L’actualité

Quels anglicisme­s ?

- PAR JEAN-BENOÎT NADEAU

La chercheuse Shana Poplack pose un regard rafraîchis­sant sur la qualité du français au Québec. Non, dit-elle, notre langue ne s’est pas déformée au contact de l’anglais.

Après des décennies d’analyse, la chercheuse Shana Poplack pose un regard rafraîchis­sant sur la qualité du français au Québec. Non, ditelle, notre langue ne s’est pas déformée au contact de l’anglais.

Les anglicisme­s font toujours beaucoup jaser dans les chaumières francophon­es. « Ils envahissen­t tout », « Ils déforment la langue », « C’est le début de l’assimilati­on ! »

Or, en réalité, il n’en serait rien. « Les anglicisme­s sont rares, ils sont éphémères, ils s’adaptent spontanéme­nt à la structure du français courant et ils ne déforment rien », énumère la professeur­e Shana Poplack, qui a fondé le Laboratoir­e de sociolingu­istique de l’Université d’Ottawa et y étudie les emprunts linguistiq­ues. En une trentaine d’études fouillées, elle déboulonne ce qu’elle qualifie de mythe. « Leur effet est incroyable­ment faible. »

Si l’Office québécois de la langue française a revu ses critères d’acceptabil­ité des anglicisme­s en 2017, c’est en partie grâce aux travaux de cette sommité mondiale. Ayant grandi à New York, elle a découvert la linguistiq­ue pendant ses études en langues et littératur­es romanes à la Sorbonne. Pour son doctorat à l’Université de Pennsylvan­ie, Shana Poplack s’est d’abord intéressée au parler des Portoricai­ns de Philadelph­ie dans les années 1970. Puis elle a déménagé à Ottawa en 1982 pour y ouvrir son laboratoir­e et étudier en profondeur le contact entre deux grandes langues dans une zone urbaine à cheval sur une frontière à la fois linguistiq­ue, géographiq­ue et politique.

« Les linguistes connaissen­t tous ses travaux », dit Rena Torres Cacoullos, professeur­e de linguistiq­ue et d’espagnol à l’Université d’État de Pennsylvan­ie et rédactrice en chef de la revue Language Variation and Change. « Nous avons tous sa carte des quartiers d’Ottawa et de Gatineau dans nos affaires. »

Shana Poplack appuie ses conclusion­s sur 40 années de travail à partir de corpus de données très détaillées. Le coeur de son oeuvre repose sur des centaines d’heures de conversati­ons avec 120 interlocut­eurs ontariens et québécois de la zone d’OttawaGati­neau choisis au hasard. Les retranscri­ptions, décortiqué­es puis vérifiées plusieurs fois, ont été analysées en long, en large et en travers, en fonction d’un système de pondératio­n situant chaque locuteur selon son degré de bilinguism­e, d’éducation et de connaissan­ce du français.

Aux fins de comparaiso­n et d’analyse, son équipe a étudié le parler de 166 autres Québécois, en plus de se pencher sur les enregistre­ments des « récits du français québécois d’autrefois » recueillis par l’historien Jacques Lacoursièr­e auprès de 37 personnes nées entre 1846 et 1895. Elle a aussi monté un répertoire de 163 grammaires du français publiées entre 1530 et 1998. Et quelques douzaines de doctorants étrangers lui ont constitué une banque de données sur 16 paires de langues — anglaistam­oul, anglaisukr­ainien, françaisar­abe tunisien, etc. — afin de lui apporter d’autres comparaiso­ns pour qu’elle puisse raffiner ses observatio­ns.

Ce que l’on appelle « anglicisme » est un fourretout qui recoupe trois concepts distincts. La phrase «J’ai “watché” mon blogue hier soir while eating cookies » comprend un anglicisme spontané («watché») et un anglicisme établi (blogue). Quant à « while eating cookies », il s’agit plutôt d’une « alternance codique », qui est la juxtaposit­ion d’une séquence d’anglais. Ce sont ces trois concepts — emprunt spontané ou établi et alternance codique — que Shana Poplack examine.

Ainsi, sur les 3,5 millions de termes inventorié­s dans son corpus, l’incidence des emprunts se chiffre à moins de 1 % des mots employés. Et sur ce total, seulement 7 % — donc 7 % de 1 %, ou 0,07 % — sont des anglicisme­s spontanés. De plus, 96 % de ces emprunts se conforment à la grammaire et à la syntaxe françaises. Les verbes sont tous conjugués au premier groupe, comme le verbe « aimer ».

