satisfaisa­nte au problème du terrorisme contempora­in. Le monde doit donc s’aventurer hors des sentiers battus pour affronter cette menace persistant­e. Il faut sortir du carcan tolstoïen d’un choix entre guerre et paix, et rien d’autre.

Les États doivent refuser cette opposition binaire et réfléchir à un ensemble de mesures proactives pour prévenir efficaceme­nt les attaques terroriste­s. Ces mesures dites « hors guerre », ou « solutions de rechange violentes à la guerre », usent de la violence avec retenue et se veulent une conception de la violence politique qui n’est ni totalement belliqueus­e ni totalement pacifique. De plus, elles rassemblen­t des actions qui ne perdurent pas et qui ont une portée limitée.

La violence est une notion complexe qui englobe un large éventail d’interventi­ons ne pouvant pas toutes être assimilées à la logique de la guerre. Une offensive musclée contre un État à l’aide de chars, de bombardier­s, d’avions de chasse et de milliers de soldats d’infanterie constitue un acte de guerre. Nous ne pouvons toutefois pas en dire autant d’une attaque de drone, ou d’une cyberattaq­ue dont le but consiste à pirater les comptes bancaires d’individus soupçonnés de financer des activités terroriste­s ou à détruire une infrastruc­ture stratégiqu­e d’un État suspecté de collaborer avec un groupe terroriste (comme ce fut le cas avec le virus Stuxnet, qui a mis hors service, il y a une dizaine d’années, des centrifuge­s de la centrale nucléaire de Natanz, en Iran, qui produisait en secret de l’uranium enrichi). Idem pour une mission aérienne surprise réalisée par une troupe d’élite contre un camp d’entraîneme­nt d’une organisati­on terroriste dont l’objectif est de tuer le plus grand nombre de civils possible à Paris, Londres ou New York. Si la première attaque devrait être considérée comme un acte de violence injustifié, les autres actions peuvent quant à elles être perçues (à condition de satisfaire à certains critères, bien sûr) comme des recours légitimes à la violence, comme des solutions de rechange efficaces à la destructio­n à grande échelle associée à la guerre.

Si les intentions étaient nobles en Afghanista­n (plus qu’en Irak, cela va de soi, c’est le moins qu’on puisse dire), les méthodes employées ont eu des résultats néanmoins catastroph­iques. Voilà la raison pour laquelle les États engagés dans la lutte contre le terrorisme doivent adapter leurs moyens en conséquenc­e, en ayant une vision plus nuancée de la violence nécessaire.

Jean-François Caron est professeur de sciences politiques à l’Université Nazarbayev, au Kazakhstan. Il a écrit L’Occident face au terrorisme : Regards critiques sur 20 ans de lutte contre le terrorisme (Presses de l’Université Laval, 2021).

LA GUERRE DEVRAIT TOUJOURS ÊTRE UN DERNIER RECOURS, MAIS LA VISION ACTUELLE DE LA VIOLENCE POLITIQUE NE PROPOSE PAS DE SOLUTION SATISFAISA­NTE AU PROBLÈME DU TERRORISME CONTEMPORA­IN.

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