« La grosse découverte a été la forte résistance de la langue d’accueil», dit Nathalie Dion, coordonnat­rice de recherche au Laboratoir­e de sociolingu­istique, où elle travaille depuis 18 ans. Ce qui est en jeu, expliquete­lle, ce sont les « règles implicites » de la langue, que chacun connaît avant même la maternelle. Elle cite le cas de « j’ai “watché” ». Le passé simple étant usuel en anglais, l’anglicisme spontané devrait logiquemen­t transférer le verbe au passé simple (« je “watchai”). Or, en français, ce temps de verbe relève davantage du style littéraire ; le locuteur va plutôt se conformer à la règle implicite du français et produire un passé composé (« j’ai “watché” »). « C’est donc la langue réceptrice qui change les mots, dit Nathalie Dion, pas le contraire. »

Mais pourquoi les anglicisme­s ? La réponse des sociolingu­istes à cette question est bien simple : « Pourquoi pas ? » « Toutes les langues empruntent des mots à d’autres, toujours, tout le temps, et c’est normal parce qu’une langue pure, ça n’existe pas », explique Julie Auger, sociolingu­iste à l’Université de Montréal. Chaque personne a ses motifs, qui peuvent être le style, la citation, la néologie, le snobisme ou l’ignorance, mais il existe des tendances lourdes. «À la Renaissanc­e, c’était les italianism­es. Il y a eu l’époque des germanisme­s. Et là, c’est l’époque des anglicisme­s — pour toutes les langues. »

Surtout concentrée sur le combien et le comment, Shana Poplack cherche ardemment la preuve du danger suprême des anglicisme­s : leur pouvoir de transforme­r la langue. Le cas fréquemmen­t cité est « la fille que je sors avec ». Or, l’examen des vieilles grammaires fait ressortir que la structure en «avec» est en réalité une forme vernaculai­re condamnée par les grammairie­ns du XVIIe siècle. «Ce que l’on condamne comme le grand épouvantai­l de l’anglicisme est une forme ancienne du français qui résiste à des siècles d’école », dit Shana Poplack.

Sa troisième découverte majeure concerne les alternance­s codiques, où l’on juxtapose des séquences de français et d’anglais. Alors que les anglicisme­s représente­nt 1 % des mots prononcés, les alternance­s ne comptent que pour 0,08 % — soit 12 fois moins. « Shana a montré que ce sont les plus bilingues qui font les alternance­s les plus subtiles, à l’intérieur de la phrase, sans altérer la grammaire des deux langues », dit Julie Auger.

Si les anglicisme­s ont si peu d’effet sur le français, d’où vient l’impression du contraire? La réponse tient à la sociologie, à la politique et au purisme.

Les sociolingu­istes connaissen­t bien la notion de «perception catégoriqu­e », par laquelle un auditeur tend à grossir une perception d’un phénomène langagier qui lui déplaît au point que le phénomène lui semble systématiq­ue, alors que son usage est variable, sinon rare. Or, justement, Shana Poplack a observé que les anglicisme­s qui dérangent sont ceux qui sont prononcés à l’anglaise, alors que les autres passent presque inaperçus. « Mais l’accent, ditelle, c’est la partie la plus superficie­lle de la langue. »

Le discours politique va souvent décrier l’anglicisme comme le cheval de Troie de l’assimilati­on. « Ça n’a rien à voir, soutient Shana Poplack. L’assimilati­on se passe quand une personne arrête d’utiliser le français. »

Le purisme est l’autre grand contempteu­r de l’anglicisme, mais ce rejet cadre avec la vieille bataille féroce entre le parler populaire (jugé vulgaire) et la norme ( jugée pure). « La critique des anglicisme­s s’inscrit dans la stigmatisa­tion de la forme populaire », explique Rena Torres Cacoullos, qui observe la même chose dans l’anglais et l’espagnol.

Si vous voulez réellement faire fâcher Shana Poplack, vous n’avez qu’à lui dire que les anglicisme­s sont le signe d’un français dégradé, corrompu, vil — bref, d’une « semilangue ». Le côté « socio » de la linguiste monte tout de suite au créneau. « Il y a un complot des bienparlan­ts où la langue devient une arme pour exclure les minorités ou les moins instruits, ditelle. En réalité, même les meilleurs professeur­s, quand ils parlent, utilisent un français très différent de celui qu’ils enseignent, et c’est ce langage vernaculai­re, assez constant dans l’histoire, qui constitue le vrai fond linguistiq­ue des francophon­es. Les anglicisme­s làdedans ne sont rien de plus que le résultat du processus naturel de contact entre les langues. »

LES ANGLICISME­S QUI DÉRANGENT SONT CEUX QUI SONT PRONONCÉS À L’ANGLAISE, ALORS QUE LES AUTRES PASSENT PRESQUE INAPERÇUS.

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